Partons à la rencontre des paysans goutsouls dans la campagne des Carpates ukrainiennes… Les pré-Carpates et les Carpates ukrainiennes sont une région ancrée dans les traditions comme dans le pays Goutsoul dont les modes de vie, les habitats et les coutumes reflètent l’Ukraine profonde.
Verkhovina dans les Carpates
Entre les collines des pré-Carpates coulent des rivières, tentantes par la température estivale. Nous croisons des gamins revenant du bain. L’hiver, tout est blanc ici, les routes verglacées sont impraticables sauf aux 4×4 et aux chevaux. On vient parfois depuis Kiev y faire du ski de fond avec ses amis. Nous passons le col Vorodkha à 1013 m ; ce n’est pas si haut mais le climat est continental. Après le col, la route sinueuse nous conduit à un petit village. Cette fois-ci, plus un Russe : nous sommes dans l’Ukraine profonde. Sur la route, insouciant, le tee-shirt rouge relevé derrière le cou, la poitrine offerte au soleil de fin d’après-midi, une plaque de métal doré lui battant le col au bout d’une chaîne, un gamin d’une dizaine d’année conduit sa vache vers l’étable. Elle s’est gavée d’herbe toute la journée, et lui de soleil ; peut-être a-t-il pris un bain dans un ruisseau, au plus fort du jour ?
Nous voici donc à Verkhovina, plus grand qu’il a l’air au fond puisqu’il contient un hôpital, un sanatorium – et quand même 5400 habitants. Mais les habitants sont dispersés en hameaux un peu partout dans la montagne. Le paysage est vert, riant, gras comme celui des Alpes suisses. Nous logeons en deux maisons particulières qui louent des chambres en gîte. La mienne est un chalet en bois très neuf et décoré de rideaux à froufrous et de lustres kitsch dans le style ‘nouveau riche’ des pays qui ont manqué.
Je suis accueilli par un 14 ans en short vert et par un 7 ans vif en débardeur, les fils du propriétaire. Ils m’indiquent la douche dans la maison familiale, le gîte nouveau n’en étant pas équipé. Les petits de la maison voisine sont excités de nous voir attablés, ayant appris que nous sommes étrangers. Les plus de dix ans remontent encore de la rivière, s’y étant plongé une partie de l’après-midi. L’un d’eux a son pantalon coupé mouillé jusqu’en haut des cuisses. Il porte sur l’épaule cinq ou six poissons gluants attachés par la gueule qui lui battent parfois la peau.
Le crépuscule monte déjà et, avec le soleil qui se cache, la fraîcheur. Nous sommes dans le pays Goutsoul, ethnie très connue au Canada où une importante émigration a fait souche depuis 1917. A la table du dîner, servie dehors face aux montagnes que nous allons arpenter dès demain, quatre musiciens viennent nous jouer des airs traditionnels. L’un d’eux, le chef d’orchestre, joue lui-même avec virtuosité de pas moins de quinze instruments : plusieurs flûtes, tambours, crécelle, xylophone et harpe plate appelée « tsimbala ».
Le plat typique goutsoul est la « banoche » accompagné de son fromage « brinza ». C’est une simple polenta nageant dans le beurre assaisonnée d’une sorte de parmesan – le tout, fait pour les travaux des champs, colmate rudement. Le musicien en chef termine le récital par un biniou goutsoul fait de la peau d’une chèvre entière. L’instrument dit « hein ! » d’une voix de nez à chaque fois que le musicien reprend son souffle. Une pastèque apaise le palais avant d’aller dormir.
Le minibus nous emmène sur l’autre versant de la montagne. Le chemin empierré est vite barré par un madrier et il nous commençons la randonnée. Notre guide local se prénomme Vassili. C’est un grand mâle chauve au coffre impressionnant et un peu brut. Il nous fait aussitôt « un discours », à la manière fleuve qui plaisait tant aux soviétiques de la génération d’avant. Il nous déballe (en Ukrainien traduit par Natacha) toute une série de poncifs et de préjugés sur les Occidentaux – qu’il dit avoir très peu eu l’occasion de fréquenter. Il est « guide de montagne et secouriste, bien que pas d’ethnie goutsoul. » Il en « parle un peu la langue et ressemble à un Goutsoul », nous répète-t-il. Ces faits ont l’air important dans cette région reculée.
Si Vassili est « habitué aux groupes de randonneurs et de montagnards russes et ukrainiens, très rares sont les groupes occidentaux qu’il a guidés », ici ou ailleurs. Lui-même n’est jamais sorti d’Ukraine. C’est dire s’il nous voit selon la caricature en vigueur à l’ère soviétique. Il nous le dit : « vous, Occidentaux, êtes égoïstes et très individualistes ; vous n’attendez jamais les autres mais cherchez à être toujours devant, les premiers partout, pour gagner. Chez nous, ce n’est pas comme cela que ça marche ; nous sommes plus collectifs, le groupe attend les autres. » Belle envolée qui fait sourire, même les Américains de caricature ne sont pas ainsi, sauf certains adolescents peut-être, et surtout dans les films.
Nous partons dans un paysage alpestre, très arrosé et très vert, mollement ondulé, qui rappelle la Suisse. De petites fermes en bois s’élèvent proprement au milieu des prés. Les plus traditionnelles ont un toit de planches ; les plus belles, récemment refaites par des fils partis à la ville, arborent un toit de zinc, décoré au repoussé, du plus bel effet au soleil. Des vaches broutent tranquillement, nous regardant de leurs bons yeux. Des cochons, parqués près d’une ferme, grognent avec appétit, croyant que nous leur apportons leur pitance. Un matou roux et blanc, campé sur ses pattes de devant bien alignées, comme au garde à vous, nous jette un regard dur. En montagne, on ne rigole pas.
Trois enfants blonds nous accueillent alors que nous passons près de leur fermette. Ivan est le garçon, blond blanc, 4 ans peut-être, en slip et pieds nus, un tee-shirt déchiré sous les bras l’abritant plus du soleil que d’une éventuelle fraîcheur. Sa mère l’a surtout protégé d’une icône en plastique de la Vierge, pendue autour du cou par un long lacet.
Galina est sa grande sœur, déjà jolie malgré ses 7 ans maigrelets. Elle court se changer pour passer une robe rouge à pois blancs, volants et bavette blanche ; elle veut se faire belle, comme toutes les filles d’Ukraine à l’ère postsoviétique. Elle porte déjà de petites boucles d’oreille. Elle est « krassiva », ce qui signifie belle et rouge à la fois. Est beau en langue russe tout ce qui émet de la lumière, une conception toute médiévale des couleurs (comme l’a noté Pastoureau). La toute petite dernière, qui marche à peine, se prénomme Malika. Nous passons un quart d’heure avec eux et avec la famille venue nous voir. Le garçon s’est assis sur un amas de rondins, très petit mâle déjà. Son oncle, vieux garçon de sans doute pas 30 ans, n’a guère dû quitter la ferme dans son existence. Il porte deux pantalons l’un sur l’autre, plusieurs chemises et sent très fort. L’eau ne doit pas être sa copine.
Nous poursuivons le chemin, entrons dans la forêt sur les pentes, pour accéder au plateau vers 1100 m. Les pins ont le tronc droit des forêts d’Allemagne ; entre ces piliers, je m’attends à voir surgir Siegfried sur son destrier, comme dans le film de Fritz Lang. La lumière découpe les aiguilles des conifères tels des cristaux de glace d’un vert doré. D’en haut, nous avons un panorama étendu sur les alpages. Au fond s’élève la chaîne des Montagnes Noires. Le Goverla est le sommet le plus élevé d’Ukraine ; le Hora Hoverla culmine en face de nous, au loin, à 2061 m. Un autre sommet porte à son pic un petit bâtiment. Il s’agit du Pipevan, second sommet le plus élevé du pays. Il est surmonté d’une bâtisse, construite après la première guerre mondiale par les Français et les Polonais, pour servir d’observatoire astronomique. Les Français avaient même importé du liège d’Afrique du nord pour l’isoler du froid, nous instruit Vassili. Toute cette région ouest de l’Ukraine était polonaise jusqu’en 1945. Détruit durant la seconde guerre mondiale, le bâtiment sert aujourd’hui de refuge aux touristes montagnards.
Sauf la pente raide en forêt, mais qui ne dure qu’une demi-heure, le chemin est moins dur qu’annoncé ce matin par l’inénarrable Vassili. Une fois le plateau des bergers atteints, nous nous contentons de suivre le chemin de crête en bord de forêt parmi la montagne dite « Dzembronia ». Nous n’y croisons que des vaches, des chèvres et des chevaux. L’Ukraine était connue depuis Hérodote pour ses troupeaux de chevaux sauvages, les tarpans. Ils vivaient en petits groupes composés de juments accompagnées des poulains et de quelques étalons. Au printemps, le plus fort des étalons chassait les autres et restait propriétaire du harem. Trop chassé, le cheval tarpan disparut vers la fin du 19ème siècle. N’en subsistent que quelques ossements dans une collection ex-soviétique.
Vassili, « à la russe », nous commande de nous arrêter sur le bord du chemin pour prendre le pique-nique. Nous contestons, « à l’occidentale » : l’endroit n’est guère attrayant, semé de cailloux. Plus bas, sous les arbres, ce serait sans doute meilleur. Étonné, mais prêt à essayer, Vassili trouve un endroit très en contrebas, loin du chemin, sous les arbres pour l’ombre et sur l’herbe pour le confort. Cela ne serait pas venu à son esprit, mais il apprend.
Maisons typique du pays goutsoul
Après le monastère, nous reprenons le chemin, mais à travers bois sur la pente. Nous n’allons pas très loin, vers une maison goutsoul bâtie en 1953 juste après la mort de Staline. Pourquoi nous précise-t-on ce détail ? Parce que la taille de cette maison aurait fait accuser ses occupants de « tendances bourgeoises » sous le Vieux, et qu’il valait mieux se méfier. La ferme est entourée d’un chien à niche, d’une luge pour transporter le bois l’hiver et d’une charrette à quatre roues, la télègue typique des plaines russes qui tient dans la neige et la boue. Le chien, qui aime à garder, se tient au-dessus de sa niche et non pas à l’entrée. Sa chaîne ne lui permet pas d’aller bien loin et son rôle est surtout d’aboyer devant tout ce qui lui paraît étrange. Nous qui sommes étrangers, avons droit à dix bonnes minutes d’alerte avant que, rien ne se passant, le chien considère que nous faisons partie du paysage.
La famille actuelle accueille des peintres du coin, dont certains sont titulaires d’État, vivant d’une subvention officielle. Les tableaux sont exposés aux murs de la pièce d’entrée qui sert de réception. C’est du naïf aux couleurs acides et aux traits peu sûrs. Elles ont un air riant, optimiste, « populaire », tout ce qu’on aimait au temps du kitsch viennois ou du « réalisme socialiste ». Une campagnarde aux joues rondes, la fille de la propriétaire, nous accueille par une distribution de yaourt à la louche dans des verres. Il est le produit de ses vaches, fort nombreuses alentour. L’herbe que nous avons foulée se retrouve dans notre gosier, distillée par les braves ruminants.
Sur la droite de cette vaste demeure se trouvent la cuisine et la pièce d’apparat qui sert parfois de chambre. Elle s’ouvre sur un balcon qui longe toute une façade. Le poêle de la pièce est partagé avec la cuisine, le fourneau étant sur l’autre face. Sur la gauche de l’entrée s’ouvrent la laiterie et d’autres pièces sur l’arrière.
Les propriétaires actuels ont vendu du bétail en 1953 pour acheter les troncs d’arbre pour bâtir. Aujourd’hui, ce ne serait plus possible nous dit-on, le prix du bois a grimpé bien plus vite que le prix de la viande sur pied. La terre reste propriété d’État, seul le droit d’usage (comme de bâtir une maison) est concédé pour 99 ans. Il n’y a donc pas à acheter le terrain, c’est déjà ça. Le calcul du niveau de vie par rapport aux salaires doit tenir compte de cette particularité pour être équitable.
Un chat tigré affamé qui vient nous solliciter se régale du pâté « de rat » dont le goût de poisson lui plaît. Nous avons failli en avoir chacun une boite en guise de pique-nique ce midi : les rations sont préparées par Vassili qui adore ça. Natacha nous apprend un proverbe local : « l’Ukraine se trouve aussi loin de l’Europe qu’un cochon du ciel. » C’est vrai qu’il y a du chemin à faire mais l’optimisme des habitants (qui change des frilosités de chez nous) est très encourageant. Je ne trouve pas mauvais ce pâté (qui est en fait du hareng) malgré sa couleur grisâtre vraiment peu appétissante, mais il donne soif et j’aime aussi les chats. Comme saint Martin son manteau, je partage ma boite avec le pauvre félin. Nous déjeunons sur la table car il s’est remis à pleuvoir dehors.
Lorsque nous reprenons le chemin, il pleut toujours mais finement. La voie n’est pas trop en hauts et bas cet après-midi, plutôt piste de 4×4 que de quatre pattes comme hier. Nous passons par les prés fleuris qui donne ce spectacle du foin mis à sécher autour d’un piquet de bois, si joli sur les « cartes postales ». Nous sommes à 1039 m d’altitude. Nous voyons d’un côté Verkhovina et de l’autre le refuge où nous avons dormi hier. Le temps est gris, nuageux, ponctué d’averses intermittentes.
Une autre ferme goutsoul se présente à la visite. Bien que ce mercredi soit « jour de fête » ici (il semble y en avoir souvent), nous trouvons les trois fermiers bourrés à la vodka. Un cadavre de bouteille est couché sur la table extérieure, voisinant avec quelques bières, tandis qu’un autre est à demi vidé. Autour du liquide, quelques tranches de pain noir, des cornichons au sel en bocal et un peu de fromage sur assiette servent à faire passer. La ferme n’est plus habitable et les trois hommes sont en train de monter le poêle intérieur pour cet hiver. Ils doivent encore coller les carreaux décorés de scènes de travail sur les briques maçonnées. Ces carreaux sont une production goutsoul typique, nous dit Natacha. Les plus grands poêles racontent toute l’histoire du peuple sur leurs carreaux juxtaposés.
Un cheval à l’attache médite sur le pré qui lui fait face ; sa longe est volontairement trop courte pour qu’il ne s’alourdisse pas d’herbe. Toute une lessive de chaussettes sèche sur la palissade qui borde un bâtiment bas, en face du corps de ferme. Comme partout ailleurs, la fenêtre est décorée d’un vase avec quelques fleurs séchées entouré de rideaux de dentelles. Deux chiens veillent sur cet atelier de célibataires. L’un des trois hommes vient nous serrer la main, jovial. Il nous demande, la langue épaisse, qui nous sommes et d’où nous venons ; je ne sais s’il a compris mon russe.
Nous repartons sous le ciel obstinément gris. Le chemin ne peut qu’être boueux, malgré les « sapins », terme générique pour une variété de cèdres locaux aux pignons bien cachés dont le nom est « pinus cimbra ». Un peu plus loin, nous ramassons des myrtilles. A la suite d’une longue descente par une piste en forêt, nous croisons trois hommes en discussion près de la rivière. L’un d’eux a réussi à pêcher ce qui ressemble à deux truites, pas bien grosses, aux points rouges sur le flanc.
A un croisement s’élève une toute neuve chapelle. Trois autres hommes, animés de vodka eux aussi – cette maladie « à la russe » – sont assis là et discutent bruyamment. Un tracteur qui ramène des jeunes d’on ne sait où dans un grondement d’antique mécanique couvre un temps leurs voix. Nous en profitons pour bifurquer à quelques-uns afin d’aller acheter de la bière au magasin situé un peu plus haut. Il s’agit d’une belle maison de bois recouverte en partie d’acier repoussé qui luit au soleil. La petite fille de la maison, de 7 ou 8 ans, fait le ménage derrière nos pas. Le petit gars nous observe, réservé, engoncé dans un pull trop étroit pour ses épaules. Marie-Annick donne à la petite un bonbon-bague, acheté ce matin à la boutique du village. Grande effervescence de la fillette : « Mama ! Regarde ce qu’elle m’a donné la dame ! » Joie immédiate, pure. Cela avec presque rien, c’est le geste qui compte.
Le refuge qui nous attend se trouve un peu plus loin, en deux maisons. L’ensemble compose le hameau de Bistretz. Nous nous retrouvons, en compagnie de Natacha et Vassili, dans une maison située sur le chemin, à l’écart de la ferme familiale. Nous y sommes fort bien. La douche-sauna a un réglage délicat mais assez de place pour s’y retourner. Nous dînons dehors. Le bortch de tradition est suivi de kacha, une bouillie de céréales aux champignons, et d’une salade de chou. Des biscuits forment l’élément sucré nécessaire au concept (à mon avis bien surfait) de « dessert ».
Rencontres goutsoul et laiterie d’altitude
Il a plu cette nuit et le matin se lève frais et humide. Le revers positif est que chaque couleur ressort vivement sous le gris diffus du ciel. Le gros bouquet de fleurs des champs, composé hier par Sabine la citadine, orne somptueusement la table du petit-déjeuner dans une bouteille servant de vase. La fermière aux beaux yeux et à la poitrine généreuse, la tête prise dans un foulard aux couleurs du drapeau américain, dépose près de lui nombre d’assiettes fleuries de tranches de tomate, de concombre, de saucisson, de fromage et de poivron jaune en lanières.
Le couple qui a choisi hier soir de dormir dans la grange où le foin odorant, sur une large épaisseur, les a tentés, ne l’ont pas regretté. Ils craignaient les petites bêtes mais ils ont été plutôt dérangés par les grosses en-dessous : deux veaux, deux chiens, sans parler d’un coq et de ses poules. Tout ce petit monde remue, grogne, caquette et émet des odeurs diverses très campagne. Le chat roux et blanc vu hier soir, le poil angora avec une tache sur le nez, pourtant très familier, n’est pas venu ronronner sur leurs duvets.
Nous partons au soleil. La descente jusqu’à la rivière est suivie, inévitablement, d’une remontée sur la colline en face qui nous fait couler de transpiration dans la moiteur relative. Les prés sont très fleuris, bien plus qu’en nos contrées de nos jours, me semble-t-il. Nous trouvons même des pensées sauvages. Je reconnais les campanules des Carpates à leurs corolles lilas en pentagone, des bleuets, des marguerites mais pas de coquelicots. Il y a parfois des myosotis d’un bleu intense « comme les yeux des enfants allemands », disait le poète. Des scabieuses poussent du col leurs fleurs chiffonnées bleu pâle ; le millepertuis fait bouffer ses pistils pubescents sur leurs cinq pétales jaunes ; la véronique dresse ses fleurs en goupillons ; des roses trémières sont comme de végétaux relais de téléphone mobile… Nous trouvons aussi la mauve, l’arnica, la camomille. Et ces petits edelweiss aux feuilles d’argent veloutées qui font l’admiration des Suisses.
Une ferme, près du chemin, attire la curiosité. Natacha nous propose d’aller dire bonjour. Nous tombons sur trois enfants. Ils sont seuls car leurs mères, deux sœurs célibataires, sont parties cueillir des myrtilles dans la montagne. Elles les vendent 250 hvr le panier au marché. A elles deux, les mères ont onze enfants en tout, tous de pères différents. Voilà une émancipation très soviétique de la femme en ces contrées traditionnelles.
La vie montagnarde bâtit de beaux gamins au grand air et aux durs travaux. L’école est déjà à 9 km. L’aîné présent, Vassili, est un blond costaud de 9 ou 10 ans dont les épaules moulent bien le tee-shirt coupé et dont les biceps saillent déjà.
Liouba a des yeux bleus magnifiques, ornés de longs cils et d’un teint pâle piqueté de légères taches de rousseur ; elle est belle et très femme déjà pour ses 7 ans. Le petit Vassil n’a que 2 ans.
Nous laissons cette rencontre aux souvenirs. Plus loin, nous tombons sur une laiterie d’altitude qui ne fonctionne qu’en été. Le nom ukrainien de cette sorte de cabane est « kolyba ». Le fabricant de fromage garde les bêtes des autres sur le pré, les surveille et les protège. Il se paie sur la bête en faisant usage pour lui-même du lait. Il le caille à la présure d’estomac, le cuit lentement dans un gros chaudron sous lequel le feu, alimenté par le bois des forêts alentour, ne doit jamais s’éteindre de tout l’été – cela porterait malheur. Une fois caillé, le lait solidifié est mis à égoutter, puis à sécher à la fumée du feu qui monte à l’étage. Les grosses boules blanches sont alignées sous le toit. Avec le petit lait résultant de l’égouttage, le laitier fabrique un autre fromage, plus frais.
L’homme que nous rencontrons ne vit pas seul ici tout l’été. Il est le chef de cinq autres, partis la journée garder les vaches, les moutons, ou faire du bois. Il faut que toujours l’un d’eux reste auprès du feu pour l’alimenter et éviter qu’il ne s’éteigne, mais aussi pour tourner le fromage dans le chaudron et éviter qu’il n’attache. La nuit, deux d’entre eux gardent le troupeau dans une petite cabane en dur en forme de tente canadienne, au ras du pré. Les chiens de berger préviennent lorsqu’un lynx, un loup ou un ours – qui sont les trois prédateurs communs du pays goutsoul – s’approchent de trop près. Ils sortent alors de leur cabane au milieu du troupeau avec le fusil.
Le chemin que nous reprenons monte dans la forêt de pins, appelés « smereka » dans les Carpates. La pluie de la nuit a rendu la voie boueuse et nous nous efforçons de marcher sur les bords. Le temps continue de jouer à ‘sol y sombra’, un petit vent coulant des sommets venant glacer la sueur sur la peau lors des pauses. Le pique-nique est prévu « sur la crête », mais il s’agit toujours de la suivante, vieille tactique « à la russe » de dompter les groupes militaires. L’en-cas a lieu en plein vent, mais au sommet de la dernière crête, avec vue entière sur le prochain village où nous allons ce soir. La montagne Kostritch, avec ses 1544 m, nous offre, mais sans soleil à ce moment, d’un côté les maisons de Verkhovina dans la vallée, de l’autre la chaîne des plus hauts sommets carpatiques de l’Ukraine. Des vaches à clarine broutent alentour, faisant ressurgir le souvenir de quelque alpage en nos mémoires. Nous sommes au col de Kryvopol.
Au plus haut sur la crête, attesté par le GPS-réseau russe de Vassili, nous culminons à 1566 m. Ce sera le point le plus haut de notre séjour. Nous pouvons, de là, contempler tout notre itinéraire de ces trois jours de randonnée, de la maison de Verkhovina d’où nous sommes partis jusqu’au village de ce matin.
Des paysans goutsouls aux citadins ukrainiens à la campagne
Après l’altitude la plus haute suit une grande descente boueuse « un wasserfall blond qui s’échevela au travers des sapins », pour paraphraser l’aube d’été rimbaldienne (Illuminations). Dans la semi obscurité de la forêt résineuse la vie reprend, joyeuse, au seul passage du promeneur qui ranime les énergies. Chaque mouvement est ainsi renaissance. La nature est un désir, comme a senti le poète, ce sale gosse trop doué.
Nous visitons rapidement une ferme pauvre avant d’attaquer une remontée qui nous mènera à un pylône de relais hertzien. La ferme est composée de plusieurs bâtiments qui servent de remises ou de logement à plusieurs membres d’une même famille, mariés ou célibataires.
La fermière, qui semble avoir gardé deux de ses fils avec elle, évoque son oncle, perdu de vue lors de la seconde Guerre mondiale. Elle s’interroge pour savoir comment elle pourrait savoir s’il a été retrouvé, s’il est enterré quelque part ou s’il est toujours porté « disparu » sans laisser de trace. Natacha note le nom, le prénom et la date de naissance pour tenter une recherche Internet à Kiev, au cas où.
Nous visitons le corps de bâtiment principal où l’entrée au milieu ouvre sur la cuisine à gauche, une chambre à droite puis, car il s’agit d’une grande bâtisse, sur deux autres vastes pièces au fond qui servent de chambre collective et de pièce aux souvenirs.
Dans cette dernière, en effet, jamais occupée, s’entassent toutes les photos et tous les cadeaux non directement utiles accumulés par les années. C’est une sorte de musée kitsch et de « trésor » familial qui tient du grenier et du salon petit-bourgeois.
Toute autre est la maison riche que nous visitons au-delà de la crête, une fois redescendu à vous faire mal aux genoux, dans le hameau proche de la route. Natacha demande à visiter au cas où elle aurait besoin d’un gîte pour randonneurs lors d’un autre circuit. Tous les habitants possédant quelques mètres carrés sont disposés à les louer de façon saisonnière pour gagner un peu d’argent. La demeure est aussi vaste que la ferme pauvre mais ne sert que d’habitation. Elle est celle d’un paysan d’origine, formé à la ville, et revenu dans sa campagne selon le même mouvement des petit-bourgeois français des années 70 : sabots suédois, poutres apparentes et chèvre chaud au petit rouge du pays. C’est ainsi que l’on sort du communisme « prolétaire » pour en venir au socialisme « propriétaire ».
L’extérieur est décoré de métal repoussé brillant de neuf et de bow-windows agrémentés de rideaux de mousseline synthétique. Une vaste cuisine à gauche recèle une télé que des enfants assez grands sont en train de regarder. Notre arrivée leur fait fermer la porte ; le feuilleton compte plus que les étrangers : nous ne sommes plus chez les paysans mais chez les rurbains. Ladite cuisine partage un gros poêle avec le vestibule, ce qui permet de conserver la chaleur au centre de la maison en hiver. A droite, sanitaires et salle de bain, au fond un escalier, flanqué d’une chambre confortable à droite et d’un salon empli de canapés et de fauteuils à gauche, ces deux pièces donnant, au rez-de-chaussée, sur les prés à l’arrière.
A l’étage, deux vastes pièces lumineuses servent de chambres. L’une d’elle, de petite fille, rassemble sur un fauteuil une vingtaine de peluches de divers animaux et, sous vitrine, divers trésors de porcelaines kitsch.
Nous marchons encore une vingtaine de minutes sur une piste à travers bois avant de rejoindre la grand-route goudronnée à l’orée de laquelle nous attend le minibus. Nous ne sommes pas fâchés de nous y asseoir après ces grimpettes et ces descentes depuis le matin.
Avant de revenir au gîte, nous effectuons un arrêt dans un magasin pour acheter des boissons, des sucreries pour les ados du groupe et diverses chips avec de la bière pour l’apéritif adulte de tout à l’heure. Des maltchiki nous jettent des regards de curiosité (maltchik : jeune garçon en russe). L’un de ces ados en goguette n’a pas de selle sur son VTT et il pédale en danseuse. Le tube menaçant directement ses fesses n’est pas pour effrayer ce petit mâle « à la russe » ; ses ancêtres ont vu pire avec les pals mongols… Son copain, un peu plus grand mais guère plus âgé, pédale en seul jean, peau halée, regard clair et cheveux blonds coupés courts. Il offre l’image d’un scout allemand des années trente.
Nous retrouvons les mêmes maisons et nos chambres d’il y a quelques jours. Nos lits n’ont pas été refaits, ils nous attendaient. Trois petits gars, les fils du patron, 11, 8 et 6 ans à peu près, jouent dans la cour pour nous voir arriver. Ils portent short et débardeur sauf l’aîné qui porte un maillot de foot au numéro de Beckam. C’est probablement lui qui ressemble le plus à son père, il est brun alors que ses petits frères sont tout blonds.
Nous prenons une vraie douche chaude dans une vraie salle de bain et nous dormons ce soir dans un vrai lit : c’est étonnant comme le confort peut être apprécié lorsque l’on a vécu à la dure quelques jours. J’en profite pour secouer mes puces. Oh, non pas celles attrapées dans les granges, mais les modernes, celles des appareils numériques. Je décharge leur mémoire sur CD à l’aide du graveur, puisque je dispose d’électricité. J’ai pris presque 1 giga durant ces trois jours.
L’apéritif est à 19h pour un dîner prévu une demi-heure plus tard. Il se met à pleuvoir. Nous buvons notre bière et croquons nos chips dans une chambre attenante à la « cuisine d’hiver ». Le dîner est l’occasion de nos adieux à Vassili. Si j’ai pu confirmer mon expérience de l’attitude soviétique, lui nous dit avoir découvert un peu mieux qui sont les Occidentaux – assez loin des stéréotypes qu’on lui avait inculqué… Il fait naturellement un autre discours, « à la russe », tant le rituel de ces années Staline continue de marquer la dernière génération élevée dedans. Ne voilà-t-il pas qu’il nous remet une « médaille » pour avoir accompli le parcours de randonnée de Verkhovina ? Le communisme adorait les médailles, façon de distinguer au mérite sans faire bouger d’un pouce le pouvoir politique. Nous voici donc méritants.
Vassili a apporté une vodka « maison » dont il distribue de généreuses rasades qu’il serait de bon ton de boire cul sec, « à la russe » toujours. Nous nous en gardons bien, le libéralisme nous a appris la prudence et à réfléchir avant de faire bovinement tout ce que fait tout le monde. Vassili, puis Natacha, portent des toasts à plein de choses : le circuit, les cuisinières du dîner de ce soir, les roulés au chou réussis (« golubsky »). Son objectif : descendre le litre de vodka à sept. Vassili a apporté aussi une bouteille de vin de Crimée, un genre de vino sancto rouge et sirupeux, très agréable au goût et favori de ces dames. A la suite de ces libations, nous dévorons la salade de chou au concombre assaisonné d’aneth frais, les goloubsky au chou et les vareniki, sortes de gros raviolis au fromage blanc ou aux myrtilles (sans sucre). C’est la fin de notre périple paysan chez les Goutsouls d’Ukraine.
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