L’Orient était au coeur des réflexions et des conférences lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Comment écrire l’histoire du monde en cette période de mondialisation? Telle était la question majeure de ces échanges.
La conférence inaugurale a été prononcée par l’historien indien Sanjay Subrahmanyam, qui est revenu lors de son discours sur la définition de l’orientalisme, trop imprécise dans le livre d’Edward Said, publié en 1978. L’orientalisme est le fait de voyageurs aux origines et aux buts tellement différents qu’il est difficile de les regrouper sous une même appellation (pèlerins, ambassadeurs, savants…). Pour Sanjay Subrahmanyam, il importe donc de préciser leurs origines, leurs buts et ainsi de particulariser leurs points de vue pour mieux les connecter. Conférence très intéressante, et menée de main de maître, mais qui, on le découvrira le lendemain, n’a pas plu aux dinosaures de la recherche historique.
Le lendemain justement, nous avons assisté à la conférence menée par Patrick Boucheron, « Ecrire l’histoire du monde avant la mondialisation, nouveaux espoirs, nouveaux enjeux », avec comme invité d’un côté Jean-Michel Sallmann et Christian Grataloup et de l’autre Julien Loiseau et Romain Bertrand. Et le fait de préciser d’un côté puis de l’autre n’est pas anodin puisque la conférence a tourné rapidement en affrontement certes cordial mais relativement glaçant. Sallmann s’est tout de suite confiné dans une posture plus ou moins blasée, condamnant l’entreprise actuelle de dénigrement des grandes découvertes, en rappelant que si l’Europe a été responsable d’actes condamnables, elle n’a pas été la seule et que si les autres civilisations ne s’excusent pas, alors pourquoi devrait-elle le faire. Le ton est donné. Le débat a rapidement tourné autour des civilisations, la question étant l’histoire du monde doit-elle forcément passée par celle des civilisations? Pour Sallmann oui. Grataloup préfère le terme d’aires culturelles. Quant aux deux jeunes historiens, Loiseau et Bertrand, pour eux le terme de civilisation n’est pas un terme neutre. Pour Loiseau, le cadre du siècle même s’il est imparfait permet de mettre en lumière des histoires contradictoires; pour Bertrand, il pose la question de ce qui est simultané, de ce qui est contemporain (en prenant l’exemple de son ouvrage qui raconte comment l’arrivée des Hollandais sur l’île de Java a été vécue par ces derniers comme un événement important, mais qu’au contraire il est un non-événement pour les Javanais, ce qui démontre la co-présence des Hollandais et des Javanais mais non leur rencontre). A la posture blasée de Sallmann est venue s’ajouter la posture pédante des deux jeunes historiens, le tout devenant (pour moi) relativement insupportable.
Mi-temps pour Blois puisque nous changeons de conférence. Entre-temps la France a gagné.
Je n’ai pas pu assister à la conférence sur « L’Orient, matrice des monothéismes ». Pour compenser je suis allée voir l’excellente exposition sur les Carnets d’Orient de Jacques Ferrandez, présentée à la bibliothèque de l’Abbé Grégoire.
Pause sandwich, puis je suis allée voir une autre exposition sur la bande dessinée « Une vie chinoise », qui a reçu le prix de la meilleure bande dessinée historique l’année dernière. Encore une fois, l’exposition était excellente puisqu’en plus de revenir sur l’élaboration de cette bande dessinée (ce qui m’a permis de comprendre un peu plus le point de vue de son auteur), l’exposition présentait un panorama très instructif sur l’histoire de la bande dessinée chinoise.
Après plus d’une heure et demi de queue, j’ai pu enfin assister à une troisième conférence, celle de Pierre Briant sur Alexandre. C’était la première fois que Pierre Briant faisait une intervention à Blois et j’avoue avoir eu un mal de chien à me tenir éveillée pendant son intervention. Intervention qui se focalisait en fait sur l’histoire des représentations d’Alexandre en Europe, en partant d’un discours de Giscard d’Estaing à Mexico en 1979. Le ton, la difficulté à le suivre (notamment parfois par des problèmes d’élocutions) m’ont fait lâcher l’affaire au bout de quinze minutes. Les gens quittaient la salle, une femme s’est endormie et a copieusement ronflé pendant la conférence. Déception, mais la seule de Blois cette année.
Pour clôturer cette journée du samedi, nous avons vu un excellent documentaire « La terre des âmes errantes » de Rithy Panh sur le Cambodge. Comment à l’occasion de l’enfouissage d’un câble de fibre optique par Alcatel au Cambodge, Rithy Panh fait un zoom sur la pauvreté de son pays, après les années de guerre. Le témoignage d’un jeune ouvrier qui racontait comment les Khmers avaient condamné à l’ignorance toute une génération de jeunes hommes était bouleversant.
Dimanche: on commence à fatiguer. Une seule conférence au programme de la journée, celle menée par Jacques Portes sur les « Connaissances et regards croisés en Europe et en Orient entre le XVe et XXème siècle ». Quatre intervenants se sont succédés pour faire un panorama des relations entre Europe et Orient.
Guy-François Le Thiec, spécialiste de la Renaissance, a rappelé que pour les hommes de ce siècle, l’Orient est perçu comme quelque chose de proche, l’Orient musulman notamment. Les voyageurs sont le plus souvent des pèlerins ou des ambassadeurs, le point de vue des récits de voyage est donc largement dominé par l’aspect religieux (prosélyte). A la fin du XVIème siècle, les récits sont plus scientifiques et s’intéressent davantage à la faune, la flore, la langue et la constitution des états.
Benjamin Lellouch s’est intéressé quant à lui au regard que les Ottomans posent sur l’Europe entre le XVème siècle et le XVIIIème siècle. Il remarque que les Ottomans n’ont pas de termes pour désigner l’Occident comme aire de civilisation. Ils parlent du « pays des infidèles », ou de façon plus restreinte du « pays des Francs ». L’Europe ne suscite que peu d’intérêt chez les Ottomans qui ne s’intéressent globalement qu’à leur vie et s’en satisfont. La tolérance des Ottomans s’appuie surtout sur un profond manque d’intérêt. L’Orient se sent supérieur et est à peine émerveillé par la différence des Occidentaux.
Pascale Girard, spécialiste de la Chine, a rappelé que la Chine n »a pas été autant marquée par les Occidentaux, à la différence du Proche-Orient. Il n’y a pas d’arrière-plan de colonisation, et pas de traumatisme. Ce sont les Occidentaux qui regardent la Chine, la plupart des ambassadeurs, des marchands et des religieux. Elle distingue trois périodes dans l’observation de la Chine par les Européens:
– Au XVIème et au XVIIème siècles, la Chine est vue de façon très positive par les marchands et par les religieux. Ils insistent sur l’analogie entre l’Europe et la Chine (la race chinoise est décrite comme blanche et le système politique est vu comme une monarchie semblable à celles en Europe).
– Au XVIIIème siècle, les philosophes vont s’emparer de l’Orient, et de la Chine. Une querelle s’engage entre ceux qui persistent à voir la Chine de façon positive (comme Voltaire) et ceux qui la décrivent plus négativement (comme Montesquieu et Smith).
– Au XIXème siècle, la Chine est le lieu de la guerre de l’opium. C’est à cette époque que de nombreux clichés seront véhiculés (comme celui de l’ouvrier chinois infatigable ou du « chinetoque »). Ce siècle est aussi le moment d’un important transfert de savoirs et de techniques occidentaux vers la Chine.
Alain Messaoudi revient quant à lui sur l’orientalisme des Français sur le monde arabe entre le XIXème siècle et le XXème siècle. Après les expéditions en Egypte et la conquête de l’Algérie, se met en place une science arabe (création de l’université d’Alger par exemple). Cet orientalisme a hérité de l’orientalisme de la Renaissance (exotique, érotique, etc.) La population va servir d’intermédiaire, puisqu’il y a colonisation, mais si au début les savant arabes sont utilisés par les colons pour leur installation, ils vont être ensuite marginalisés. Dès lors la production scientifique relativement mixte au départ va se recentrer sur les Occidentaux. A partir du XXème siècle, et parce que l’orientalisme va être lié à la critique du colonialisme, il n’y aura plus d’études orientales en France et en Grande-Bretagne.
Bilan dès lors de cette 14ème édition des rendez-vous de l’histoire de Blois. Les conférences sont toujours aussi intéressantes, même si on a senti une certaine mauvaise ambiance parmi les historiens. Et visiblement la conférence de clôture de Pierre Nora n’a pas arrangé les choses. Seul hic, le monde. De plus en plus de personnes font le déplacement et il m’est arrivée souvent de me demander ce qu’elles faisaient là. Parmi les comportement nouveaux pour moi à Blois: arriver en retard aux conférences et se plaindre de ne pas avoir de la place, quitter une conférence en cours (et si possible en faisant du bruit sinon c’est pas drôle), refuser de sortir de la salle en fin de conférence, et selon les dires d’un organisateur de Blois avec lequel on a discuté quelques minutes, occuper les places réservées et refuser de les restituer devant un organisateur médusé.
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