Wörthersee. (Août 1994). Faute de Klagenfurt et de Villach, me voici débarquant, sans l’avoir ni su, ni cherché, dans une troisième ville autrichienne, un véritable paradis terrestre. Velden. Le décor est divin ! Tout est simplement ordre et beauté ! On rêve souvent de paradis et on s’invente des paradis et là au bord de ce lac à quelques encablures du château jaune de mes amis Myrja et Günther Sachs, je me sens au paradis.
Mon père, axe et pivot de ma vie,
mon père ma raison d’être
Soudain, c’est le calme qui fait place à la cohue et le bonheur au désespoir. Ma tête se vide, mes idées se figent et ma gorge est sèche.
Mon enfance voyageuse me poursuit. Après la cordillère des Andes de mes 20 ans, c’est au tour du Lac Léman de ma vie estudiantine de m’envahir corps et âme, le lac tant aimé de mon père, à qui je dois tant et tout.
Je pensais à ce médecin de 90 ans (Dr Dauman ?) qui par une approche novatrice, obtient des résultats remarquables dans la guérison des lésions cérébrales dues à l’autisme aux USA.
Gravement malade, il mit fin à ses jours en mettant sa tête dans un simple sac en plastique…le CO2 de l’homme fit le reste. Sans bruit ni douleur….
Mon père, axe et pivot de ma vie, mon père ma raison d’être, mon père Dieu sur terre est parti depuis deux ans ! Pas une minute de paix. Pas une seconde de répit ! La vraie découverte catastrophique depuis deux années tourne autour d’un seul mot « le vide » !
Cette incapacité d’action, cette mutilation de mouvements et cette apathie permanente font d’un ancien voyageur à 100 000 volts, un être triste, seul et surtout désespéré !
Qu’importe le nombre d’années. Le Départ reste “inconcevable” et ma raison perd toute raison.
Comment freiner ses sanglots ? Comment étouffer ses larmes qui jaillissent à flot ? Comment ne pas suivre simplement le chemin de son père et dire Adieu, dans ces montagnes, à la vie ?
La mort devient toute simple et ne pas prendre son chemin est impensable ! Puisque plus rien ne m’attache à la vie pourquoi ne pas aller rejoindre le souvenir de mon père ? Partir devient simple et perd toute sa dramaturgie ! Partir rime déjà avec délivrance et mourir c’est partir un peu…Puisqu’on est né pour mourir, pourquoi faire tant de mystères avec la grande faucheuse et pourquoi masquer sa peur par mille et une croyances ! La peur de la mort chez les autres m’a toujours dérangé. Je pense à cet ami qui le soir vérifie bien que le cadre suspendu à la tête de son lit est bien accroché…de peur de partir, en sommeil, par une chute mortelle…La vie n’a de sens que par son contenu. Quand, amour, bonté et générosité la meublent, la vie acquiert un sens. On a ainsi le bonheur de donner et d’aimer, sans vouloir se saouler de paradis artificiels qui ne sont que drogues de toutes sortes…Dans cette vie il n’y a au fait que deux grands miracles : la vie elle-même et la bonne santé !
Je repense à ce vieux médecin de 90 ans, père de l’autisme et à son sac en plastique…machinalement je me retrouve avec un sac dans la main…Tout est lent très lent. Des secondes d’éternité avec la seule envie de « retrouver mon père » cet être qui me manque de plus en plus et qui a meublé, jalonné et guidé tous les pas de ma vie. Le sac en plastique devient synonyme d’un Jet à prendre. Le geste est lent et réfléchi. C’est curieux. Je suis assis sur un banc public, en vieux bois massif, face à un des plus beaux lacs du monde et mon sac commence à déformer très légèrement le paysage. Soixante secondes peut-être…la buée est plus présente et je ne sens pas l’étourdissement espéré. Le bruit du silence est assourdissant !
Soudain, c’est la catastrophe. Une image jaillit. Je ne sais plus si je suis mort ou vivant, mais l’image est là. Elle est souriante et ce n’est pas celle de mon Dieu, à moi, mon père. C’est l’image de celui qui trente secondes plus tard lui succédera dans ma petite tête et l’accompagnera dans mon cœur… C’est l’image de mon jeune et beau Ziéd. Un ange de sept ans, maigrichon, sensible, doux, serein et brillant. Mon fils chéri !
– De quel droit vais-je laisser cet enfant souffrir ?
– Qui aimera et protégera Zi ?
– Comment l’abandonner sur terre ?
Quelques secondes plus tard, une main presque étrangère, ôte le masque, ôte le sac en plastique et dévoile ou sauve la vie. J’en sors doublement heureux. Je crie, je pleure, je chiale, je hurle, je saute et je me dis : « j’ai maintenant deux pères, Dieu merci ! »
Tout un flot d’images me saisit à la gorge et m’étouffe. Est-ce le mal des montagnes ou la fuite en avant qui s’interrompt pour me laisser avec ma profonde et inguérissable cicatrice. Le départ de mon père.
Cette euphorie passée je m’assois tout en sueur pour revivre cette chienne de vie.
Des images nettes et bruyantes, d’hôpitaux à Tunis, à Marseille et à Paris valsent sans cesse. A l’âge des tempêtes l’échec est total. Fin de la vie. Début du vide et plongeon dans le néant !
Lors de sa première opération à cœur ouvert, à Paris, pour remplacer une valve, il a eu une larme et une phrase, avant de prendre l’avion : « Moi je ne veux plus rien. J’ai eu une très belle vie et une extraordinaire petite famille. Je souhaiterai arrêter le voyage…mais si toi tu décides le contraire, je te suis mon fils… ». Suit une seconde opération, six mois plus tard, à Paris encore, car le célébrissime chirurgien de l’hôpital Henri Mendor avait oublié, un fil d’acier de 16 centimètres de long, dans la cage thoracique de son patient. Mon père.
Comment oublier ces petits matins d’hiver où j’erre à travers Créteil que je déteste et ce bar « chez Jean » où un jour j’ai versé toutes les larmes de mon cœur, face à mon café refroidi sur le zinc et à côté d’une dizaine de clients indifférents…Le chien de la maison assis me regardait d’un œil plein de tendresse et de compassion…Dans ces rues, je pensais à cette seconde opération qui s’est mal passée et se termina à la Réa ! Je ne pouvais que bafouiller « Papa, Papoupti » des centaines et des centaines de fois ! Ma vie n’a de sens que par mon père ! L’homme est souvent un loup pour l’homme et mon père en berger averti me protégea jour et nuit, sans le montrer ! Il devança les désirs, exhaussa mes souhaits et bâtit pierre par pierre tout mon avenir… J’avais à peine 19 ou 20 ans et j’allais entreprendre un très long périple en Asie et en Océanie, entre deux semestres d’études en Allemagne. Rentré à Tunis pour quelques jours et dire au revoir à la famille, il demanda à voir de près mon projet de voyage. Comme d’habitude il essaya de me dissuader d’entreprendre ce périple fou, à moitié en auto-stop ! Puis le dernier jour les conseils judicieux foisonnent. Mais de ce périple c’était mieux encore. En voyant mes documents de voyage il me posa une seule question :
– « Mais comment feras-tu entre la Nouvelle Zélande et l’Australie ? Tu n’as ni billet d’avion ni de bateau ! »
– Je le savais, mais je ne pouvais lui dire que je n’avais pas assez de sous pour acheter ce tronçon de voyage…
A, mon arrivée, à Auckland, je trouvais sa lettre chez mes amis avec un billet d’avion reliant Wellington à Sydney. Ce geste est tout aussi indélébile et émouvant que celui qu’il fit, chaque année, en m’accompagnant à l’aéroport lors de mes deux longues études. Il me glisse en poche de veste un second billet d’avion (aller et retour valable un an) avec cette phrase, qui aujourd’hui encore me bouleverse, me tue et arrache mes sanglots : « Au cas où tu avais un soir une rage de dents et que tu te sentes bien seul… ». Des milliers de gestes d’amour égrenèrent une vie à deux. Il était mon confident et j’étais le sien. Mon ami, mon premier ami, mon vrai ami. Il était tout simplement amour !
Deux ans plus tard, c’est Marseille et l’adieu à la voix du ténor. Mon père. Ses cordes vocales sont attaquées par une bête sournoise et sans pardon. Ses derniers mots, ses dernières paroles, à la Résidence les Citadines de Marseille, à la vielle d’une horrible opération sur les cordes vocales, meubleront le reste de ma vie végétarienne. Son discours d’une nuit se résume à trois mots qui seront plus que jamais ma nouvelle bible : « Aimer, donner, donner ». Il parla toute la nuit. Calmement et sereinement. C’était l’adieu du verbe et du langage, celui de l’avocat, du docteur en droit, qui vivra deux longues années avec un pharyngostome traumatisant.
L’image du matin. Je me faufile par les cuisines, à 6 heures du matin, revêt une blouse blanche et me dirige vers la chambre de mon père à l’hôpital de La Timone de Marseille. Soudain, je tombe face à un opéré du larynx, qui porte pudiquement un voile de gaz sur la gorge. Cinq secondes de calvaire ! Ai-je le droit de ne pas dire à mon père ce qui l’attend exactement ? Ma décision est prise sur le champ. Je pousse aimablement le convalescent dans la chambre de mon père. Il a un large sourire encourageant face à mon père. Je soulève le voile de gaz et dit sans vergogne mais avec conviction absolue « nous allons faire la même opération, pour éviter la propagation du mal et tu apprendras à parler autrement ».
J’étais déjà à 1000 pieds sous terre et arborais toute ma conviction et mon optimisme sur mon visage. Il eu un seul geste de surprise, une très légère grimace et une phrase « à la guerre comme à la guerre ». Mon ami cancérologue, le professeur Léon Schwarzenberg, m’a donné un conseil précieux à la veille de la grande bataille. « Freiner ou stopper le mal est possible, mais c’est à vous d’épargner le patient et d’endosser sa maladie. Le malade vivra par l’image de votre visage, de votre regard et de votre sourire ». C’est ce que j’ai eu l’honneur de faire durant toutes ces longues années. Mais hélas, avec un échec à la clef et avec la découverte du néant après la mort ! Seul le silence est grand et seul le vide est abyssal !
Même la phrase de mon ami psychiatre le professeur Sleim Ammar ne me soutient plus : “Puisqu’on est condamné à vivre autant vivre debout …”
Et la vie passe et la fuite en avant continue !
Evian, Lausanne et Montreux se retrouvent aujourd’hui, ici, à Wörthersee en Autriche, à chaque mètre carré de ce Lac de Wörthersee, à 450 mètres d’altitude.
Extrait de Reportage : « Wörthersee »
Rached
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