Elle a raccroché. Au cours d’une brève conversation téléphonique avec l’un de ses trois enfants, Nathalie, sa fille aînée, la nouvelle est tombée : le décès d’un homme de 57 ans d’une crise cardiaque ; homme qu’elle a divorcé voilà sept ans, à l’âge de quarante cinq ans après vingt ans de mariage ; père de ses trois enfants.
En une fraction de seconde, une quantité considérable d’images folles s’imposent à elle du seul poids de cette mort. Livrés pêle-mêle, toutes ces émotions qui touchent l’âme à vif et nous arrachent du confort des journées sans événements, ces paysages d’ombres et de lumière qui s’offrent à toutes les perspectives jusqu’au vertige, toutes ces portent qui s’ouvrent d’une seule poussée et qui se referment en claquant telles une menace.
C’est toute sa conscience d’être au présent qui l’abandonne et qui s’évanouit. Elle redevient celle qu’elle a été pendant vingt ans.
Une vue panoramique cette vision, dans laquelle l’imagination et la mémoire se rejoignent. Une vue qui balaie toutes les peurs, toutes les haines, toutes les détresses passées. Et puis soudain, le temps d’une image furtive, un point lumineux fige notre regard : hypnotisés nous sommes, face à ce serpent qu’est le passé ! Et plus longtemps ce passé demeure irrésolu, plus grande est notre fascination.
Amertume, colère. On se ressaisit au plus vite. On ferme les yeux, on respire profondément et on se retire de peur de ne plus pouvoir distinguer le mensonge de la vérité. Quant à la réalité… cette satanée réalité ! Changeante à souhait, insaisissable cette réalité ! Si claire alors que le danger était encore une vraie menace ; si trouble, une fois qu’il s’est éloigné.
Au sortir de tous les cauchemars, la réalité ne s’ouvre toujours pas à notre entendement. Des années après, en dernier recours, comme un dernier secours, seuls restent les faits qui viendront trancher d’un coup de lame décidée, sans discernement et sans ménagement, dans un brouillard épais, la chair d’un passé lacunaire ; des faits qui à notre grand désarroi n’éclaireront jamais la vérité car le miroir qu’ils nous tendent aura pour reflet une image tronquée, une image dont la partie manquante est une question qui reste le plus souvent, sinon à jamais, sans réponse : la question du pourquoi. Question qui appelle – quoi qu’on puisse en penser – une réponse à deux, bien que l’un se soit retiré et que l’autre demeure seul, privé de cette réponse qui aurait pu nous rapprocher de cette vérité tant convoitée : la vérité sur nous-mêmes confrontée à la vérité de l’autre sur lui-même pour tenter d’atteindre et de cerner une autre vérité, la dernière, la seule qui vaille dans une union à l’agonie : la vérité de l’un sur l’autre comme un dernier adieu, sans avoir à se retourner, en rupture de toutes les ruptures – s’il en est une plus décisive encore -, une fois que toutes ces vérités ont été hurlées à la face de l’un et de l’autre.
***
Confronté à un tel remous, et pour échapper à la noyade, très vite, elle passe à gué ; et sa vision retourne dans le noir d’une coulée violente, d’une seule traite, aussi vite qu’elle était venue l’assaillir à la faveur d’une vie pénétrable à souhait : la sienne de vie, aujourd’hui sans projet pour la détourner et la protéger d’une telle intrusion. A temps, elle a chassé l’ombre et quitté un sol friable et poreux. Plus rien à craindre donc ! La lumière ne se fera pas. Amnésique et soulagée, elle a ramené cet instant douloureux qui se consumera sans laisser de cendres, à la hauteur de ce qu’elle est aujourd’hui, et là où elle est.
L’annonce du décès de l’homme dans lequel elle se sera perdue durant vingt ans, c’est une lumière que la vie éteint derrière nous comme lorsqu’on quitte une pièce. C’est aussi une porte que l’on referme sur nous-mêmes et sur cette vie dans laquelle on ne peut décidément rien préserver, rien pérenniser, rien conforter et rien imposer à l’autre non plus : le succès d’une entreprise que l’on croyait digne d’être soutenue – celle d’une vie en couple. C’est aussi une poche d’obscurité qui se forme en nous : la vie a soufflé une nouvelle bougie, une de plus ; et la voici maintenant qui part en lambeaux, méticuleusement, pas à pas, année après année, décès après décès, perte après perte, échec après échec.
La vie se termine lorsqu’il n’y a plus rien devant soi et que derrière, tout part à vau-l’eau, tout se détache, tout nous quitte. Et pour notre malheur, on ne peut plus envisager remplacer tout ce qui nous abandonne ; des pans entiers.
Reste l’amnésie. Privé de mémoire, rien n’existe et par voie de conséquence, rien ne vieillit en nous. Intact notre être ! Vierges nous sommes !
Faut-il alors cesser d’adresser nos décombres ?
Mais, ces décombres sont nos vestiges, nos fondations aussi, notre assise car, nous sommes à jamais le fantôme de ceux que nous avons aimés et de ceux qui nous ont aimés dans le meilleur comme dans l’injustice et la souffrance. Longtemps après, nous le demeurons malgré nos efforts d’oubli.
Inutile de le nier : si personne ne peut nous extraire de nous-mêmes, on ne peut sans doute jamais se retirer de la vie des autres et les autres de la nôtre sans y laisser une partie de soi ; et cette partie qui nous hantera longtemps guidera nos pas et tous nos choix. Elle ne nous demandera pas notre avis. Elle se passera de notre consentement.
Cette partie de l’autre chez nous qui n’est que la partie que l’autre aura laissé derrière lui au moment de la rupture et dont on n’aura pas su venir à bout et mettre un terme comme on coupe le cordon ombilical, cette partie qui vampirise à notre insu tous nos modes de décisions, on la subira : c’est elle qui nous contrôlera, nous qui croyons décider pour nous-mêmes. Incapables nous sommes de reconnaître sa présence en nous et d’évaluer sa force et son pouvoir inhibant.
Et puis, arrive un jour où l’on se décide à lui annoncer que c’en est fini d’elle, le jour où nous osons la regarder en face cette partie de l’autre chez nous car ce jour-là, notre regard la dépossède : c’en est fini de tous ses pouvoirs, de ses prérogatives, de ses passe-droits, de ses agissements sournois ! Nous l’avons désarmée. Sa présence demeure mais… rendue inoffensive et inopérante, elle ne peut plus nous diriger car, on se les est toutes pardonné à soi-même, nos erreurs. Oui ! Pardonné à soi-même nos errements, nos hésitations, notre manque de discernement et puis, et surtout, cette absence têtue de courage et de lucidité dissimulée derrière le paravent cache-misère de l’obstination qui a pour nom fidélité : on reste, on demeure aussi longtemps qu’il existe une chance de sauver ce qui peut encore l’être jusqu’au jour où…
Cet autre chez nous, ce fantôme n’est donc pas quelque chose de plus bas ni de plus haut que l’humain ; ce fantôme, c’est ce qu’on a laissé derrière soi tout en l‘emportant avec nous, c’est la moelle épinière du Temps, notre temps, année après année, en témoin d’événements tantôt infernaux, tantôt célestes les rares fois où l’on nous a épargnés ou bien, le peu de fois où l’on aura su se mettre à l’abri en attendant des jours plus méritants, nous qui ne pouvons pas décemment penser mériter le sort injuste qui peut nous être fait.
Oui ! Cet autre chez nous, ce fantôme, c’est le nôtre de temps ! Celui qui n’appartient qu’à notre histoire, celle de notre maigre vie, la seule disponible et de ce fait, immense cette existence qu’est la nôtre, seule face à toutes les autres qui tentent, tout comme nous, de se préserver dans l’espoir d’éviter le pire, à l’abri des prédateurs qui ruinent nos vies, occupés qu’ils sont à vouloir faire notre malheur malgré nous, un rien altruistes.
Quant à la partie de nous chez l’autre – et pour peu qu’elle soit encore active -, là, on se risquera un » A chacun sa peine, son labeur, son entreprise de reconstruction » car, offrir ce qui nous a cruellement manqué des années durant – lucidité et courage – est le don le plus difficile qui soit car s’il ne nous est pas rendu, c’est à nouveau notre existence que l’on mettra en danger. Et là, plus récurrente est l’erreur, plus grave est la faute et plus difficile le pardon à soi-même jusqu’à la haine de soi.
N’en déplaise à toutes les bonnes âmes promptes au pardon : n’est pas miséricordieux qui veut et moins encore quand rien ne semble devoir nous y encourager. On ne peut aider personne et en dernier, ceux qui, au crépuscule de leur vie et parfois, toute leur vie durant, ont de bonnes raisons d’être ce qu’ils sont ; raisons qui ne nous seront jamais dévoilées même après vingt, trente ans de vie commune, en conjoint témoin et impuissant de leur malheur intérieur. Leur incapacité à se découvrir les condamne à terme à une solitude insondable et sans recours : un mur infranchissable, un obstacle incontournable ce secret inaccessible qu’ils portent en eux comme un esclave sa condition, et qu’ils traînent avec eux tel un pendu sa corde, au crépuscule d’une vie sans grâce, à la recherche d’une poutre, et sans qu’on les ait invités à le faire.
Extrait du titre inédit : « La consolation » copyright Serge ULESKI
- ULESKI Ursula ou la peinture contemporaine dans tous ses états ! - Avr 11, 2020
- Louis Ferdinand Celine ou la littérature de l’échec - Juil 5, 2014
- Des vacances à prix imbattable? Restez chez vous! - Juin 22, 2014