Pas encore de formol ni de dame patronesse dans la Collection de l’Art Brut [1], antre fabuleux où palpite le cœur d’une création à l’état sauvage. Une première rétrospective de l’œuvre de Guo Fengyi y est consacrée durant quelques mois, transplantée d’une province chinoise à un canton suisse, histoire de tâter un peu de mystique asiatique, version temple Shaolin, entre le Flon et le Riolet.
Peut-être faudrait-il mettre autour de ses trésors, par prévention, une batterie de mitraillettes pour chasser d’une rafale bien sentie l’espèce pullulante des enquiquineurs. Je parle de ceux qui veulent la domestiquer et la coller au programme de l’Ecole du Louvre, ou du Smithsonian, ou de quelque autre conservatoire officiel et la certifier conforme pour servir de pâture à de dangereux prédateurs. Nooon! supplie-t-on, pas déjà, c’est trop tôt. A l’abri des nuisibles, des pillards et des phraseurs, laissons-la s’ébrouer encore un peu dans la rosée du printemps avant qu’elle ne se fossilise pour toujours dans un funérarium institutionnel [2].
Guo Fengyi (1942-2010) est un peintre qui procède à l’envers. Elle « fait », l’impudente, avant de « savoir faire ». Processus saugrenu pour un esprit formaté comme le nôtre qui appréhende la peinture comme la bicyclette, par étapes. De l’apprentissage à la maîtrise, en passant quelquefois par des expérimentations qui bravent les conditionnements. Le temps d’une bouffée délirante, prendre des chemins de traverse pour mieux retrouver la grand’route – une toquade, fantaisie d’artiste, que l’on pardonne d’autant plus facilement que les choses reviennent se placer d’elles-mêmes dans l’axe, sans trop dérégler la machine. Mais que l’artiste se perde, ou pire, se retrouve, dans un univers parfaitement désarticulé, incompréhensible à ce qui doit être, à la normalité, au sens commun, et la voilà qui ferait presque injure à l’humanité entière qui elle, sait de quoi elle parle. Il y a des façons de faire qui ne se font pas.
Guo Fengyi peignait « pour savoir » et dans cette inversion, cette atteinte à l’ordre des choses, a probablement su l’essentiel. C’est peut-être pour cela, d’ailleurs, qu’elle fut refoulée d’un séminaire sur la peinture chinoise dans son pays natal, considérée non comme artiste mais comme « magicienne », c’est-à-dire comme crapule exaltée, rémanence d’une révolution culturelle qui n’en finit pas. Parce qu’il faut savoir peindre avant de peindre, c’est la loi. Aurait-on idée de faire le Kremlin-Pékin à vélo sans savoir pédaler ? Guo Fengyi, si, qui peint en roue libre et traverse tous les mondes.
Avant de partir pour le grand voyage, elle a laissé derrière elle un millier de dessins dont la teneur, entre tradition chinoise et médiumnité, se situe loin de toute virtuosité graphique, au-delà du talent et de l’acquis, dans un espace saturé de flux vibratoires. Emettre un jugement sur la forme serait se fourrer le doigt dans l’œil, et profond: on ne raisonne pas avec elle, on n’en a ni le temps ni les moyens, la sensation vous empoigne dès le premier regard. L’onde bourdonne subtilement dans les yeux pour s’enfoncer plus profond dans les canaux, les tubes, les tuyaux de votre anatomie et en imprégner la substance. Et l’on vrombit, stricto sensu, touché au cœur de la cellule. Les capteurs s’allument tout seuls pour établir la connexion, s’abandonner aux frémissements énergétiques et laisser respirer la chose en soi. L’émanation d’un ailleurs ici présent tressaille entre sang et peau, conscience et chimère, à mi-chemin entre la transe et l’étonnement. Un peu comme un retour de chez l’ostéopathe où, à cheval entre deux états, le temps de réajuster son assiette, on se sent marcher à côté de soi-même.
On ne sait pas si c’est beau, si c’est laid, si c’est bien ou mal dessiné, et quand bien même on le saurait, on s’en ficherait comme de colin-tampon. Le mouvement graphique est instinctif, déployé en un dédale de petits traits superposés, souples, gracieux comme des algues ondoyant dans un fluide, drus et lisses comme des cheveux de jais. La ligne se répand, automatique, jusqu’à former des créatures singulières. La palette des encres claque sur des fonds blancs ou s’estompe dans le décor : feuilles à peindre des débuts bidouillées par assemblage, puis rouleaux plus cossus, en papier de riz sur soie brochée. D’un trait noir et dense à l’épurement diaphane jaillissent des êtres venus d’ailleurs qui s’étirent toujours plus longs, dans une verticalité luxuriante qui provoque le tournis. Des œuvres allant parfois jusqu’à près de dix mètres de hauteur, exécutées d’une traite, sans étude ni esquisse, partant du centre vers les extrémités. « Le message vient du Ciel […] cela s’accomplit » commente l’intéressée, sorcière bannie des symposiums mais mystique toujours présente au cœur de l’instant. Le trait de Guo Fengyi circule avec rapidité et précision, sans rebrousser chemin ni anticiper, et transcrit, impulsif, généreux, des visions qu’elle rapporte du royaume des nuées.
Allons bon ! nous récrions-nous, une névropathie de plus qu’aucune médecine n’a réussi à juguler. Une folle lâchée dans la nature qui s’exprime en gribouillant ? Rien de nouveau sous le soleil. Mais la démence hallucinatoire n’intervient pas dans le propos de cette femme. C’est autre chose. Une acuité si subtile qu’elle échappe aux filets grossiers emprisonnant notre intelligence. Les sources de l’inspiration, ses mécanismes, sa dynamique et ses métamorphoses sont, par définition, rétives à la capture et à l’embrigadement. L’inspiration est un état de vigilance total, involontaire, intuitif et fulgurant que l’on ne peut calibrer au compteur Geiger ou à l’oscilloscope – la seule mesure est celle du témoignage, oral, écrit, mimé ou dessiné. « In spiritum » traduirait l’idée d’avoir Dieu en soi et « une idée est un météore » nous rappelle Victor Hugo [3] qui, en matière d’inspiration, n’était pas en reste (en matière de médiumnité non plus).
Guo Fengyi, arrivée sur le tard au maniement du pinceau, a suivi une trajectoire qui n’a rien de loufoque. Employée d’une entreprise de caoutchouc et de solvants, percluse d’arthrite à la quarantaine au point de ne plus pouvoir travailler, elle s’orienta vers un remède traditionnel, le qi-gong (« tchi-koung »), gymnastique respiratoire qui régule, via les méridiens, l’écoulement de l’énergie vitale dans le corps. Cette méthode ancestrale, dense et complexe, dont la maîtrise du souffle constitue la base du processus curatif, a non seulement soulagé son calvaire articulaire mais induit des états de conscience modifiés qui firent que rien ne fut plus comme avant. Guo Fengyi est entrée dans la Voie. Celle qui dissout les pesanteurs, éclate les nœuds et conduit à la vérité primordiale. Celle qui se cherche et se trouve à force d’application, de besogne sur soi et d’exercices redoutables dont les apnées prolongées et les sorties parapsychiques en déterminent l’abyssale et cosmique profondeur. La Voie du Tao, unique et authentique, et peut-être, dans le cas de Guo Fengyi, la Voie d’un Tao pittoresque, communicable, syncrétique, peuplé des figures millénaires du panthéon chinois qu’elle offre, à sa façon, au regard confus des ignorants.
Au fil de la méditation, un monde invisible se révèle, comme si la vacance mentale produite par la discipline du souffle et le recueillement avait aimanté l’au-delà dans son esprit. La nature n’aimant pas le vide, tout ce qui est caché s’annonce et se répand par son entremise. Le dessin surgit comme s’il se déversait, impérieux, forcé par une trop grande pression. A moins que son corps ne soit un filtre, une conduite, un corridor où transitent des entités occultes, trop heureuses d’essayer la lumière du réel et de saluer les vivants. Guo Fengyi amorce alors le mouvement du pinceau et découvre l’univers mystérieux qui l’étreint ou la talonne, se met à peindre « pour savoir » – savoir qui la visite, qui la manœuvre, à quoi ressemble la jonction du ciel et de la terre, la source germinale, l’endroit sacré d’où partent les grands influx.
Des visions fusent, des gongs retentissent, des couleurs explosent, une foule d’individus se présente et se bouscule au portique. Tout cela est tranquillement canalisé par l’artiste, rompue à l’extrême discipline de la respiration, qui n’en recopie que les plus insistants, ou les plus singuliers, ou les plus mémorables. Une vie grouillante se fait connaître et exulte, régénérée par le qi, l’air qui circule et renouvelle le corps. Et là, le souffle enfermé communique la programmation interne. Ce corps et sa physiologie s’ordonnancent précisément comme une structure d’État, un gouvernement impérial avec ses services, son administration, ses affaires ; ce corps physique réparti en trois « champs de Cinabre » : le palais de Niou-Houan pour la région du cerveau, le palais d’Écarlate pour celle du cœur et celui du nombril jouxtant la Mer du Souffle ; ces champs eux-mêmes sont divisés en sous-provinces, palais, pavillons dirigés par une multitude de dieux (trente-six mille) qui se partagent le commandement des os, du foie, de la rate, de chaque organe, chaque viscère, chaque sécrétion, des ligaments à la plus infime veinule, dans une parfaite hiérarchie protégeant ses royaumes contre les esprits mauvais et les souffles fétides [4].
Le Yin et le Yang à l’ouvrage, énergies livrant bataille sur les points d’acupuncture, déterminées à en découdre, à conquérir des territoires et défendre des positions. L’équilibrage du clair et de l’obscur, du bon et du mauvais, de la santé et de la maladie. Le dieu des articulations de Guo Fengyi a courageusement combattu les vapeurs infernales de l’usine à solvants, lui décryptant par la même occasion les rouages de sa propre nature, les ripostes de son corps-empire aux citadelles assiégées, ses sensations et ses sentiments, fruits d’une activité interne indépendante mais prête à collaborer avec son propriétaire. Les larves poilues, les êtres hybrides, les impératrices historiques et autres demoiselles légendaires personnifient l’état-major de son propre organisme et des intrus qui l’envahissent ; elles se manifestent au fil des bobines de papier comme les séquences d’un film dont on aurait figé les portraits les plus éloquents. Guo Fengyi peignait « pour savoir » et relayait la connaissance, par bribes, par instantanés.
Le bourdonnement qui vous investit dès la première approche s’atténue avec l’éloignement. Un champ magnétique, hypnogène, exclusif, opère dans un réseau parallèle comme une mise au diapason de toutes les ondes en présence. Vos oreilles chantent. Et voilà vos sentinelles prévenues : il y a du monde dans le secteur et des transmissions en cours. Sous la lourde poutraison d’un fabuleux petit musée suisse, le pouls du poignet s’accorde aux pulsations cosmiques. Et Guo Fengyi, la Chinoise, sert d’intermédiaire.
(J’ai fait ma dame patronesse, ma formoleuse, mon enquiquineuse. J’ai glosé sur l’irracontable, domesticoté la bête, empaqueté le trésor. J’ai désossé ce que je voulais conserver intact, analysouillé l’étincelle-même de la vie au risque de l’éteindre. Comme une inconséquente, je l’ai définitivement figée dans la froideur du marbre.)
Sandrine Lagorce
[1] Collection de l’Art Brut, 11 avenue des Bergières, 1004 Lausanne, Suisse – http://www.artbrut.ch/
[2] « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui, il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ». Citation de Jean Dubuffet inscrite à l’entrée du musée.
[3] HUGO, V., Les travailleurs de la mer, Poche, 2002.
[4] Tao-Kiao dans MASPERO, H., Le taoïsme et les religions chinoises, Gallimard, 1971.
GUO FENGYI, jusqu’au 29 avril 2012, Collection de l’Art Brut, Lausanne.
– L’art brut 23 (fascicule), Lausanne/Gollion, Collection de l’Art Brut, Editions Infolio, 2011.
– PEIRY, L., Guo Fengyi (livret), Collection de l’Art Brut, 2011.
– Guo Fengyi et les rouleaux magiques, film de Ph. Lespinasse et A. Alvarez, Lausanne/Le Tourne, Collection de l’Art Brut/Lokomotiv Films, 2011.
Photographies :
1/ FENGYI, G., La divination de Shihe, 1991, encre de Chine sur papier, 91 x 67,5 cm, ©Collection de l’Art Brut, Lausanne ; 2/ Sans titre, 1991, encre sur papier, 166 x 66 cm, ©Collection de l’Art Brut, Lausanne ; 3/ Feng-Shui de la Lune, 1989, encre sur papier, 217 x 153 x 49 x 227 x 65 cm. ©longmarchproject.com ; 4/ Image du livre de Luoshu, encre sur papier, 124 x 88 cm, 1990, ©longmarchproject.com ; 5/ Œuvres exposées dans la Collection de l’Art Brut à Lausanne ©NB.ARCH
L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom: ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. JEAN DUBUFFET