Une ambiguïté dommageable
À en juger par la photo du site officiel choisie, on le suppose, pour attirer le visiteur, la nef de ce joyau architectural a été livrée aux fantaisies d’un monsieur présenté par ce même site officiel « comme un artiste contemporain de renommée internationale ». Seulement, cet argument d’autorité tiré de la pression du groupe ne change rien à ce que cette photo donne à voir. Selon le jargon stéréotypé rituel du milieu, cet artiste a « investi » l’espace « (des) 13.500 m2 de la nef du Grand Palais avec une œuvre magistrale spécialement conçue pour l’occasion ». Or, que découvre-t-on sur cette photo d’ensemble prise en plongée ? Une meule informe de vêtements surmontée d’une grue et dominant un damier rectangulaire dont les cases, formées par l’entrecroisement des allées à angle droit, sont constituées aussi de vêtements gisant épars sur le sol.
Sans guide ni programme, l’ambiguité est entière : on croit reconnaître par intericonicité un entrepôt de dames de charité ou encore une sorte de fripe où se vendent en tas des vêtements d’occasion. Que va-t-on penser là ? On n’y est pas du tout ! « L’installation inédite que (l’artiste) a créée pour MONUMENTA 2010, explique le site officiel, est conçue comme une expérience frappante, à la fois physique et psychologique, un moment d’émotion spectaculaire qui questionne la nature et le sens de l’humanité. Investissant l’ensemble de la grande nef, il crée un lieu de commémoration visuel et sonore d’une densité exceptionnelle. L’œuvre engage une réflexion sociale, religieuse et humaine sur la vie, la mémoire, la singularité irréductible de chaque existence, mais aussi la présence de la mort, la déshumanisation des corps, le hasard de la destinée. A cette installation il donne le nom évocateur de « Personnes ». »
Et de fait, on comprend sa bourde ! C’est que l’intericonité, dépendant par nature du cadre de référence de chacun, peut prêter à confusion. Aussi est-on confus, vu la gravité du sujet. Le seul souvenir de « Nuit et Brouillard » (1956) d’Alain Resnais aurait dû faire reconnaître, dans ces vêtements en tas ou gisant au sol, ces réserves de chaussures, de vêtements, de lunettes ou de cheveux constituées dans les camps d’extermination par les Nazis qui, après les en avoir dépouillés, envoyaient des malheureux nus par millions à la mort. La métonymie permet, en effet, ce rapprochement en amenant le spectateur à remonter de l’effet exhibé, des vêtements abandonnés en masse, à la cause supposée ici, l’extermination industrielle des femmes, des hommes et des enfants. Seulement, la mise hors-contexte dans cette magnifique nef du Grand Palais ouvre sur une ambiguïté dommageable à la compréhension de « l’oeuvre ».
Deux arguments d’autorité irrecevables
Plus encore, on ne peut se défendre d’éprouver un profond malaise devant cette « installation » et pour deux raisons.
1- La première est qu’on ne s’est jamais rendu à l’argument, illustré par Marcel Duchamp, selon lequel c’est sa présence dans un musée qui fait une œuvre d’art de l’objet qui en est le plus éloigné, comme un urinoir. L’argument d’autorité du musée est certes puissant, mais on ne s’y laisse plus prendre. Un tableau blanc ou noir, même dans un musée, reste une imposture. Cette fripe a beau être accueillie sous les voûtes sublimes du Grand Palais, la ferraille ne se transforme pas en or.
2- La seconde raison est encore plus grave. L’artiste use d’un autre argument d’autorité redoutable, celui des génocides nazis. Ne tente-il pas de faire passer un spectacle indigent pour une œuvre d’art, en attendant du spectateur qu’il acquiesce par peur de commettre un sacrilège dans le cas contraire ? N’est-on pas sommé de s’incliner devant cette parodie malsaine des réserves des camps de la mort nazis, sous peine de se voir accusé de manquer d’humanité devant ce qu’il faudrait prendre pour la métonymie sacrée des génocides nazis ? La démarche de Boltanski n’est-elle pas, tout comptes faits, de nature publicitaire, comme quand Citroën met en avant Claudia Schiffer sur ses affiches pour vanter les mérites de ses voitures ? Seulement la marque Citroën ne se sert pas, elle, d’une part sacrée de la mémoire de l’humanité pour se faire valoir, et sa voiture est une merveille de technologie.
On se permet de penser, en effet, que l’utilisation de ces crimes contre l’humanité à des fins esthétiques n’est pas la meilleure manière d’en servir la mémoire. Pour se recueillir, on préfère de beaucoup, par exemple, une page du livre de Primo Levi « Si c’est un homme », qu’on a acheté dans un camp de concentration, à une vingtaine de kilomètres de Linz en Autriche, près d’une si jolie ville en bordure du Danube, Mauthausen. Ou encore, on aime à se souvenir du poème du Pasteur Niemöller lu, la voix étranglée, par une jolie professeur d’allemand à ses élèves dans ce sombre couloir sans fin devant la cellule où il était enfermé à Dachau, dans la banlieue de Munich. On en avait les larmes aux yeux :
« Quand ils sont venus chercher les communistes
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas catholique.
Puis ils sont venus me chercher
Et il ne restait plus personne pour protester. »
Paul Villach
(1) Savoir vivre Marianne