Ephèse (août 1986). Dans un coin de rue d’Izmir, une tablette de bois vissée à un mur à un mètre et demi du sol. Sur cette tablette trônent un téléphone, un stylo, un bloc de papier et une bouteille d’eau. C’est une simple station de taxi, qui ne sera jamais vandalisée. Aucun passant ne pensera à toucher ni au crayon, ni à la bouteille d’eau. Il en va de même de toutes les cabines téléphoniques, qui n’ont rien à envier aux cabines helvétiques. Où sont donc les racines de ce peuple turc altier et obéissant ? Allons sur ses traces dans les ruines d’Ephèse, au sud d’Izmir.
Une histoire de femmes
Quatre-vingt kilomètres de route parsemée de cultures de coton, de maïs, et d’abricots séparent Izmir d’Ephèse. Nous voici parqués entre des dizaines de bus touristiques géants. Des centaines de touristes, parlant allemand, espagnol, anglais ou suédois, et armés de lourdes caméras, se faufilent d’étal en étal. Partout, ce sont des poteries, des marbres, des stucs, des broderies et des boiseries paraissant millénaires qui sont offerts aux touristes curieux. Le stand qui a l’air d’attirer le plus de clientèle n’est autre que…celui de l’eau minérale ! Une longue et très large route pavée, parsemée de centaines de statues colossales et d’ornements de marbre, a l’air de prendre le chemin des cieux vers un monde millénaire et antique. Où sommes-nous donc ?
Les amazones
C’est une histoire de femmes ! Et quelles femmes ! Les Amazones.
Trois mille ans avant J.C., cinq villes différentes gravitaient autour de l’actuelle Ephèse. Chassées des rivages de la Mer Noire, ces guerrières chevronnées, les Amazones, vinrent vers la côte égéenne.
C’est Simir, la première de ces Amazones, qui donna plus tard son nom à la ville d’Izmir. Une seconde donna son nom Efes à la ville d’Ephèse. Ces dames sauvages et redoutables guerrières vivaient sans hommes. Pour assouvir un certain instinct, elles allaient chasser les beaux mâles dans le village voisin. L’amant d’une nuit achevait sa vie dès le lendemain matin. Neuf mois plus tard, si le bébé était un garçon, il était également tué. Ces femmes terribles iront même jusqu’à mutiler leur sein droit pour se parfaire au tir à l’arc. Devant un tel danger, les hommes d’Anatolie finirent par s’allier pour combattre ces Amazones. Une fois battues, elles furent toutes emmenées sur une île lointaine de la Mer Egée… C’est ainsi que, selon la légende, s’éteignit la race des Amazones.
Sept cent ans plus tard, les Hittites descendirent d’Anatolie vers Ankara et fondèrent une grande civilisation autour de leur nouvelle capitale Hatucha. Un peu plus tard, 1200 ans avant J.C., les Achéens, Grecs de Sparte, seront chassés de Grèce. Ils traversèrent les Dardanelles et assiégèrent Troie pendant dix ans avec Agamemnon. Les Achéens voulurent offrir, en fin de siège, un cheval de bois à la ville de Troie. Le sage prêtre de la ville fut le seul à refuser… Soudain jaillirent de la mer deux énormes serpents qui vinrent le tuer…à l’aube naissante. A midi, les habitants de Troie jetaient ce cadeau à l’ennemi vaincu et se saoûlaient déjà… Le ventre du cheval éclate alors et libère des dizaines de soldats qui massacrent les fêtards. C’est de la prise de Troie que naîtra le proverbe : « Je me méfie des Grecs, même s’ils me font un cadeau !».
36 colonnes
Nous voici à l’époque où les Grecs sont installés au large de la ville d’Ephèse en Anatolie. Ces nouveaux colonialistes asservirent les autochtones, mais les Lydiens, conduits par Condaoles, se séparent et fondent un royaume à Sardes, qui deviendra plus tard le fief de Crésus.
Le roi Condaoles avait une autre préoccupation majeure : il était amoureux fou de sa femme. Il voulait avoir l’avis de son entourage sur la beauté unique et moniste de sa légitime. Interrogé sur cette beauté, son diplomate Premier Ministre, ayant peur de se compromettre, répondait toujours évasivement. C’est alors que le roi décida de cacher son Premier Ministre dans la chambre à coucher de la reine, pour lui laisser le temps de juger et de jauger sa beauté. Mais voilà que la reine s’aperçoit de la présence de l’intrus et lui déclare au matin naissant : « Tu m’as vue nue cette nuit. Tu vas aller de ce pas tuer mon mari ou sinon c’est toi qui perdra ta tête ». C’est ainsi que Giges assassina Condaoles et devint roi de Sardes. Ce nouveau couple royal donna naissance à un prince, Aliates, qui viendra prendre Ephèse encore hellénisée. Puis, au VIe siècle, Crésus rend Ephèse anatolienne et offre 36 colonnes au temple d’Artémis qui garde encore son nom gravé sur ces ruines d’Ephèse.
Nail, notre guide, arrête un instant son érudite narration aux pieds d’Artémis et nous laisse époustouflés devant cette calligraphie de Crésus. Ce riche Crésus fut plus tard attaqué par Cyrus le Grand de Perse et sa troupe de chameaux qui fit fuir, par son odeur, les chevaux ennemis. Voilà Ephèse qui devient perse jusqu’en 334 avant J.C. Mais un mal inconnu vient s’abattre sur la ville – la malaria – qui tue des milliers d’Ephésiens vivant au bord des marécages. Alexandre le Grand décide alors de construire une nouvelle ville avec un port artificiel qui protègera cette place stratégique… Et l’histoire ne fait que se répéter.
Ephèse est condamnée à ressusciter cinq fois. Nous avons fait connaissance, au début de ce reportage, avec la première Ephèse, construite par les Amazones ; puis la seconde, par les Grecs achéens ; la troisième fut l’œuvre d’un général romain d’Alexandre le Grand, Lisimac ; la quatrième Ephèse de la fin du VIe était chrétienne ; enfin, celle du quinzième siècle sera l’œuvre des Turcs descendants des Moutons Noirs, que nous avons déjà croisés.
Agora d’Ephèse
Grande, rousse, le visage taillé, les yeux verts et langoureux, la taille étriquée, la quarantaine bien assise, Salima, perchée sur un temple, subjugue par son verbe et sa beauté perverse son auditoire anglophone.
Dans toutes ces ruelles des ruines d’Ephèse, sur des kilomètres de sites antiques, les guides, hommes ou femmes, aussi savants et érudits les uns que les autres, entretiennent la curiosité de leur auditoire. Chacun réalise cette chance de pouvoir revivre de si belles histoires antiques dans des lieux millénaires aussi bien conservés. Ephèse est pour le visiteur, non seulement la Turquie bien sûr, mais aussi le creuset de l’histoire hellénique et romaine.
De ma vie de voyageur, j’ai rarement découvert, dans les 85 pays visités, une telle concentration d’Histoire dans un seul lieu… Mes pensées s’envolent vers Babylone, vers l’Acropole d’Athènes, vers les Thermes romains de Caracalla, vers les ruines de Carthage, vers l’Empire pharaonique d’Egypte, du Caire à Louxor, ou, encore plus loin, la Pyramide du Soleil à Teotuacan au Mexique, tout comme les temples des Mayas, ou encore vers Cuzco, le « Puputi des Mundo » (Nombril du Monde) de l’Empire Inca au Pérou. A chacun son paradis de retrouvailles antiques.
Face à l’Agora (Place du Marché), nous sommes envoûtés par la courbure de cette porte de pierres antiques scellées, sans aucun ciment.
Avec un sourire narquois, c’est encore notre guide qui nous montre du bout du doigt la pierre centrale du haut de la voûte. Cette « clé de voûte » trapézoïdale est le mystère qui tient cette architecture. Nous sommes devant la porte du temple Vesta. Dans ce temple, une nymphette pénétrait à l’âge de 10 ans, pour n’en ressortir – souvent femme – qu’à l’âge de 40 ans ; et si elle était encore vierge, elle avait droit au mariage. Mais, si par malheur elle ne l’était plus, elle était enterrée vivante. C’est pour cela que l’on dit encore, en Turquie, que pour une femme…la vie commence à l’âge de 40 ans !
L’oeil de Méduse
Nous continuons à avancer dans ce village au style architectural grec tout aussi ancien que le style égyptien, pour tomber sur le portrait mural de Méduse. Cette très belle déesse, qui pétrifiait de son regard tout homme mal intentionné !
Athéna, la déesses guerrière jalouse, ordonna de tuer Méduse. Pour ne point voir directement ses yeux, le tueur regarda le reflet du regard de Méduse dans son bouclier. La tête de Méduse fut offerte à Athéna qui la transforma en serpents. C’est ainsi que naquît la tradition de poser, en guise de talisman, l’effigie de la tête de Méduse avec des cheveux représentés par des serpents… Aujourd’hui, les touristes peuvent acheter, en Grèce et en Turquie, cet œil de céramique bleue (ou l’œil de Méduse) qui protège contre le mauvais sort. L’histoire de Méduse rappelle à notre guide trois autres dictons grecs. Le philosophe Héraclite disait, par exemple, que l’on ne peut nager dans l’eau d’un fleuve qu’une seule fois dans sa vie… Bien sûr, l’eau change et cela signifie que l’on ne détruit pas le futur. On disait également dans ces temples que Dieu créa le noir pour comprendre la valeur du blanc. C’est aussi le riche et le pauvre… On racontait enfin que les chiens ne se tuent pas entre eux… La roue fut inventée plusieurs fois, l’Histoire est un éternel recommencement !
A la sortie des ruines d’Ephèse, un enfant de douze ans nous tend cérémonieusement, de ces deux mains, une divine statuette. Je crus retrouver, sous cette forme, la forme des statues de l’île de Pâques, Rapa Nui… Mais c’est le dieu Bes, dont le sexe s’érige plus haut que le corps, que nous offre ce vendeur de 12 ans… A l’entrée des « Maisons du Plaisir » d’antan, le Dieu Bes ou « Olias Priapa », de lointaine origine égyptienne, accueillait les visiteurs… Devant cette posture impressionnante, les clients avaient plus de courage. Le sexe du Dieu Bes servait également à déflorer les toutes nouvelles prostituées de cette « maison » romaine…
Le soleil est déjà en fin de course et Ephèse ne laisse qu’entrevoir ces légendes…