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Quand voguaient les rigues sur le Rhône…

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Oncle Paul s’intéresse aux mariniers et à la navigation fluviale sur le haut-Rhône

L’aventure commence à Seyssel, une petite ville située au Nord du lac du Bourget, sur les bords du Rhône. Depuis le Moyen-Age, Seyssel a toujours été un centre commercial actif. Il faut dire que la bourgade possède un pied côté France, un pied côté Savoie ce qui offre d’intéressantes perspectives commerciales. Depuis que Savoyards et Dauphinois ont fini de se crêper le chignon, l’histoire locale est relativement calme, ce qui explique aussi la prospérité de la petite cité. Pour les besoins de l’histoire, nous ferons appel à un personnage totalement fictif, Simon Chenaz. Il est toujours plaisant qu’une aventure aie un héros, et puis, des « Simon Chenaz », il y en a eu sans doute des centaines au cours du XIXème siècle, car la navigation fluviale était une source d’emploi importante dans cette région du Bugey. Un coup d’œil à la carte jointe sera peut-être nécessaire pour les lecteurs qui ne sont pas familiarisés avec la géographie rhodanienne. Dans les chantiers de Seyssel et du village voisin d’Artemare, les menuisiers assemblent, à l’aide de bois flottés descendus du Jura, épicéa, pin ou chêne, l’une de ces barques à fond plat qui constituent le moyen de transport privilégié sur le fleuve. Selon leur taille et leur forme, leur nom varie : barcots, ratamares, sapines… les rigues sont les plus célèbres ; construites à Seyssel, on les nomme parfois sisselande ; mais lorsqu’elles proviennent du village voisin, Artemare, on les baptise alors « ratamare »  !

Le Rhône est difficilement navigable : fort courant, fonds irréguliers, nombreux passages en tresses (le cours principal se divise en multiples branches dans lesquelles le tirant d’eau est fort aléatoire). C’est un maître exigeant qui impose de sévères contraintes aux charpentiers : le fond plat est de rigueur ; l’assemblage se doit d’être particulièrement robuste ; il faut prévoir une armature solide pour pouvoir arrimer efficacement l’arboustier, ce petit mât sur lequel est fixé le câble de halage ; un gouvernail de grande dimension, l’empeinte, doit permettre des manœuvres particulièrement serrées entre les nombreux écueils. La plupart de ces embarcations seront démontées à leur arrivée à Lyon et il ne faut pas non plus que le temps consacré à leur assemblage soit trop long.

La rigue dont nous allons suivre un temps la vie mouvementée est en cours d’achèvement sur le port de Seyssel.

Son futur capitaine, le prouvier Simon Chenaz contemple d’un œil à la fois critique et admiratif la grande barque à laquelle l’équipe de menuisiers est en train de mettre la dernière main. L’embarcation est plutôt élégante avec ses deux extrémités relevées… Elle doit mesurer environ 40 mètres de long sur 6 de large, comme celle du Père Davoz sur laquelle il a fait son voyage précédent. Des dizaines de bateaux réputés sont déjà sortis de ce petit atelier. Personne ne sait exactement quand il a été fondé. Les charpentiers de bateau se transmettent leur savoir depuis la nuit des temps. Les anciens disent qu’à Seyssel on construisait déjà des rigues à la fin du Moyen-Âge.

Dans un moment, Simon donnera la main aux hommes pour faire glisser la grande barque sur un lit de rondins jusqu’au fleuve. Il observe les détails de l’assemblage avec attention car il sait que c’est à cet esquif qu’il va confier sa vie dans les jours à venir. Entreposée sur le quai, la rigue paraît indestructible ; entraînée par les flots parfois tumultueux du fleuve, elle évoque plutôt un fétu de paille ! Pendant que les apprentis vérifient une dernière fois les assemblages et les joints, il se remémore les incidents qui ont pu marquer ses nombreuses descentes du fleuve. Combien en a-t-il a son actif déjà ? Cent, deux cents ? Il ne les a jamais comptées. Ce dont il est sûr c’est qu’il n’avait pas quinze ans quand son père l’a embarqué pour la première fois, au grand dam de sa mère. Mais il fallait bien quelqu’un pour remplacer l’aîné, mort noyé dans les eaux tumultueuses, lorsque son embarcation surchargée de pierres avait bronqué contre une des piles du pont Morand à Lyon. Lorsque ses compagnons s’étaient aperçu qu’il n’était plus à son poste, à bord, c’était déjà trop tard. Après la fonte des neiges, l’eau du fleuve est glaciale et ne pardonne pas. Quant au patron, il a sans doute eu plus de chagrin pour la perte d’une partie de son chargement que pour celle d’un marinier. Il faut dire que la vie d’un homme ne comptait guère. Un marinier noyé, un autre prenait sa place. On pleurait mais la vie continuait car on n’avait pas le choix… La situation ne s’est pas améliorée, bien au contraire. Les patrons n’embauchent plus car ils savent que les voies de chemin de fer en construction vont leur faire une rude concurrence… Des mariniers qui cherchent l’embauche, ils sont bientôt plus nombreux que ceux qui naviguent…

Mieux vaut en tout cas faire la descente sur une rigue que sur un radeau. Ces derniers, simple assemblage de troncs de sapin avec des liens en châtaignier ou en noisetier, sont conçus pour n’effectuer qu’un aller simple. Une fois rendus sur les quais de Lyon et déchargés, ils sont désassemblés et leur bois est vendu pour la charpente… quand les bateliers ont réussi à les faire arriver à bon port ce qui n’est pas toujours le cas. Les rigues, elles, sont conçues pour durer. Elles font l’aller… et le retour, mais pas à la même vitesse. La descente du fleuve demande seulement deux journées de navigation ; le retour nécessite jusqu’à trois semaines et il est peu rentable de l’envisager. La quantité de marchandises que l’on transporte depuis Lyon est trop réduite ; les efforts à accomplir sont trop importants. Pour remonter le courant, les barques doivent être halées par tout un équipage de chevaux de trait guidés par des hommes (les « culs de piaux » dans le langage des mariniers). Pour rentabiliser le voyage, on embarque quelques marchandises qui prendront ensuite la direction du Duché de Savoie. Le chargement au retour n’est pas aussi pesant que les lourds blocs de pierre que l’on a convoyés jusqu’à Lyon pour les belles bâtisses bourgeoises. Les rigues hâlées à contre-courant sont parfois encordées les unes aux autres et c’est alors un équipage imposant qui préside à la manœuvre sur le chemin de halage. Ce n’est pas un, mais plusieurs coubles (quadriges de chevaux) qui sont nécessaires.

Le soleil est bas à l’horizon lorsque Simon se décide à quitter le fleuve et à remonter vers son logis. Pour l’heure il est temps qu’il partage la soupe avec son épouse et ses deux marmots. Le lendemain, il faudra se lever à l’aube, pour veiller au chargement dans les carrières. La journée commence par une messe et par la bénédiction des équipages.  Il n’est pas question que les mariniers embarquent sans ce rituel qui leur permet de bénéficier de la bénédiction de Saint-Nicolas… L’épreuve est suffisamment dure comme cela ; inutile de tenter le diable. La rigue a passé la nuit à flot, amarrée au quai, et il n’y a pas de problème à signaler. Sitôt la messe dite, l’embarcation fait ses premières armes sur le fleuve, jusqu’au quai de chargement. Simon est à la barre jusqu’aux carrières de Sainte Foy. Le bateau est solidement amarré et les lourds blocs de pierre sont acheminés à bord. Les carriers utilisent traineaux et treuils pour arriver à leurs fins. Il faudra la journée entière pour charger la rigue convenablement. Depuis qu’il est devenu « prouvier », Simon est dispensé de participer à cette corvée, mais il est dans son intérêt, à lui aussi, de veiller à l’équilibrage du chargement.

Le « vrai » départ n’a donc lieu que le lendemain, au petit matin. Même si les jours sont longs en ce mois de juin 1851, mieux vaut bénéficier du meilleur éclairage pour naviguer. Les amarres sont larguées et la première des barques se détache du rivage pour cheminer dans l’étroit canal navigable au centre du fleuve. Le courant est vif et le talent du pilote seul permet d’éviter que l’embarcation ne se mette en travers, ce qui entrainerait un naufrage immédiat. Les berges défilent rapidement et le paysage change sans cesse. Le fleuve contourne les montagnes du Bugey. Les villages se succèdent tout au long du rivage : Chanaz, Yenne, Brégnier-Cordon, Groslée… Dans le défilé de La Balme, les rapides de Yenne constituent la première épreuve de la journée. Après cela, le Rhône s’assagit un peu, mais gare à celui qui se laisse bercer par le roulis du bateau ! Peu de temps après le franchissement du pont de Groslée, les rapides de Sault Brenaz sont en vue. Ils sont difficiles à franchir. La passe, marquée par deux gros rochers, est à peine plus large que la rigue : le fond rocheux du fleuve à cet endroit ne laisse qu’un chenal étroit d’environ 6 m. Un autre pilote expérimenté, habitant du village, Gaspard Mettaz, est venu prêter main forte à Simon. Il l’accompagnera jusqu’au confluent avec l’Ain, autre épreuve redoutable pour les mariniers. La rivière d’Ain s’étale paresseusement et joue à changer de cours dans une maille particulièrement sinueuse.

La rigue arrive enfin à Lyon, au Pont Morand, en fin de journée, quarante-huit heures après sont départ. Simon est fourbu, mais le travail est accompli. Il sait qu’il n’a à attendre aucune gratitude particulière de son patron. C’est l’habitude. Le retard vaut reproche. Le travail ponctuel, bien fait, c’est la règle, un point c’est tout. Une fois la rigue déchargée, dans deux jours, elle remontera sur Seyssel pour être chargée à nouveau. Elle est neuve et peut encore faire de l’usage. Tant que la voie de chemin de fer qui se construit sur la rive du Rhône n’est pas achevée, Simon sait qu’il aura de l’ouvrage. Il ne prend pas trop au sérieux cette histoire de transport sur le rail. Quel monstre mécanique pourrait rivaliser avec sa « rigue » et ses deux cent tonnes de belle pierre blanche de Seyssel ? Il y a quelques années, c’étaient les bateaux à vapeur qui devaient lui voler son emploi. Une première liaison entre Lyon et Aix-les-Bains a bien eu lieu en août 1838, mais elle n’a pas eu d’incidence sur le trafic marchandises. Les pierres, les pommes de Seyssel, le vin blanc de Chautagne, continuent à descendre sur les barques. Les lourds bateaux à roue à aube  sont trop difficiles à manier et réservés au trafic des voyageurs. C’est que, pardi, le Haut-Rhône n’est guère comparable au Mississipi des Amériques. Le danger du rail est par contre bien réel.

Pauvre Simon ! Il ne sait pas encore que d’ici quelques années, lui-même, s’il est encore vivant, ainsi que la plupart de ses compagnons, se retrouveront au chômage. Ce n’est pas une, mais deux voies ferrées qui entrent en service à la fin du siècle et qui raflent la totalité ou presque de la mise. De 1886 à 1890, le trafic fluvial annuel passe de 250 000 à 100 000 tonnes. Le train privilégie le développement de l’une des berges au détriment de l’autre. Ainsi, les carrières de Sainte-Foy, situées du mauvais côté du fleuve, péricliteront dans la foulée. L’âge d’or des mariniers sur le Rhône est sur le point de se terminer. Pourtant, depuis l’époque romaine, que de pierres monumentales ont été ainsi charriées sur le fleuve aux humeurs imprévisibles !

Notes complémentaires – Cette chronique m’a été inspirée par une animation estivale passionnante organisée au début du mois de juillet, dans le village de Sault-Brénaz, au bord du Rhône, par la Maison du Patrimoine de Hyères sur Amby, et le musée de la pierre de Montalieu… Le vocabulaire particulier aux mariniers que j’ai utilisé à plusieurs reprises dans ce texte provient en grande partie du « dictionnaire de navigation fluvial » figurant dans les rubriques du projet Babel. Si l’étude de notre langue et de ses particularismes vous intéresse, je vous invite grandement à vous y reporter. J’apprécie beaucoup la devise de ce site et je me permets de la reprendre à mon compte : « un savoir non partagé est une coffre-fort dans le désert ! » Remarquable travail de collecte effectué principalement par Charles Berg. J’espère de mon côté ne pas avoir commis trop d’erreurs « historiques ». Merci, en tout cas, de me les signaler ; ces chroniques sont évolutives !

Illustrations : la photo n°1 provient du site de la Maison du Haut-Rhône à Seyssel. Le modèle réduit est présenté dans le cadre d’une exposition consacrée à la batellerie au pays de Seyssel (jusqu’au 31/12/2012). Les photos 3 et 4 proviennent des archives de l’auteur. La photo n°5 provient des collections de la bibliothèque municipale de Lyon et présente une vue ancienne du pont Morand. Au fond à droite, on aperçoit de grandes barques à fond plat le long du quai de déchargement. la photo numéro 6, également le pont Morand, plus récente, provient de la base de données Wikipedia.

 

 

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