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Les poissons mangent la nuit ; saga d’Arion

les poissons mangent la nuit

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Les poissons mangent la nuit

 

« Je voudrais moins raconter des histoires que laisser des histoires se raconter. Qu’elles montent comme des carpes, d’on ne sait quel fond de lac nourrissant, au sommeil de la pensée claire. Affamées de reconnaissance, elles s’avancent près du bord avec des airs d’étrangeté familière. Surtout ne pas chercher à les prendre ! Juste les regarder poussant leur nage en silence dans l’eau noire, et goûter au plaisir inquiétant de savoir qu’à nos pieds de veilleurs deux mondes se rencontrent aux petites heures.

« Amateurs de parole nette, me suivrez-vous dans ces histoires étranges ? Vous savez bien, pourtant, qu’à peine la raison a-t-elle le dos tourné, une autre réalité s’éveille, moins vraisemblable mais aussi vraie, moins limpide mais aussi profonde que le réel où nous nous orientons le jour.

Donnons donc un peu congé à la raison raisonnante, au moins le temps de ces petits contes de nuit, qui, je l’espère, surprendront les lecteurs d’A©tu autant qu’ils m’ont surpris, et dont je n’ai guère plus la clé qu’un autre.»

 

 

Oriane


 

Un soleil éclairait doré ce paysage sans ligne de fuite tel qu’aux décors du théâtre naïf, nuages immobiles, feuilles inertes, pont franchissant d’une arche une eau faussement miroitante. Oriane marchait sans se retourner, depuis une minute ou deux jours, attendue par son père au carrefour du Chêne, deuxième étoile dans l’avenue forestière reliant hier à demain et l’ennui d’être à la peur de finir.

les poissons mangent la nuitElle ignorait pourquoi le père aimé désirait si fort la voir ce jour en cette place, à l’ombre de l’arbre ancestral au tronc si gros que les bras de quatre hommes ne suffisaient pas à l’entourer.

Qu’avait donc ce père à lui dire de si grave qu’il y fallût des mots de vive voix plutôt qu’un de ces éclairs télépathiques d’usage pour les communications ordinaires ? Avait-il retrouvé trace de l’épouse, enfuie l’année suivant l’accouchement si terrible qu’on la crut morte ? Réclamait-elle enfin le nom de mère ? Oriane s’émouvait, ralentissait le pas à l’idée qu’elle devrait reconnaître, voire aimer celle qui l’avait rejetée deux fois : dans le flot du sang puis dans la sécheresse de l’absence.

Une autre pensée lui serrait le cœur à la faire s’asseoir, mais si pressante qu’elle se mettait au contraire à courir, et sa course immobile, comme actionnant une machinerie, faisait avancer les nuages, défiler les arbres, couler l’eau, donnant au spectateur l’impression d’une urgence pathétique qui soulevait des applaudissements quoique la pièce ne fût pas terminée. On le sentait : elle ne s’achèverait qu’avec la mort du père, et cette vision entrait si vive en Oriane qu’elle pleurait de ne pouvoir voler, devancer le malheur, lui faire barrage de ses bras.

Le père l’attendait assis sur le banc du vieil arbre, la serra contre sa poitrine, caressant les cheveux, enroulant une mèche d’un doigt lent, comme aux heures de grande mélancolie, quand s’empare du rêveur le doute d’être au monde pour de bon.

La mort du père doit se jouer presque insensiblement, comme si l’écorce l’aimantait, le dévitalisait, l’absorbait diaphane. Et sur le banc, contre le flanc tremblant d’Oriane, ne reste un peu de temps, signalée par un fin rai d’opale, que la tiédeur d’une présence sans laquelle il faudra bien poursuivre.

 

Le billet d’Eve


 

L’homme est arrivé à l’adresse avec la tombée du jour.

A gauche, le soleil se couchait tout au bout d’un champ de labours, derrière la ligne des immeubles de verre. A droite, volets clos, la vieille bâtisse dormait au bord de la route. Ou morte. Qui chercherait refuge là ? en des murs qu’ébranle la course des camions énormes sillonnant le monde avec leur cargaison de haines.

Quand l’homme est sorti de sa voiture, un appel de phares et le mugissement furieux d’un quinze tonnes lui ont fait lever un bras de colère, et j’ai vu le souffle au passage rabattre sur sa nuque le col de la veste.

Il a sonné, rien ne bougeait. Il a frappé au bois rouge de la porte : aucune réponse. Comment croire qu’un amour eût échoué là ? après quel périple de vie ? à l’entrée d’un de ces bourgs sans rédemption où l’âme a froid.

Il a vérifié le numéro : 8, bien visible, et l’enseigne peinte COUTELLERIE dont les lettres se lisaient à peine comme aux tombes que n’entretient aucune famille. Il restait immobile, fixant la façade. Repassait-il en son esprit les rares mots de la lettre : « Je vis. J’aimerais te revoir une fois. Viens. Ne tarde pas trop. Eve, 8 route de l’Océan, Dives-le-Bel. » J’ai pensé : il aura trop tardé, paralysé entre le désir et la peur, je connais le genre. La femme est repartie, venue d’où ? fuyant où ? La mort se chargera de leurs retrouvailles.

L’homme regagnait sa voiture. Il pousserait peut-être jusqu’à la mer ; dînerait dans une brasserie du port ; prendrait pour la nuit une chambre lui ressemblant : grise, ouvrant sur l’effroi des bateaux et l’appel désolé des mouettes. J’aime les vies qui ne croient plus au large.

La porte de la maison s’est ouverte enfin, lentement, sur une femme d’une grande pâleur -cheveux roux , pull mauve : l’inconnue dont le regard incisif m’avait fixé quelques jours plus tôt sur la place. Le fracas de deux camions se croisant m’ont couvert les mots et les gestes de l’accueil.

*

Je suis repassé le lendemain matin malgré la tempête : la voiture de l’homme était toujours là. Vitres brisées, pneus crevés. La porte de la bâtisse battait au vent. J’aurais pu traverser la route, entrer dans la vieille coutellerie, mener l’enquête avec vraisemblance, puisque c’est moi que la femme avait si intensément regardé l’autre jour sur la place ; à moi que l’homme la veille avait montré le billet d’Eve en me priant de l’accompagner à l’adresse.

La vie des hommes, leur mort ; l’abandon des maisons, des villages ; la flambée des amours, leur châtiment : tout est énigme, et je suis loin. Il y a des fonctionnaires pour les enquêtes. A cette heure, ils doivent fouiller au 8, route de l’Océan, Dives-le-Bel, un de ces coins du monde où rien n’arrive. Qu’ils cherchent. Les énigmes ne valent que pour n’être jamais résolues.

 

La crue


 

Non, personne ne sait ce qu’est devenu Victor V. après le sinistre. Il avait six ans, en a donc trente-cinq -mon âge- s’il est en vie. La maison des V. est ensuite une remise de marinier, une boutique de brocanteur, et enfin cette Auberge du Pêcheur où nous dînons.

J’ai la seule photo qui subsiste de l’enfant, confiée par une amie des V. Je vous la montrerai, si mon enquête vous intéresse. On y voit de loin un garçonnet à vélo sur la levée, un pied à terre, une main au guidon, de l’autre saluant l’objectif. La photo est cadrée de telle sorte qu’on aperçoit en contrebas à gauche un bout du fleuve dans son lit mineur, à droite un bout du toit de la maison au pied de la levée, et, au milieu, l’enfant sur l’étroite crête de digue. Photographie datée au dos du 15 septembre 1980, soit cinq jours avant la catastrophe : des pluies dévalées des monts, si soudaines et si violentes que la lame d’eau monte de nuit en deux heures jusqu’à la déverse, précisément où la photo est prise. Elle s’engouffre en torrent par la brèche, engloutissant les maisons voisines, inondant le val jusqu’à l’extrême bord du cours majeur. On a retrouvé la famille V. noyée dans ses murs : le père, la mère et le bébé de dix mois. Aucune trace de Victor.

Chère amie, tandis que nous savourons ce sandre, permettez qu’entre deux bouchées j’avance mes hypothèses. D’abord la plus raisonnable : le garçonnet, noyé aussi, est emporté par le flot. On ne retrouve pourtant nulle part le cadavre. Notez que ce scénario peut avoir sa poésie fantasque : une histoire de petit mort pensant charrié parmi les décombres jusqu’à rejoindre la mer aux grands poissons.

Autre hypothèse, dans le genre réaliste. Le père était brutal. L’enfant avait déjà fugué une fois, à l’âge de quatre ans. Il aurait pu récidiver le 18, le 19, et cette absence pendant la crue le sauve. Pour combien de temps ? Où a-t-il fui ? Pourquoi plus aucune trace ? Enlevé ? Ou demandant à l’homme qui le cueille en stop de l’emmener loin, loin pour toujours, pour le meilleur ou pour le pire, ma chère, aux frais de votre imagination.

Mais voici la dernière hypothèse, mixte heureux des deux autres. Celle qui me touche le plus, et que j’aimerais vérifier. Victor était bien dans la maison la nuit où la levée céda. Le flot arrache le garçon au piège où les siens meurent noyés. Et le cours l’emporte vivant toute la nuit, descendant, descendant, s’agrippant au volet happé qu’il embrassait encore sur ce quai où le fleuve, enfin calmé, l’échoue.

John et Lily, un couple d’artistes sans enfants, le recueillent dans leur péniche. Le petit ne peut rien expliquer : tout le premier pan de sa vie, c’est comme si la crue l’avait emporté, effondrant sa mémoire avec la digue.

John et Lily le prénomment Arthur -oui, comme moi- et l’élèvent chez eux au titre de neveu adopté : enfant, disent-ils, d’une soeur déchue de ses droits aux Antilles. Arthur est même allé la voir deux fois en ce bout du monde. Il lui écrit encore au jour de l’An, continue de l’appeler maman. Elle est très vieille.

John est décédé l’année dernière. Lily perd un peu la tête. Imaginez que l’autre jour, comme Arthur lui apportait son repas dans le fauteuil : « Ô mon petit Moïse, mon soleil! Bénie, trois fois bénie l’eau violente qui t’a porté jusqu’à nous! »


Le fruit


 

Quand ces deux-là s’aimaient, ça résonnait jusqu’à l’envers du monde. L’écho en atteignait les vivants du dessous jusqu’aux racines, du dessus jusqu’aux astres, du pourtour jusqu’au rebord de la Terre, où les morts attendent l’appel de leur nom pour embarquer. Ils s’étaient rencontrés entre deux âges, deux rives, dans le bac franchissant le fleuve après Rouen. On ne sait ce qu’ils faisaient là, ni ce qu’ils se dirent, ni si seulement ils se parlèrent. D’un regard ils se reconnurent, certains que le vivant depuis l’Aube les préparait à s’éprendre.
Ils louèrent ensemble à Paris une grande pièce sur cour. Lui éditeur, elle journaliste ; sans cesse jubilant, comme titubant, seulement inquiets du moment de se délier, du moment de se reprendre. Et ils ne mirent jamais à leurs étreintes les bizarreries dont les amants se cachent leur satiété. Purs ils étaient, entendez entièrement serviles aux injonctions de l’espèce. Lui ne voulait que plonger au ventre d’elle, combler sa béance, jaillir en son gouffre ; elle, ne voulait que s’ouvrir généreuse à lui qui venait, enserrer son battement, happer le flot qui l’infusait. C’était simple comme la nuit des temps, ardent comme une joute, tendre comme une oblation.

Et cela dura combien de saisons, de mois ? de matins, de soirs ? à toute heure du jour, en tout lieu de la ville où l’impatience leur fixait rendez-vous. Qu’importait qu’ils s’unissent étendus dans des lits, adossées à des murs ; nus, vêtus ; seuls ou faussant brusquement compagnie ? Qu’importait si c’était elle sous lui, lui sous elle, les deux à côté, ventre à dos, ventre à ventre ? pourvu qu’il y eût cette modulation harmonieuse, ce vibrato accordé, ce duo sans perdant, ce crescendo concertant jusqu’au point d’orgue.

Ils avaient eu des amours avant, des enfants chacun de son côté. C’était en une autre vie, une contrée ressassée qu’on ne visite plus. Des enfants légitimes qu’ils embrassaient rapidement dans des fêtes distinctes. Ce qu’ils voulaient, ce que la Terre attendait d’âge en âge, c’était l’enfant d’eux, l’Unique, le fruit de leurs branches, le sang de leurs sèves. L’enfant d’eux un beau jour -il le fallait- courrait sur le plancher du monde, dans la liesse des temps accomplis . Alors eux, oui, pourraient se quitter, mourir peut-être.

Après que, sur sa bouche à lui penchée, elle avait de sa bouche aspiré l’ahan d’effort ; lui, bu la sueur d’effort perlant dans le sillon des seins d’elle ; quand leur cri du haut jouir s’était contre les monts répercuté jusqu’aux soubassements ; que leur dévoration repue les laissait haletants sur la berge, toujours ils revenaient au devoir d’un fruit d’eux, sans quoi leur rencontre serait une illusion d’optique, une erreur de la Providence, cette bénigne aiguilleuse taisant la carte de nos chemins.

Le fruit se forma le jour même qu’ils commençaient de ne plus y croire ; grandit plus vite que leur infinie gratitude ; naquit sans vagissement avec déjà le sourire du vainqueur, tandis qu’en eux, qui voyaient trotter dans la prairie l’enfant de l’avenir, l’étrangeté se glissait insensiblement jusqu’au cœur avec une pâleur de reine déchue.

Ils se quittèrent quand l’enfant eut l’âge de régner ; prirent le bac de retour sur le fleuve en crue ; se regardèrent longuement d’un bord à l’autre, doutant s’ils se voyaient pour la première fois, ou cherchant à quelle fête, en quelle ville lumière, ils avaient figuré ensemble.

 

L’imprécateur


 

« Vils chiens, buvez la honte ! Valets de souillure ! Crachat du monde ! La mort copule en vos crânes creux, vidés d’âme ! »

La foule s’était massée au pied de la tour-clocher du haut de laquelle vociférait l’imprécateur. Il était apparu brusquement, et l’attroupement n’avait pas tardé en ce pays de la parole contrainte. Nul ne le connaissait. Certains le disaient enfui de la prison lors du cataclysme ; d’autres, infiltré par l’ennemi pour la subversion ; d’autres, jailli des ténèbres pour les tourments ; quelques-uns crurent reconnaître en ce hurleur d’effroi le neveu du Libérateur, réfugié en Europe après l’échec du coup d’état. On regardait sidéré l’inconnu dansant un piétinement d’incantation sur la rambarde, brandissant le bras pour attester le Ciel et pointant sur le peuple un doigt justicier. Chaque homme de la foule, chaque femme, chaque enfant sur la place, regard tendu vers le forcené, sentait monter dans ses veines une lame de haine qui balaierait tout.


« Nabots de destinée, ravalez les cris du pardon en vos gorges purulentes ! Tombent vos dents aux festins d’abjection ! Rebut de l’espèce, entends bourdonner à tes oreilles la fin du sang ! Peste, lèpre et tous les chancres, rentre au ventre dont tu ne devais pas sortir ! Débarrasse le plancher du monde ! »

Les phrases claquaient comme des fouets, brûlaient comme des fers rouges ; la foule bouillonnait sous l’insulte et l’on sentait qu’il ne ferait pas bon au forcené de tomber entre ses mains.

«Fils de l’ordure, tes poumons noircissent l’air, ta vessie pourrit l’eau. Il n’est plus de fleuve sans le fiel de tes reins, plus de plante sans l’odeur de ta fiente. Ton regard saigne le beau, ta salive tue le vrai. Pars ! Meurs ! Rends la maison à la pureté du matin. »

La foule s’ouvrit pour donner passage à l’un de ces brise-émeute qui la tenaient en respect les jours de nostalgie, mais cette fois on applaudit l’engin comme l’instrument urgent du salut. Sur la tourelle tournante, cinq tireurs d’élite ; à la proue, le lance-flammes ; au flanc gauche, le canon à eau dont le jet renversait un buffle à trente mètres. L’échelle de l’avant-pont commença de se déployer contre le fronton tandis que le haut-parleur sommait l’homme de se rendre. La foule voyait avec stupeur un nuage s’amasser sur la cathédrale, des oiseaux s’assembler en tournoyant autour de l’inspiré.

« Engeance de glu, le glapissement de ton coït sonne le glas. Que ta jouissance coule à l’égout comme une rinçure. Finis ta race toujours plus laide, plus vile, plus grimaçante de désir, ahurie de fracas, insinuant son oeil cupide jusqu’au cœur des pierres. Vermine du monde, jusqu’où crois-tu pousser ta bouche rapace ? jusqu’à quand dévorer le corps vif de la terre, le cœur battant de l’amour ? Entends monter la colère des astres, vois venir l’ultime heure de ton règne ! »

Les gardiens du peuple sur l’échelle étaient déjà à mi-hauteur ; les tireurs dans la tourelle se tenaient prêts au signal, mais ordre était donné de capturer le fou vivant.. Or c’est précisément quand le premier gardien allait l’atteindre qu’on vit l’homme se lancer de la tour avec un long rugissement de victoire, suivi de la nuée des oiseaux au devant des cents bras dardés pour le saisir, cents mains pour l’arracher, cent bouches pour dévorer sa chair palpitante. Ce fut une curée formidable, une sorte d’eucharistie sauvage jusqu’au dernier lambeau de peau. Puis la fièvre tomba, la pluie de déluge fut accueillie comme une eau lustrale, bras levés, avec un long murmure d’action de grâce. Les tireurs vidaient en l’air leurs chargeurs, les gardiens dansaient avec des femmes de la foule. Le lance-flammes tua les derniers oiseaux, et le soleil reparut derrière la flèche.

 

L’arbre et son vieux


 

Il n’y a pas à dire qu’on aimerait planter un arbre avant le gel : il faut le faire. A racines nues naturellement, seul moyen de savoir sans tromperie « à qui l’on a affaire ».

L’arbre que choisit le vieux ce jour de novembre en pépinière avait quelque chose de sensé qui pouvait faire peur. De la radicelle à la ramille il affichait un quant-à-soi, comme un souci d’indépendance, ce qui justement attira l’attention du vieux : et c’est pourquoi le vendeur interrogé a pu dire par la suite que l’arbre avait choisi l’homme autant que l’inverse. Un mètre soixante-quinze tous les deux. L’arbre : d’espèce fagus, variété purpurea, aimant les sols draînés. Le vieux : d’essence aussi noble, du même genre inflexible, sec au besoin dans une demeure qui prenait l’eau et qu’il gardait surtout pour la raison que ses neveux voulaient la lui faire vendre.

Quand il revint avec son arbre ficelé sur la galerie de l’antique DS, il eut bien l’impression d’entendre Marie-Louise murmurer du La Fontaine entre ses dents : « Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge ! » Marie-Louise est la gouvernante. Elle fait une cuisine grasse, comme il convient à un octogénaire auquel les analyses de sang n’ont plus rien à dire. Bien sûr elle lave, coud, repasse, époussette. Elle l’aide aussi à la toilette les mardis et samedis matins. Le va-et-vient savonneux des mains de cette forte femme sur sa peau des pieds au cou, devant, derrière, est à la fois un des plaisirs et une des humiliations de sa semaine. « Que voulez-vous, clame Marie-Louise, sans ça il ne se laverait plus du tout depuis le décès de Madame ! »

Pour le reste de son bonheur, ou plus modestement de sa raison de durer encore, il y a les arbres du parc. Passons sur le bosquet de charmes sans grâce planté par un grand-père trousseur de bonnes. Laissons le houx verni, tout de piques et de boules rouges pour les bouquets de Noël. Ignorons le laurier, juste bon à couronner l’âne cacochyme gardé à la mémoire de la défunte. Nous ne retiendrons que le cèdre du Liban justement rapporté de là-bas par le trisaïeul Amaury, ample, sombre, puissant comme une fatalité ; le séquoia planté par Enguerrand, aussi vieux que la peur de mourir, deux fois plus haut que la tour d’angle, si haut que le ciel d’automne semble s’appuyer à sa pointe pour ne pas tomber d’ennui ; et le chêne, planté par Thibault, plus chenu qu’une barbe d’empereur, trapu comme vingt, sain comme la Banque de France, ombreux déjà vers 1750, puisque s’y s’adossa Voltaire, dit la chronique familiale, le jour où le philosophe fit halte chez le baron sur la route des Délices.
La vue de ces vaisseaux immenses amarrés au fond de la prairie, le jeu du soleil et du vent dans leurs voilures, leurs chants, leur oscillation douce, leurs oiseaux bondissants comme des mousses dans les cordages, tout, jusqu’aux infimes grincements de leur mâture, ravissait le vieil amiral en toute saison. Il aurait pu s’en satisfaire, remercier la lignée et la conclure ainsi, sans éclat, au fil de ses périples immobiles. Pourquoi s’est-il avisé un matin qu’il risquait de déchoir, lui, Baudouin du Vault de Belmart, seul de sa race et dernier du nom, s’il partait sans avoir planté ?

Marie-Louise s’était donc munie de bottes, d’une bêche et d’une pioche pour creuser au centre de la prairie le trou de « l’arbre de Monsieur ». Et Monsieur, cassé, regardait ébahi s’actionner les reins, les bras, toute l’imposante structure de cette femme sans âge défini, sans désir connu, comme d’un sexe à part, et qui, depuis trois ans, évitait au vieux baron de finir clochard.
L’arbre aussi semblait regarder en coin l’apprêt de son avenir séculaire en ce lopin de vieille France. Monsieur le baron le tenait debout par le col, le toisant toutes les deux secondes d’un regard de patriarche content de sa descendance. On le sentait impatient d’enfouir les racines, dès qu’il plairait à Marie-Louise.
Et ce fut fait. La gouvernante dut encore enfoncer le tuteur à la masse et porter l’arrosage à seaux répétés depuis la buanderie. La nuit tombait. Sitôt bu son potage, elle s’en fut se coucher bien lasse.

Le lendemain matin, elle ne trouve pas Monsieur dans la cuisine. Ni dans sa chambre. Elle appelle, par toute la bâtisse ; sort dans le parc ; croit s’évanouir en découvrant, là, bien au centre de la prairie, à l’endroit même où l’on avait planté le baliveau la veille au soir, un hêtre pourpre gigantesque, fagus purpurea en majesté, tronc de pilier de nef, embranchement d’autoroute, cime à gratter les nuages.
Un chantonnement venait de là. La gouvernante appelle, les mains en porte-voix
: « Monsieur !…Monsieur !…Monsieur le baron !…Baudouin ! » « Voilà, voilà, soupira le vieux assis dans la maîtresse fourche de son arbre, j’arrive. Va chercher l’échelle. »

 

La dame du phare

 


Il y a toujours deux arbres : l’arbre visible, happant de feuilles la lumière, se hissant de sève dans la légèreté, se mouvant de branches dans la transparence, brassant le bleu à l’heure des nids, des fruits, des jeux déployés en son ombre, des noms gravés en son écorce ; et l’arbre invisible, se poussant de bras dans l’épaisseur, s’infiltrant d’yeux aveugles dans l’ombre, enserrant le roc, assurant l’assise, tâtant les sucs parmi les os, les larves, les vestiges. Et l’arbre visible ne sait aller sans l’autre, le bourgeonnement sans le fouissement, l’efflorescence sans la manducation, le chant clair sans la plongée.

De même il y a toujours deux hommes : l’homme visible, vibrant de poil et de peau, lustré d’aurore en ses beaux draps, ombré de crépuscule en ses désirs, vif en son pas, net en son verbe, se flattant de joindre le jouissif au profitable dans le pré carré de la raison ; et l’être invisible, tout de rouges ruissellements sous l’écorce, tournant des alchimies en ses chaudrons, lançant des fulgurances en ses gouffres, creusant des mines jusqu’aux régions où le sol se dérobe. Et l’homme visible ne sait aller sans l’autre, la raison sans la folie douce, la parole proférée sans les mots du souffleur, les corps à corps sans la nostalgie de l’absence.

On ne sait pourquoi l’être invisible en Florent s’est mis un jour à dévorer l’autre, ni à quoi l’on s’en est d’abord avisé. À ses silences ? À ses colères ? À ses regards comme « en creux » où semblaient se noyer les mots au sortir des lèvres dès qu’on parlait de Macha ? Je n’ai jamais su la nature exacte de leur relation, bien antérieure à mon amitié. Contre le sentiment général, j’ai douté que l’amour physique ait trouvé place en leur union. Je ne pense pas à la différence d’âge ; juste l’intuition que c’était entre eux d’un autre ordre.

J’ai rencontré deux fois Macha. Elle s’était déjà retirée, seule et très vieille, dans un manoir de roc rouillé qu’on eût dit recraché par le flot sur les récifs comme une coque de naufrage et que les gens du pays appelaient « le phare ». Macha Atanovitch était pour tous « la dame du phare ».

La première fois que je l’ai vue -il y a quatre ans, nous la croyions guérie-, elle m’avait prié de venir en ce bout du monde à la période des grandes marées, « beau sujet pour un artiste ». Je n’ai rien peint : vents et vagues trop sages, flux retenus. Et Macha qui ne me laissait aucun recueillement. Elle désirait inlassablement m’entendre évoquer un Florent parlant d’elle à toute heure, cherchant le sommeil depuis son absence, se disposant à rompre tout lien pour la rejoindre. J’abondais, je n’aime pas blesser. Qui d’ailleurs peut assurer qu’avec ces mensonges je n’étais pas aussi dans le vrai ? Florent avait à cette époque plusieurs aventures simultanées et rivales où l’on eût dit qu’il jouissait de se retourner le coeur, comme aux nacelles des fêtes foraines ces foules d’éviscérés volontaires.

La seconde fois, au printemps de l’année dernière, Macha m’avait prié d’accourir au motif d’un objet de grand prix qu’elle souhaitait faire tenir d’urgence à Florent. Je la trouvai très amaigrie. Elle me dit qu’elle se portait bien sans manger, que la santé est un état d’esprit. Nous avons marché sans parole grave, au bord de l’écume au couchant ; des goélands nous survolaient en nuée criarde. Puis soirée courte devant l’immense cheminée où les flammes montaient à faire peur. Départ hâtif le lendemain matin, sur des mots d’au revoir ordinaires. Comme je regrette aujourd’hui de n’avoir pas forcé les craintes , ni demandé ce qu’avait de si rare le Bouddha de jade en pendentif qu’elle me chargeait de remettre au plus vite à Florent. Mon ami le reçut sans marquer d’émotion ni demander aucune nouvelle de celle qui m’envoyait. Mais son regard s’appesantit longtemps sur moi, ou, comme à travers moi, sur un lointain d’impuissance.

Ensuite il a semblé retrouver un équilibre. Sen avait fini par éclipser les autres liaisons. Mannequin, traductrice, elle était d’une beauté décalée qui m’embarrassait. Ils ne se quittaient pas, sortaient beaucoup, m’invitaient à des concerts, des colloques d’astrologie, des tables si fines -et si chères !- que manger et boire y tenaient du rituel. Florent liquida toutes ses parts de l’entreprise familiale. Sen et lui emménagèrent dans un duplex avec atelier rue Delambre. Je ne savais pas mon ami créateur. L’argile se modelait vigoureusement sous ses doigts en d’étranges figures d’attente, des formes de lendemains qui chantent dans des continents inconquis. Mais si je lui parlais d’exposer avec moi, ou d’au moins cuire ses terres, il haussait les épaules en me fixant avec un long sourire d’indulgence.

Au retour d’un salon d’automne à Belgrade, suivi de prospections en Russie où ma peinture commençait d’intéresser, j’ai trouvé le duplex vide, nu comme à la vente, et sans un mot du couple pour expliquer un si brusque départ. Nos quelques amis communs l’apprenaient par ma bouche. J’ai voulu joindre Macha au téléphone ; c’était comme si une main m’empêchait de composer le numéro. J’ai travaillé intensément dans cette incertitude -et cette rancoeur contre un ami qui s’était évanoui sans le moindre signe. De cette période date notamment le prémonitoire Château rouge, toile achetée depuis par la ville de Lausanne.

J’ai fait le voyage de Pen-Hir deux mois plus tard. Ma stupeur en ne trouvant du manoir sur son roc qu’un flanc béant et des côtes saillantes comme aux bêtes crevées de faim dans les déserts ! Au commissariat de Crozon, on me précisa que l’incendie avait éclaté une semaine auparavant, dans la nuit du 7 décembre. Feu de cheminée ? Court-circuit dans une si vieille bâtisse ? Impossible d’assurer formellement qu’il y eût des victimes. Les pluies diluviennes survenues juste après le sinistre compliqueraient l’analyse des cendres. On avait vu plusieurs fois, ces derniers temps, la dame du phare en compagnie d’un couple, dont on n’a pas retrouvé la voiture. L’enquête se poursuit.

Je suis retourné au manoir. Le soir tombait. J’entendais la mer battre non loin comme un cœur. Je me suis glissé dans les décombres. L’ombre m’accompagnait. J’ai regardé l’immense cheminée encore debout , son conduit vertigineux, jusqu’au ciel, par le toit béant. « Quand même, dit une voix derrière moi, voir triompher le feu si près de l’eau ! »

 

La fin du grand théâtre


 

Après un court exorde de bienvenue en un lieu mythique, de remerciement à la valeureuse assistance et d’allusions humoristiques au temps, à l’air, à l’air du temps comme pour détendre l’atmosphère en ce moment solennel, Friedrich Grülen se cala derrière son pupitre de verre et poursuivit ainsi son exposé :

« Donc, comment et pourquoi Otto von Praten a-t-il disparu ici même, sur cette scène, le 3 juin 32, à 15h, soudain désintégré, volatilisé, pas même une brise dans la brise, une ridule sur l’eau d’un lac ? Il importe de l’apprendre enfin, avant la date butoir du 3 juin 62. Passé cette trentaine, vous le savez, Mesdames et Messieurs, toute mention de son nom deviendra illégale, passible de prison ou d’exil. Or si l’on entérine son inexistence, le doute de proche en proche gagnera chaque vie, la vôtre, la mienne, et c’est tout l’échafaudage humain qui s’effondre.

« Beaucoup d’attestateurs sont décédés, et la plupart de ceux qui restent se résignent. Questionnés de près par les agents valideurs, ils en viennent à admettre que peut-être ils ont rêvé ; ils ont cru en effet, jusqu’à cette impensable minute, à l’existence effective du savant ; mais, toute preuve matérielle s’étant évaporée, le plus sage, avouent-ils, est de conclure à une erreur des sens : les phénomènes d’hallucination collective sont connus.

« Nous ne sommes plus, Mesdames et Messieurs, que quelques centaines d’hommes et de femmes disséminés pour résister aux faits, revendiquer la mémoire contre l’évidence, croire que l’existence d’Otto von Praten conditionne, bien au-delà de sa personne, la pérennité de l’édifice. Les « Comités mémoriels von Praten » à travers le monde se sont taris l’un après l’autre. Notre Présidente, madame Brigitt von Praten, souffrante, n’a pu se joindre à nous pour confirmer, avec la flamme qu’on lui connaît, la réalité matérielle de son fils. Je vous demanderai donc, mes amis, à la fin de la séance, de dire par un vote à bulletin secret si vous me donnez mandat pour finaliser et soutenir in extremis la requête en reconnaissance.

« Les preuves tangibles, vous le savez, ont disparu. Plus une photo dans les archives de presse nationales et mondiales, cléricales et laïques, ni même dans les albums de familles ; aucune mention du nom dans les registres publics, pas un bulletin dans les écoles et universités ; les textes d’Otto ont disparu des librairies, des bibliothèques, des électrothèques et même du disque noir. Si nous n’avions, à quelques semaines de la clôture, que notre souvenir pour preuve, l’affaire serait entendue. Mais je crois détenir, Mesdames et Messieurs, moi Friedrich Grülen, qui fus son disciple et ami, l’élément décisif pouvant rétablir Praten à la face du monde, et mieux encore : faire aboutir son oeuvre.

« D’abord un rapide rappel des faits.
3 juin 32, 13h15 Otto termine son déjeuner avec une dizaine d’intimes au restaurant qui jouxte le théâtre. Je le sens tendu sous un air jovial, il sait qu’il va jouer gros dans moins d’une heure devant l’Aréopage.
13h45 Nous sommes dans la coulisse du Grand Théâtre, la salle bruisse, s’électrise. Assis à la tribune officielle, entre les deux Coprinces, l’Archimaître attend, impassible. J’observe chez mon ami le piétinement de celui qui piaffe, l’œil ardent de celui qui sait, la bouche sèche de celui qui craint.
14h Il entre en scène, dans un tonnerre d’applaudissements, salue, obtient le silence et s’installe à la table pour l’exposé succinct des enjeux philosophique, psychologique, moral et même social, de sa découverte.
14h30 Il entame le cheminement mathématique qui doit conduire à l’équation suprême, clé de l’énigme universelle et dévoilement de Dieu. L’écran vocal flamboie dans son dos à mesure de la démonstration.
14h55 Pause. Il boit une gorgée, se lève, arpente la scène . L’assistance retient son souffle. Figures, lettres et chiffres sur l’écran et dans les esprits sont en suspens, comme au bord de la révélation. Un pas encore et l’Homme accédera à la Connaissance ; les sceaux seront brisés, l’alpha et l’oméga décryptés, le Créateur identifié, localisé, et non point, peut-être, comme on l’a cru depuis l’aube des temps, au fin fond du Ciel, mais là, tout prêt, où l’on n’osait le chercher, à portée de main, comme tapi dans la doublure du monde.
15h : Otto se rassoit, prêt à entrer dans les ultimes arcanes de la formule. Silence de tombe dans tous les degrés du théâtre. Dans la tribune officielle l’Archimaître est debout, statufié ; les Coprinces ont pris leurs jumelles… Et c’est alors que tout à coup, comme une bulle éclatée , Otto n’est plus visible. Clameur de l’assistance. Tumulte. On frise le burlesque quand les huissiers cherchent en tout sens, même sous la table, dans la serviette. La foule envahit la scène, fouille les coulisses. L’Archimaître s’est éclipsé sans une déclaration, avec les Coprinces. Plus trace d’Otto von Praten, jamais, nulle part. »

Friedrich Grülen s’interrompit un instant, immobile, le visage dans les mains, puis le regard attaché aux cintres. Enfin, après une longue aspiration :

« Et voici maintenant, mes chers amis, l’élément nouveau, décisif, fruit de trente ans de mes recherches. Il va permettre non seulement d’authentifier Praten dans sa réalité historique, mais de fournir, enfin reconstituée, la formule finale de l’équation qu’il était seul à détenir, et qu’en ce même théâtre, voici bientôt trente ans, il n’eut pas le temps de communiquer.»

L’orateur achevait sa déambulation pour rejoindre le pupitre de verre, lorsqu’il fut comme happé par l’ombre, ventousé par le vide. L’assistance des fidèles se dispersa dans la peur. Huit jours plus tard, dans la nuit du 2 juin 62, le Grand Théâtre était la proie des flammes. On inaugurera bientôt la galerie marchande construite en son emplacement.

 

Les mardis de Jimmy B.


 

Courez ! Dansez ! Datez ! Contez ! Les ordres fusent des quatre coins de l’empêchement, à seule fin de tourmenter l’infirme en sa tête. Jimmy circule à l’aise dans le passé ancien, aux frontières de la légende : son père, sa mère, l’enfance aimée dans la campagne normande ; d’autres pans de sa vie sont floutés, ou éboulés. Sa parole : un balbutiement déchiffrable. Ses jambes : un poids mort dans le fauteuil électrique. On cite des gens plus à plaindre. Il a ses bras, assez de tête pratique pour ne pas trop dépendre, un appartement, une rente convenable.

Fatiha est l’aide à domicile du mardi. Dans la matinée, elle remplit le réfrigérateur et fait à fond le ménage du trois pièces. Puis Jimmy met la table ; Fatiha réchauffe des surgelés fins, ouvre un bordeaux ; ils mangent avec le poids de gaieté qui peut lester deux êtres d’infortune : lui, quarante-six ans, infirme de tout avenir depuis cinq années, depuis ce camion, ce ravin ; elle, trente ans, abîmée depuis l’enfance par toute la violence du diable ici-bas. Ils se devinent, ils s’apaisent. Le mardi a fini par être un jour attendu. Un baiser de Fatiha sur le front de Jimmy, c’est du miel.

Après le repas, ils sortent en ville. Le fleuve, ses joggers, ses rameurs, le reflet ondulé des berges au passage des péniches. La cathédrale et son portail juché, inaccessible au fauteuil roulant sans la bienveillance d’un tiers ; et, au pied des vitraux, ces forêts de cierges offerts à l’Inconnu, seule présomption jusqu’à présent de son existence. A la pâtisserie, ils achètent des viennoiseries qu’ils mangent en regardant les vitrines. Jimmy aime celle du brocanteur, où des débris de passé s’offrent en vrac à la dévotion. Quelquefois ils entrent ; il achète un broc de fer émaillé, un bocal de pharmacie, une carte postale du Calvados. S’ils vont au cinéma, ils s’installent dans la rangée du fond, en bordure. Ils aiment les thrillers, ces vies suspendues à un grincement de porte ; ou bien les films de nature, quand la caméra suit les orques sous la mer, les renards jusqu’au fond des terriers. Jim prend la main de Fatiha, et ça fait comme un fruit chaud sur sa cuisse dans la froideur du monde.

Puis ils rentrent. « Bonsoir les amoureux ! », s’écrie la concierge dans le hall, ce qui les fait rire pendant tout le temps de l’ascenseur. De retour dans l’appartement, tandis qu’il somnole bouche ouverte, le souffle sonore, Fatiha repasse du linge. Voilà qu’elle fredonne, qu’elle oserait presque se croire heureuse dans son métier, celui d’aider à vivre plus malchanceux que soi si possible. Son métier ou plus ? Elle rêve qu’un mardi soir, son horaire achevé, au lieu de partir elle voudra s’étendre avec Jim dans le lit, enfin s’ouvrir à un sexe de son plein gré, enfin faire quelque chose de beau d’une semence d’homme. Jimmy cependant, parcourant la frange incertaine du sommeil, tantôt voit une montagne qu’il franchit en danseuse, et la foule immense applaudit sur le bord. Ou c’est le souffle du fer à vapeur qui le transporte dans le train de ses dix ans, pensionnaire arraché à toute tendresse pour huit jours. Une porte claque ? Un livre tombe ? C’est le fracas du camion, le ravin : il sursaute, lance à Fatiha un regard d’épouvante. Elle lui caresse le front, le repassage est terminé. Elle s’emmitoufle, il est tard. Elle lui souhaite une bonne nuit, une bonne semaine.

Mais peut-être un mardi soir, à l’instant de refermer la porte, Fatiha se ravisera, dira : « Les mardis, ça ne suffit pas. Il y a trop à faire. » Elle reposera son sac, défera son manteau. Et Jimmy B. la regardera préparer leur premier dîner, s’aménager une place dans l’armoire de la chambre, installer le soleil du mardi pour toute la semaine, et jusqu’au bout de la vie.

 

L’affaire Alezansky


On s’est longtemps demandé pourquoi István Alezansky choisit de disparaître ce soir du 22 novembre 1992. Il venait de remporter un triomphe mémorable, le public l’avait ovationné debout pendant dix minutes après trois rappels. En quinze ans, depuis ce jour de 1977 où, sorti de nulle part, il avait conquis Gaveau à vingt ans avec ses impromptus de Schubert, jamais les musicologues n’avaient cessé de célébrer ce jeune géant Hongrois aux yeux d’aigue marine, à la bouche ombreuse qui ne souriait pas, à la chevelure léonine qu’il renvoyait d’un mouvement de tête impérieux ou d’une main ferme dès que le clavier des concertos la libérait. Nous avons encore les éloges en mémoire: « Une fulgurance dans Liszt comme on n’en a pas vu depuis Cziffra », « Chopin écorché vif sous les doigts du génial Hongrois », « Alezansky dans Bartók, c’est la vie et la mort réconciliées qui dansent sur un fil au-dessus du gouffre » .

Or dès le 22 novembre au soir, et tout au long des mois qui suivirent, István Alezansky entendit sans gratitude les louanges, puis les impatiences, puis les regrets. Il refusa toutes les offres, se sépara de son agent, vendit son appartement de l’Ile Saint-Louis et sa villa de Cimiez. L’argent fut distribué à diverses fondations pour l’enfance. Il prit une chambre en pension dans un hôtel médiocre du XIIe arrondissement. La renommée finit par se lasser. Bientôt il put aller déjeuner à la brasserie d’à côté sans émouvoir les serveurs ni déplacer un journaliste. Pour tous, l’ « affaire Alezansky » était classée ; pour lui, elle commençait.

En vérité elle avait commencé précisément ce 22 novembre 1992, une heure avant le concert, tandis qu’il relisait dans sa loge du Théâtre des Champs-Elysées la partition de l’Allegro barbaro de Bartók. Un papier apparaît sous la porte. Il le ramasse, le déplie, le lit : « István usurpateur. Ton talent n’est pas à toi. Ton nom n’est pas à toi. Ton sang coule en d’autres veines. Ne meurs pas sans savoir. Vite. Cherche qui joue en toi.» Signé Mislav. Il se précipite dans le couloir : vide ; questionne le personnel : rien vu. Mislav ? Il ne connaît aucun Mislav. Un fou sans doute. Entré comment ? Il y en a tant qui courent ! La célébrité vous expose aux fantasmes d’exaltés en tous genres. Plus souvent des femmes… Mais pourquoi ce soir les mots résonnent-ils comme l’écho d’une très lointaine déflagration ? « Ton nom n’est pas à toi… » Qu’est-ce que ce Mislav ? Que veut-il ? « Ton sang coule en d’autres veines… » Et qu’y a-t-il donc à savoir d’urgence, « avant de mourir » ? Le jeune pianiste est troublé. Il sent remuer des fantômes. Pourtant il jouera ce soir-là mieux que jamais. Ou bien, justement, c’est à cause du billet sous la porte que son jeu se creuse d’ombre encore davantage. « Cherche qui joue en toi… »

Le concert achevé, il refuse l’invitation d’Héléna à dîner chez Lipp. Après un tel triomphe, pressé par tant d’amis, il rentre s’enfermer à son domicile. Par les fenêtres, le front appuyé à la vitre, longtemps il regarde la Seine à ses pieds, le fleuve rêvé de son enfance, calme et sombre, secret sous les miroitements. Il se couche sans dîner, dort mal.

Le lendemain, sans souci de l’heure, il appelle sa mère au téléphone. Elle vit à Sydney, remariée à ce Harris -oh ! pourquoi elle ?- un de ces hommes solides à ne pas laisser passer la lumière. « Maman ?.. Oui, c’est ton fils… Comment lequel !… Eh bien, tu te rendormiras !…J’ai une chose importante à te demander… Oui, oui, très beau concert… Oui, elle était dans la salle. Et aussi le premier ministre. Maman, est-ce que tu connais, toi, un Mislav, parmi nos proches ?… Oui, Mislav …Je ne sais pas, dans mon enfance, ou avant ?… C’est important pour moi, cherche… Quoi des choses à dire ? Eh bien, dis-les !… Pourquoi pas en pleine nuit au téléphone ?… Alors viens, saute dans un avion…Mais si ! Je t’emmènerai à la Tour d’argent, après on fera toutes les boutiques de l’avenue Montaigne… D’accord… Je t’embrasse aussi. A bientôt. »

Huit jours plus tard István Alezansky reçoit la lettre suivante :

Mon fils chéri, je ne peux pas me libérer. Harris refuse que je m’absente en ce moment, celui du plein boom, ici, tu sais. Il dit que tu n’as qu’à venir toi-même, puisque tu prends l’avion comme le taxi (ce sont ses mots), et qu’il y a d’excellents restaurants à Sydney, et que le règne de la mode parisienne est passé (encore sic !), enfin, tu le connais… Il faut regarder les qualités des gens. Il en a. Au fond, je crois qu’il est fier de ta notoriété. D’ailleurs, mon fils, par lettre je saurai mieux que de vive voix te dire une circonstance de ta naissance que nous avons tenue secrète pour t’épargner le trouble dans ton enfance. Mais à présent je peux bien te la révéler, si tu me promets, toi, de me dire ensuite comment t’est venue cette question sur Mislav. D’accord ? Quand nous avons appris, ton père et moi, que j’attendais des jumeaux, nous étions fous de bonheur. Ce sera deux garçons, disait ton père, István et Mislav : qu’est-ce que tu en dis ? Je l’aimais tant, je disais toujours comme lui. Il caressait mon ventre : Un musicien et un archéologue, hein ? Je disais : On verra, ça dépendra de leurs têtes. On riait à pleurer. Et puis la grossesse a été difficile. Vous êtes nés prématurés. Deux garçons. Peu après, on est venu nous dire que l’un des bébés était mort. Là, je te prie de croire qu’on a bien pleuré, pour de bon. Mais tu étais splendide. Comment l’appellerez-vous, a demandé la sage-femme ? Ton père voulait István, moi Mislav. J’ai dit : Comme tu préfères, mais alors pas archéologue ! Et on a ri de nouveau. Longtemps. La vie a été bonne. Il faut bien continuer… Voilà, mon petit. Il n’y a rien d’autre, crois-moi. Ne cherche plus. Maintenant dis-moi comment t’est venue cette question. De qui tiens-tu tout d’un coup ce Mislav ? S’il te plaît, dis-moi !
Je t’embrasse. Viens nous voir à Sydney. Tu n’as qu’à y programmer un concert.
Ta maman qui t’aime.

István Alezansky lit et relit la lettre. Quelque chose ne passe pas. Quelque chose s’arrête en chemin. Il lui semble qu’il y a de l’ombre entre les mots. Ou bien c’est l’ombre qui l’envahit, lui, « le pianiste de l’obscur ». L’ombre de l’autre ? De l’enfant mort ? Ou de l’enfant volé ? Ou de l’infirme qu’on cache et qui s’échappe ? L’ombre du disparu qui hante ? Ou bien c’est simplement la nuit, la nuit de la déraison qui monte, qui va te prendre, toi, István, comme ton père, par petits morceaux de ta tête, à lentes bouchées, jusqu’au bout.

 

L’homme et sa meute


 

Il avançait d’un pas ferme. Surtout ne pas se retourner ! Il savait bien que la horde le suivait à dix pas, épiant chaque anomalie de son allure, chaque glissement de ses semelles dans la neige. Elle lui filait le pas depuis des jours et des jours ; depuis ce matin de glace où il avait quitté les monts faute de proies.

Il avait nourri le chef une fois, et maintenant tous semblaient résolus à le suivre au bout du monde, l’œil mendiant, le croc prêt, soumis aussi longtemps que le marcheur feindrait l’indifférence. Faire volte-face, battre des bras ne servirait qu’à les disperser un instant comme des mouches. Il faudrait recommencer, joindre la voix au geste. Il y perdrait de son prestige, et c’est bien la seule arme dont dispose encore un homme aux mains nues dans les décombres des lois.

Il renonça vite à percer les motifs de l’escorte. Quand l’homme campait à l’abri d’un feu, observant la meute couchée de l’autre côté du cercle, museaux calés entre les pattes, il voyait luire des paires yeux attentifs, patients : résignés à l’incompréhension des races ou affûtés pour la haine jusqu’au fond du ventre ?

Bientôt il put céder au sommeil sans peur. Même on aurait dit que la meute le veillait. Parfois le chef se détachait du groupe des guetteurs, venait flairer l’endormi. Le souffle sur ses chevilles, son cou, entrait comme une brise du large dans ses rêves d’embarquement. Mais qu’elle était encore loin, la mer ! Combien de plaine grise avant de déposer l’ennui sur un quai ! Au réveil, il trouvait parfois les bêtes massées contre son flanc, comme pour suppléer à la chaleur du feu éteint. Alors il leur parlait : des mots rescapés du sommeil, encore tout brouillés d’impossible ; des serments d’amitié, des promesses d’assistance dans l’infinie misère du voyage. Puis la raison dissipait ces chimères comme le soleil les brumes. L’homme et les bêtes se scrutaient alors en silence, et ça faisait un froissement d’impuissance, une tendresse de père évasif et d’enfants retrouvés un beau matin sur la voie du sang.


Manger devint une cérémonie. L’homme cuisait les proies apportées par la meute. Il s’étonnait que la plaine désolée fût si giboyeuse à leur désir : lièvres, tétras, muridés, serpents, et même un jour un chevreuil que le chef traîna aux pieds du marcheur. L’homme voulut gratifier d’une caresse l’habile chasseur. Il avança la main, mais l’autre fit voir aussitôt des dents éclatantes, et les abois de la horde hérissée répondirent à son grondement. Le gibier découpé, il donnait à chacun son morceau, de bout de bras à gueule tendue, les onze bêtes à la file, chacune attendant docilement son tour. Puis elles s’égaillaient sans bruit, parfois il ne les revoyait plus jusqu’au soir.

Et la marche dura des ans et des ans, sans autres saisons qu’un doux hiver. La meute suivait avec constance. Si le chef mourait, un autre prenait sa place et une bête nouvelle surgissait des taillis pour faire le nombre.

Enfin le paysage changea. Il y eut des arbres, des habitations, des fondrières de chaque côté de la route. Le marcheur et sa meute croisaient des villageois qui semblaient ne pas les voir ; mais lui devinait, au souffle accéléré des bêtes, qu’on se retournait sur leur sillage. Dans la ville, leur cortège mettait des femmes aux fenêtres, des boutiquiers sur leur seuil. La meute inquiète se serrait jusque dans les jambes du marcheur, qui faillit deux fois trébucher ; et l’on sentait qu’il n’y aurait alors de secours pour personne, que ce serait chacun pour sa peau dans la fureur qui s’en suivrait.


En vue des docks, les bêtes hésitèrent à continuer. L’homme, se retournant, les vit plus loin qu’à l’ordinaire, humant l’air, le sol, avec des tournoiements d’incertitude. La foule, qui s’était massée, s’ouvrait devant les pas de l’étranger, formait une haie de stupeur jusqu’au quai d’embarquement. L’homme appela les bêtes, chacune par le nom que l’inspiration lui dictait. Elles firent mouvement pour le rejoindre, mais le commandant du cargo proclama du pont qu’on ne prenait aucun animal à bord.


Tout alors se dénoua comme en songe : l’homme embarquant, un matelot larguant les amarres, le son d’une sirène, et la foule se dispersant de nouveau par la ville tandis que la meute regardait le cargo diminuer, diminuer, jusqu’à se perdre à l’horizon.

Chapitre 12 – Les amours de Lola


 

Quand elle aperçut sa dépouille mortelle, dénudée pour l’ultime toilette, Lola au plafond s’esclaffa sans gorge, au seul plaisir des anges, de ce rire à cascade qui avait fait sa renommée autant que l’opulence de la poitrine et l’énormité de la croupe. « Vrai, dit-elle sans lèvres, avec moi les vers vont pas s’ennuyer ! Patience, les p’tits gars, y en aura pour tout le monde ! »

C’est déjà ce qu’elle disait de son vivant aux clients fébriles se pressant devant le 12 rue Saint-Prix, où Lola Popotin tenait boudoir à l’entresol : quatre mètres sur quatre tapissé de velours rouge et de miroirs dorés, avec au centre un lit comme un radeau de la Méduse, mais on n’y mourait que de plaisir dans une houle de coussins. L’engouement pour la Popotin -Lucette Aimery de son nom de baptême- avait pris tant d’ampleur en trois ans, débordant le quartier de l’église, atteignant les faubourgs et se propageant jusqu’au bout du département, que la belle avait instauré un tarif de groupe le samedi. L’émulation sans doute ajoutait ce jour-là son piquant, car le lit des « samedis de Lola », rue Saint-Prix, était réservé plusieurs mois à l’avance comme les tables du Cheval Blanc, rue Quinconce.

Pour l’heure, l’âme de la belle, lovée dans le lustre, regarde les deux agents des pompes funèbres manier le corps fraîchement quitté, cette chair généreuse encore tellement sienne, encore tellement mêlée de vie que Lola lance un « aïe » moral quand les deux gars pincent le cadavre en le poussant sur le flanc pour un dernier fignolage ; mais corps si rond qu’il roule, échappe à toute retenue, et le voilà à bas du lit, étalé blanc de neige sur la moquette grenat parmi l’affolement des deux noirs thanatopracteurs.

Lola pouffe en songeant qu’ainsi finissaient parfois les ébats du temps de sa splendeur, c’est-à-dire hier encore, avant ce maudit infarctus. Sa mort aussi est une affaire de cœur ! Elle en mettait trop à l’ouvrage. Tant d’ardeur et de tendresse, de passion et de compassion pour tous ces jeunes ou vieux, beaux ou laids, pauvres mâles si soucieux de leur besogne. Quand Lola était contente, (jamais elle ne faisait semblant), il fallait voir comme ils remballaient fièrement, ragaillardis, regonflés de considération, prêts de nouveau à affronter le vaste monde. Ils lui servaient sur le seuil de l’« Au revoir Madame Lola !», comme les mômes à l’institutrice. Et elle leur envoyait du lit un petit bécot du bout des doigts, si maternel que toute souillure glissait d’elle et d’eux plus sûrement que sous la douche.

Les deux petits croque-mort s’échinent, agrippent, s’arc-boutent, font levier, comptent jusqu’à trois, poussent des ahans d’effort qui en rappellent d’autres… Rien à faire, le corps obstinément glisse, s’échappe, retombe. Lola dans son lustre commence à rire jaune : sans vanité, elle aimerait bien quand même ne pas sombrer dans le ridicule avant la mise en bière, devant la famille qui ne va pas tarder. Papa Aimery sera là, bien sûr, qui l’aurait préférée caissière, sa Lucette, ou directrice des ressources humaines, « mais quoi, on compte ce qu’on peut, on régule ce qui se trouve, seule vaut la conscience en toute chose ! ». Jeannine, la sœur cadette, a tourné classique, chef de rayon aux Grandes Galeries, mariée, deux enfants, mais sans principes butés : elle viendra. Et aussi se pointera le frère aîné, sûrement avec l’eau bénite, vaillant curé de Saint-Médard qui s’est mis à dos les dernières bigotes en leur serinant le cas de Marie-Madeleine… Ne pas compter sur le mari, ça non et Dieu merci ! filé à l’anglaise, ce salaud, voilà cinq ans, laissant Lucette avec sa rage et son petit infirme.

Du haut du lustre à pampilles, Lola Popotin exhorte ferme sans poumons : « Poussez ! Plus fort, voyons ! Z’avez quoi dans les veines ? Tirez donc ! » Soudain elle croit les reconnaître : mais oui, les deux puceaux d’hier soir, qu’elle s’est tuée justement à déniaiser ! « Ah ! vous m’en direz tant : deux employés des Pompes funèbres ! Tout s’explique, ô sainte Poisse…Bon, ce qui est fait est fait. S’agit maintenant, les p’tits cocos, de me rétablir dignement… Oui, c’est ça, le blondin : à genou sur le lit, vas-y, tire ferme sous les aisselles ! Toi, le noiraud, faut empoigner à la saignée des genoux et soulever dru. Allez, hue donc ! Du coup de reins, nom de Dieu !»

Tant d’encouragement spirituel a porté ses fruits. La Popotin repose maintenant à plat dos dans de beaux draps, un semblant de sourire aux lèvres. Robe de soie vite enfilée, fard à joues, rouge à lèvres, Shalimar, chaînette d’or avec médaille de la vierge. Prête pour les dévotions. Ouf… Mais quoi ? Qu’est-ce qui leur prend soudain ? Voilà que les petits gars ont un regret, dégrafent, découvrent la poitrine énorme, l’embouchent à droite, à gauche, s’y mussent en grognant comme des porcelets, en pleurant comme des baleineaux. Voilà bien le plus joli des derniers adieux ! Lola en chavire dans son lustre.

Or c’est à ce moment précis, devant cette image incroyable : deux croque-mort tétant la défunte, que les Aimery font leur entrée. Passé la seconde de stupeur, on sait vivre : la sœur, mine de rien, dispose le bouquet dans un vase ; le curé bénit les yeux fermés, et goupillonne si généreusement que les petits gars aspergés se relèvent et referment le corsage.

« Ça, dit papa Aimery en repeignant la frange, c’est toute ma Lucette : même morte, elle ne sait rien faire à moitié.»

Arion

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La z’ique du jour :

Chapitre 13 : Présentation du prince



On avait ameuté les foules du Pays. Des quatre coins de l’horizon, elles se pressaient à pied comme en pèlerinage, en longues files de voitures, de cars ; des trains spéciaux avaient été frétés, les avions privés réquisitionnés ; tout le peuple confluait vers ce point du globe, tête d’épingle dans l’univers : là se jouait en ce jour sinon le sort de la race, du moins son espérance pour des siècles. Les tribunes étaient louées de longue date, et les premiers rangs derrière les barrières, et toutes les fenêtres, tous les toits. Mais que vaudraient les mesures d’endiguement ? On redoutait les mouvements hystériques, les piétinements, tous les débordements d’une masse humaine électrisée par le soupçon de sa dernière chance.

Le Prince apparut au balcon, féerique en sa blondeur, gracile en son vêtement de pauvre, blême en ses douze ans. Des écrans répercutaient en tous les coins de la place, de la ville et du Pays cette image incongrue du « Dernier Sauveteur » tant annoncé. La stupeur populaire était palpable. Le soupçon de supercherie s’insinuait déjà dans les esprits.
L’enfant s’avança jusqu’à la balustrade, fit un salut des deux mains ; puis il leva les bras et les tint écartés, oscillants, comme pour faire entendre qu’il pouvait voler. Des vivats fusèrent, d’abord épars, gagnèrent toute la foule comme une onde. Quand s’avança le Grand officier de la Chambre, chargé selon le rite de présenter le Prince dans sa nudité, un silence religieux s’établit dans l’assistance. Chacun constata sur les écrans la conformité du sexe : alors la liesse s’exprima en une immense clameur qui déclancha le carillon du beffroi.
Le Grand officier fit place au Maître des parements, porteur de l’habit que le Prince devait endosser pour son discours : c’était comme une combinaison de cosmonaute, mais d’un tissu si fin qu’il semblait une autre peau, rose tendre de matin sur le ciel bleu
. L’enfant s’y glissa avec une grâce qui propagea dans l’assistance une rumeur de ravissement.

Le Préfet des Plis vint tendre au Prince le document qu’il devait lire, plein d’engagement à la patience, à l’obéissance, la pénitence, la continence, le châtiment. Or, à la grande stupeur du Préfet, le Prince ne le prit point et s’exprima en ces quelques mots si peu de son âge : « Je suis enfant trouvé, l’absence de lignée connue me rend plus léger que l’air, et voilà pourquoi sans doute on a cru bon de me choisir. Mais je n’ai pas d’autre discours à faire que ceci : le temps de l’Homme de terre s’achève, voici venu le temps de l’Homme de vent. Qui pourra me suivre en haut se sauvera, et ceux que leur poids clouera périront, car voici que la lave profonde se masse et va jaillir ». La parole résonnait sans micro ; les membres du Conseil s’effaraient d’avoir, en comptant sur la naïveté malléable d’un enfant, hissé un prophète de renouveau qui hâterait leur ruine.
Le Prince gravit la balustrade, humant l’air, ouvrant les bras. Comme les hommes du Conseil allaient le saisir, l’assistance pétrifiée le vit soudain se jeter, s’appuyer sur le vide, remonter, tournoyer, dessiner mille arabesques, appeler la foule à le rejoindre. Plusieurs regardants firent ressort et s’élevèrent sans peine. C’est bientôt toute une nuée qui surplomba la place, et le puissant brassage de l’air arracha aux arbres leurs dernières feuilles.

La possibilité de l’envol se répandit comme une révolution par tout le Pays. Quand la lave jaillit des grilles, des bouches, des caves, ruminée de longue mémoire dans les entrailles, elle ne trouva guère à dévorer d’humain sur les places que les maigres rassemblements de ceux que le poids de l’envie et du doute avait rivés au sol. Mais le cri des brûlés n’atteignait plus l’immense essor du peuple, qui gagnait au-delà des mers et des monts les régions d’insouciance.

 

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Rosalinda


 

Quand Rosalinda claquait la portière de sa Mercedes cabriolet jaune et gravissait sur ses talons aiguilles le vieux perron jusqu’à la sonnette, Henry d’Aulnay se demandait toujours, après huit ans, s’il ouvrait à la femme de ménage ou si Anne-Laure lui offrait une call-girl pour l’après-midi. Rosalinda les embrassait, accrochait dans le vestibule son blouson Versace, troquait ses chaussures Armani contre des patins, nouait son tablier, fourbissait ses armes et passait à l’attaque. Quand on annonçait une semaine de beau temps, soit en Picardie une fois par trimestre, elle proposait de commencer par les vitres du fumoir et du salon de musique. Sinon c’est le bureau de monsieur qu’elle honorait d’abord de sa pointilleuse industrie, puis la chambre de madame, celle de monsieur, la bibliothèque et cetera, à raison d’un tiers de la bâtisse par semaine mais à son libre arbitre. Sa stratégie hebdomadaire ne se discutait pas, cette femme était chez elle. « Oui, oui, Madame d’Aulnay, laissez-moi faire, je connais cette maison comme si je l’avais faite ! – Ce serait fâcheux pour vous, Rosalinda , vous auriez deux siècles ! »

Rosalinda travaille parce qu’elle a toujours travaillé. A quatorze ans, elle quittait l’école pour les champs du côté de Leiria : Rosalinda cueilleuse. A dix-huit ans, elle troquait le Portugal pour la France, où l’accueillait sa cousine concierge à Paris : Rosalinda serveuse. A vingt ans, elle rencontre au bar le jeune Armando, dynamique apprenti maçon, qui l’épouse l’année suivante : Rosalinda femme de ménage. Le maçon se met à son compte à Compiègne et lui fait bourgeoisement un garçon et une fille : Rosalinda nourrice. Aujourd’hui Armando gagne mensuellement comme chef d’entreprise la somme qui permettrait de ravaler la façade côté cour ou de remplacer le tiers des fenêtres côté parc. Rosalinda fait toujours des ménages. Elle se plaint quelquefois du dos : « Avec la situation de votre mari, pourquoi donc des ménages ? Ménagez-vous ! -Vous voudriez que je me tourne les pouces ? En voilà des idées, Monsieur d’Aulnay ! Et qu’est-ce que je ferais de mon temps ? -Il y a mille choses au monde, Rosalinda. -Je n’en connais bien qu’une ou deux. -Et d’ailleurs, ne rien faire de son temps le conserve. Regardez-moi : est-ce que vous me donnez soixante-quinze ans ? »

Rosalinda adore parler, se raconter, c’est pour elle le charme du métier, avec la fierté de s’arrondir « une cagnotte à elle ». Ses rares clients sont ses amis, dit-elle. Elle a pleuré devant les Aulnay deux fois : à la mort de son père l’année dernière, et il y a trois ans parce que sa fille « sortait » avec un Abdel. « Eh bien quoi, Rosalinda ? Vive la France en marche ! – Oui, oui, c’est bien joli, Monsieur d’Aulnay, et puis un jour on retrouve sa fille sous deux mètres de voile noir. S’il fait ça, je le tue. » Il ne l’a pas fait. Les tourtereaux se sont mariés au champagne, et un petit Alberto Chaieb trotte sur les pelouses.

Rosalinda eut un air de deuil, quand les Aulnay lui annoncèrent qu’ils ne pouvaient plus la garder, ni elle ni la maison d’ailleurs. Grevés de dettes. Après la ferme en 36, les bois en 49, le moulin en 82, on liquidait en 2003 ce manoir incommode. Leur rêve sans enfants : finir dans un quatre pièces de centre ville avec ascenseur. Pourquoi non ? Depuis deux siècles qu’ils faisaient course en tête, les Aulnay d’Haucourt se sont essoufflés, c’est dans l’ordre. On peut même dire qu’avec Henry les voilà hors d’haleine… Donc, accablement de Rosalinda à la nouvelle qu’elle ne les verrait plus. Mais son étrange gaieté, juste après . « Nous sommes peu de chose », songeait Henry…

Le jeudi suivant, au lieu de s’équiper pour sa besogne, Rosalinda, solennelle, propose d’aller s’asseoir au salon. Elle a des choses importantes à dire. Cela valait-il de s’asseoir ? tout fut rondement dit et conclu : son mari proposait d’acheter la propriété, murs, meubles, prairies et bois, au prix du marché compte tenu des travaux. On leur laissait s’ils le souhaitaient l’usufruit de la maison de gardien, trois pièces, cuisine et salle d’eau, à rafraîchir. Les Aulnay passèrent successivement par les trois envies suivantes : l’envie d’éclater de rire, l’envie de bouter la drôlesse hors de la baronnie, l’envie de serrer dans leurs bras une si romanesque personne. C’est la troisième envie qui prévalut, au grand scandale de la branche cousine, les Bois d’Arville, qui envisagèrent un recours en justice.

Ainsi vont les temps : la lignée des Aulnay, qui avait débuté sous Napoléon par un palefrenier ambitieux, finissait sous Chirac par un portier rêveur. Henry, dans le pavillon jouxtant la grille, rédige ses mémoires pour personne. Anne-Laure tricote pour le récent Alberto et la toute prochaine Leila. Rosalinda fait toujours leur ménage. Dettes épongées, l’argent placé permet aux Aulnay quelques jolis voyages. Mais rien ne les touche plus que de « monter au château » pour le goûter. Rosalinda fait des flausinas délicieux, qu’elle sert sur la table Boulle offerte à l’aïeul Louis-Charles par l’impératrice Eugénie. Et, tandis que la jeune femme évoque le projet de creuser une piscine dans l’esplanade avant le jardin anglais, le regard délavé d’Anne-Laure s’attarde sur son époux : « Quelle histoire, mon ami, quelle histoire ! », et le regard malicieux du dernier Aulnay d’Haucourt semble répondre : « N’est-ce pas, ma chère ? C’est quelque chose, la France ! »

 

Louise du bon secours


 

On se plaît parfois à croire les vies tracées jusque dans le détail. Les Parques, non contentes d’en couper les fils, se joueraient d’en fixer aussi les bagages, les relais d’auberges, les intempéries, les rencontres qui font Œdipe ou Thésée, Agrippine ou Thérèse. D’autres au contraire soutiennent que nous roulons comme des billes de flipper sous l’œil d’un joueur indifférent ; d’autres qu’il n’y a pas d’œil du tout. Moi, quand je pense à Louise, je ne saurais dire, du destin ou du hasard, ce qui m’effraie le plus.

Louise avait chéri ses parents comme des dieux puissants et doux, choyé ses frères comme des pages promis aux cours des princes, adulé ses maîtres comme des devins. Jamais elle n’avait pu imaginer le malheur autrement que fastueux dans les contes, la laideur ailleurs que bénigne en des pays inabordables. Louise atteignit ses douze ans sans croire indispensable l’existence de Dieu puisque le paradis était sur terre. Elle fit sa communion solennelle pour plaire aux parents, mais jamais le curé ne put venir à bout de sa moue évasive lorsqu’il évoquait la faute originelle et l’Enfer. « Je te souhaite, Louise, de ne jamais croiser le Diable sur ton chemin. »

A seize ans Louise ne comptait plus les succès scolaires ni les soupirants. A vingt-deux ans, diplômée de Sciences Po et de Langues Orientales, elle s’ébrouait dans l’amour avec une ingénuité, une innocence qui interdisait à la honte de s’asseoir avec elle à notre table. Ses amoureux, suspendus à ses rires clairs, semblaient nés pour lui faire escorte ; et, bien qu’au fil des longs repas on les sentît impatients de ses dons, ils répondaient posément aux questions de nos parents sur leur famille, leurs études, leurs ambitions, soucieux de paraître à leur avantage comme si Louise dût les épouser tous.

Un jour, elle nous présenta le nouveau avec un air de solennité qui étonna : ni beau, ni bien né, ni autrement diplômé que d’une vague école de commerce. Précisément, il ne « soupirait » pas. Il émanait de la voix de cet Albin, de son regard, de toute sa personne quelque chose de sourd et de sombre qui troublait. Le mariage fut célébré comme en songe à Saint-Philippe du Roule, fêté sans flamme à l’Hôtel Meurice. Un mois plus tard, le couple s’envolait pour Shanghai, où Louise prenait son premier poste au consulat de France.

Quelque temps après l’installation, nos parents firent le voyage et revinrent soucieux. Les mois passèrent, espaçant les messages ; de la brume voilait le ton, de l’amertume perçait dans les phrases. Moins de deux ans plus tard, on apprit par le quai d’Orsay que Louise avait démissionné de son poste en Chine, reconvertie, semblait-il, dans le commerce d’art en Indonésie. Nous perdîmes sa trace. La tristesse habitait la maison, comme si Louise fût morte. Un soir, au journal télévisé, je crus reconnaître Albin menotté dans un reportage sur un trafic d’enfants à Malacca. Impression trop furtive et trop terrible pour que j’en dise rien aux parents. C’est au printemps suivant que Louise annonça son retour. Elle tomba dans nos bras à l’aéroport ; me serra plus que les autres, à m’étouffer.

Elle avait alors vingt-sept ans, en paraissait quarante, mèche blanche, fines rides aux yeux, au front, les joues creusées, le regard effaré des spéléologues retrouvant l’éclat du jour après un long séjour sous la terre. Dans sa chambre, sur la commode, elle fit comme un petit autel où deux bougeoirs encadraient, devant son crucifix de communiante, la photo d’un joli bébé rieur de quatre ou cinq mois. On comprit qu’elle n’en dirait rien. Rien non plus de son mari, si ce n’est qu’après « des difficultés » il était engagé dans « un long processus de renaissance ».

Un jour, j’apportais à Louise dans sa chambre une lettre à son nom, timbrée de Malaisie. Elle l’ouvrit, la lut, devint pâle, la glissa dans son corsage, m’embrassa sur le front sans un mot. Le surlendemain, elle s’envolait pour Kuala Lumpur.

Elle revint deux mois plus tard. C’est précisément le soir de son retour qu’elle rassembla toutes les reliques de l’enfance, tous les vestiges de la jeunesse : images, dessins, photographies, cahiers de poèmes recopiés, colifichets de fêtes encore tièdes, liasses de lettres enrubannées, toutes bruissantes de baisers infinis sur des bancs, d’enlacements éternels dans des chambres. (M’a-t-elle entièrement pardonné de les avoir lues ?) Le feu fit une flamme orange au fond du jardin, puis un fin filet de fumée montant droit comme une âme entre les arbres et se mêlant aux brumes bleutées du crépuscule.

Depuis ce jour -douze ans déjà- jamais plus on n’a vu Louise ni franchement rire ni vraiment pleurer. Au parloir, à la promenade, elle marche parmi nous avec une gravité paisible. Quand sur moi s’attarde son regard, si dense de présence aimante, si diaphane d’horizon prodigieux, je sens que cette sœur chérie plus jamais ne sera tout à fait des nôtres, pleinement de notre sang, de notre chant : elle marche désormais dans la distance de ceux qui ont trouvé le secret du monde, qui ont la clé.

 

Crépuscule du chasseur


 

Le soleil filtrait encore faiblement par les rideaux. On ignorait si l’astre aurait assez de force pour renaître demain, s’il y aurait un demain du jour, si la terre n’allait pas voguer à jamais obscure, mât cassé, voiles en loques, tanguant et roulant à l’aveugle comme un navire piraté.

Le chasseur avait posé sur la table ses prises : un écureuil, un merle, un tatou enfui du zoo après le désastre de la ville. Il vivrait plusieurs jours de cette chère, qu’il faudrait défendre. Les Errants hantaient le pays en quête de la moindre pâture, en cet âge où le tien et le mien flottaient comme les fûts abandonnés dans l’eau des lacs.
Le chasseur avait pris soin de garder deux cartouches, plus précieuses dans le tiroir du buffet que naguère les boucles d’oreilles de sa femme en son écrin d’élégante. Deux cartouches, c’était plus qu’un bijou : l’une à tirer sur le premier qui forcerait sa porte, l’autre à bout portant, canon retourné contre la bête qui s’obstinait à battre dans sa poitrine malgré l’hiver du monde.

Les Errants avaient déferlé de partout, emportant les gouvernements, les lois, les assistances. Loin de se guérir dans l’eldorado, leur misère s’y était répandue avec leur rage, détruisant jusqu’au plaisir anodin de dîner en famille sous la tonnelle. Ils s’invitaient brusquement à votre table avec leurs yeux d’avidité, leur rire de malfaisance ; et l’effroi des enfants n’était pas leur moindre régal.
De sa femme, ses filles, le chasseur ne gardait que les portraits sur la commode et le souvenir d’un temps doux, d’un printemps de la vie à jamais perdu. Ou plutôt, c’était maintenant qu’il lui fallait vivre, vivre vraiment c’est-à-dire souffrir, arracher au souffle le permis d’être encore ; et cette occupation emplissait ses jours.

Plusieurs fois déjà il avait repoussé l’assaut des Errants. Mais jusqu’à quand sa voix de caverne, sa stature de chêne, son regard de lame aiguisée, son fusil jamais loin imposeraient-ils la crainte à ces chiens de partout chassés, affamés, l’âme en feu, plus nombreux et conscients de leur flot ? Que pèseraient ces murs et ces verrous si la fatigue terrassait sa prudence ? si les vigiles aux avant-postes désertaient, le trahissaient sous la menace ou la promesse ? La horde approcherait sans être entendue, à pas étouffés dans la neige ; on cernerait la maison dans son sommeil, et le fracas surviendrait trop tard : le chasseur serait empoigné, égorgé, torturé d’abord pour qu’il donne son argent, liasses pourtant inutiles en un pays où nulle monnaie n’avait plus cours.
Voilà à quoi pensait l’homme au crépuscule en regardant ses prises sur la table. Le dernier merle fournirait deux repas, mais son chant manquerait à l’aube ; le dernier écureuil offrirait le vivre de deux jours, dépouillée sa fourrure de feu dont les pins déjà portaient le deuil ; combien de viande donnerait le tatou sous sa carapace ? Que de morts pour une survie ! Ses jours avaient-ils tant de prix qu’il fallût saigner la terre pour l’entretenir ? Bientôt les Errants le saigneraient à son tour, mangeraient sa chair dans la grande désolation des temps furieux ; puis d’autres peuples accourraient se repaître des Errants eux-mêmes : ainsi jusqu’au bout de l’abandon.

Un avion fit entendre son roulement dans le ciel. Le chasseur voulut encore une fois sortir sur le seuil, agiter les bras, appeler au sauvetage. Pourquoi le monde avait-il oublié cette contrée ? Pourquoi les navires évitaient-ils ces côtes, les explorations ces frontières ?
Il restait immobile devant la table, le regard fixé sur les proies. Un grand découragement l’envahissait. Les portraits de femmes sur la commode lui parurent étrangers, et ce crucifix sur le linteau, et tous ces murs qui l’avaient vu naître et grandir au temps déjà vertigineux de l’harmonie.
Alors il souleva la latte du parquet, sortit les liasses, les disposa sur la table avec le gibier. Il ouvrit le tiroir du buffet, ne prit qu’une des deux cartouches, arma le fusil, déverrouilla la porte, s’assit sur le seuil. Le soleil finissait de fondre derrière la crête. Combien de temps faudrait-il à la nuit pour tomber ? au froid pour s’éterniser ? à la horde des Errants pour profiler sur la toute dernière lueur ses silhouettes hésitantes ?

 

La vieille femme et la mer


 

Longtemps, quand on demandait à Jeanne pourquoi elle était allée se risquer seule sur la jetée ce soir de tempête, avançant fragile dans les assauts des vagues et du vent, son regard se perdait au loin en une rêverie dont elle gardait la clé. Une petite sœur de charité la promenait dans le parc ou jouait avec elle aux dominos dans sa chambre. « Jeanne a sa tête quand ça lui chante. C’est une aimable personne, docile en général, sombre par éclairs, souvent à l’approche de la nuit. »

Qui s’intéresse aux mutilés de la raison commune ? mieux enfermés dans leur boîte crânienne qu’entre les murs de ces « maisons » où on les protège pour ne plus les voir. Jeanne m’intéressait, depuis l’année passée, depuis ce fait d’hiver oublié déjà, rapporté dans le journal en ces termes :

 

« La vieille femme et la mer. Audierne. Une femme de 76 ans, Mme Jeanne Desormets, serait sans doute morte noyée, vendredi soir, sans l’intervention de M.Le Vialic. Ce jeune Quimpérois sortait du restaurant Au Roi Gradlon et regagnait vivement son véhicule, quand il a vu une frêle silhouette sur la digue du Raoulic. La tempête, qui sévissait encore hier, faisait rage vendredi avec une violence particulière. La vieille dame avançait sur l’étroit muret battu par le vent et les vagues. Le jeune homme s’est élancé, a pu la saisir à temps et l’a reconduite chez elle dans sa voiture. Accès de démence ? Drame de la solitude ? Mme Desormets ne veut pas expliquer son geste. Elle est actuellement en observation à l’hôpital d’Audierne. »

Je venais voir Jeanne chaque mercredi depuis un an dans l’institution où elle avait été placée. Elle ne manifestait à mon arrivée ni joie ni déplaisir. Son regard s’arrêtait un instant sur moi puis allait se fixer au loin. Je ne lui posais jamais de question. Je parlais, et je savais qu’elle écoutait. Je sentais son esprit à l’affût du mot-clé, du sésame. Je finirais par le trouver.
La petite sœur m’aimait bien. J’apportais des madeleines, des nouvelles du monde, une gaieté sans tapage, la conviction que la vie peut avoir de la saveur même dans la disgrâce. Et moi, j’étais reconnaissant à la religieuse de ne pas fourrer Dieu là-dedans, de le laisser un peu dans son coin, comme lui dans le nôtre : à chacun ses affaires.

Un mercredi de septembre, comme elle promenait Jeanne dans son fauteuil par les allées du parc, la sœur me dit : « Monsieur Le Vialic, est-ce que je peux vous abandonner un petit quart d’heure ? Je dois aller réceptionner des fournisseurs… Madame Desormets, je vous laisse en bonne compagnie, soyez sage ! » La vieille dame ne broncha pas, gardant le regard fixé sur la grille du fond. Je compris qu’une occasion s’offrait pour le mot-clé. C’était maintenant. Je me souviens d’avoir dit à peu près :

« Jeanne, ce vendredi je suis allé sur la digue. Jour anniversaire… J’ai pensé à vous. Mieux, j’ai voulu faire comme vous, être vous. Mer démontée, ciel de cafard, houle de colère, vagues à vous emporter sur un faux pas. Et je me répétais, en avançant sur un pied : Tu es vieux, très vieux, toute une vie derrière, joies et peines, rien devant, rien que ce chemin étroit jusqu’au précipice. Plus personne autour, beaucoup de morts, beaucoup d’indifférents, tout le poids du ciel sur une tête qui se relâche clou à clou comme la toile d’un vieux siège. Et j’avançais sur le muret, chancelant comme vous, Jeanne, à la merci d’une bourrasque, et c’était bon, oui, je crois que j’en aurais voulu à qui m’aurait alors porté secours. Je jouais ma vie à son vrai prix : un accident du hasard. Défi de la rendre avant qu’elle ne me soit reprise. La rendre en toute liberté avant qu’on ne me l’arrache par lambeaux. »

Le regard de Mme Desormets avait quitté le fond du parc, et fixait ma bouche avec intensité. Nous sentions elle et moi que le mot-clé n’était pas dit encore, tout proche, prêt à surgir -ou à retourner aux profondeurs sur une maladresse.

« Eh bien, Jeanne, vous savez ce qui m’a fait redescendre du muret et rebrousser chemin le dos courbé contre le vent, résolu à reprendre la route, à rendosser le paquet, à redevenir jeune ? Un oiseau. Juste un oiseau. Un de ces goélands quelconques, souvent plus friands des ordures de la ville que des poissons de la mer. J’attendais la vague décisive, et j’ai vu l’oiseau, frêle vaisseau de plume roulant dans la tempête, emporté, rebondissant, repris, se coulant, lancé contre l’écueil, l’évitant, jubilant de maîtrise en sa misère : une feuille vaillante, Jeanne, plus fort en sa faiblesse que les vents acharnés à sa perte. »

Quel mot précis fut le sésame ? Ou quel feu de sincérité ? Je ne sais pas, mais le regard de Jeanne quitta ma bouche pour se planter dans mes yeux. Et, pour la première fois depuis un an, je l’ai vue sourire.

 

L’ère de l’oiseau


 

« Notre peuple comptait autrefois le temps selon l’Oiseau. Dans nos annales on peut lire par exemple: « C’est en 220 avant l’Oiseau que débuta la Guerre du lac », ou : « Le volcan dévasta Manguin en l’an 54 de l’Oiseau. »

« L’Oiseau avait surgi dont ne sait quel ciel, un soir de printemps doux. Il s’était posé splendide à Manguin, devant la hutte du chef, qui, l’ayant nourri et caressé, crut habile de lui confier la clé de l’île dans l’idée d’un pacte fructueux avec les Puissances des Cimes. L’Oiseau aurait alors, dit la légende, poussé un de ces cris vertigineux qui scellent les destins.

« Le Pacte de l’Oiseau amena le pire temps de notre histoire. Dès la fin de l’hiver, le rapace prenait son envol des sommets embués et fondait sur nous malheureux, qui pleurions la lumière d’avant son ombre, la musique d’avant son cri, la paix d’avant sa quête vorace sur nos têtes. Il s’abattait sur un enfant et les cris des mères n’y pouvaient rien. Les hommes tiraient des flèches qui se perdaient, aspirées par les courants jusqu’aux nuages qu’elles perçaient, et la pluie s’en suivant fertilisait la terre. Les autres pièges et ferrements pour tuer l’Oiseau restaient également vains. Le chef en proscrivit d’ailleurs l’usage, et le dogme s’établit peu à peu que la mort de l’Oiseau serait plus funeste que sa présence. On se mit à le vénérer.

« On ignorait ce qu’il advenait des enfants emportés. Déposés dans l’aire sans doute, dévorés sur une corniche à des altitudes impossibles. Certaines mères pourtant croyaient reconnaître leurs petits dans les volatiles novices qui suivaient parfois l’Oiseau, comme en apprentissage de la douleur, avant d’essaimer peut-être vers d’autres pays.

« Trois saisons de l’année saignaient ainsi notre race. Les femmes concevaient en avril afin d’accoucher à l’entrée de l’hiver, dès que l’Oiseau entrait dans son sommeil, maigre sursis pour la progéniture. L’hiver était devenu la saison bienveillante ; en dépit du froid le blé blond s’y moissonnait, les fruits dorés s’y cueillaient, la rêverie des hommes s’y berçait après les tâches. C’était comme le monde à l’envers, et le sort de notre peuple aurait pu se poursuivre ainsi, pour les siècles des siècles de la résignation.

« Rien ne signala l’élection de Noïam, dernier enfant vivant d’un couple de cueilleurs au verger sud. C’était un garçon solitaire, taciturne et frêle. Il arrivait à ses six ans, et d’aucuns s’étonnaient que l’Oiseau eût épargné jusque là cette proie facile. Rien non plus ne signala que ce matin de l’été 432 allait être pour nous le dernier de l’ère de l’Oiseau.

« Noïam, depuis le lever du soleil, se tenait assis sur la grosse pierre plate au centre de la place, jouant aux osselets, un œil sur les hauteurs du ciel. La veille il avait dit à ses parents : ‘Demain j’honorerai l’Oiseau. Vous serez fiers de votre fils.’ L’Oiseau fondit à son heure, enserra l’enfant qui s’offrait, l’emporta d’abord vigoureusement. Mais peu à peu, comme si la proie s’appesantissait, on le vit qui peinait, brassait l’air de ses ailes immenses sans plus assurer son essor. Bientôt il perdit de l’altitude, tombait, mètre après mètre, se débattant, impuissant à lâcher la prise fatale qui s’agrippait sous son ventre. Finalement l’oiseau s’abattit avec l’enfant dans le lac au pied du volcan avec un cri terrible de fin du monde.

« Mais le monde a continué. D’abord cahin-caha, secoué de soubresauts après une si longue servitude. Puis, lentement, de faux sorciers en douteux prometteurs, nous avons réappris l’art difficile d’être libres, c’est-à-dire un peu seuls sur la terre, patients sans renoncement, laborieux sans avidité, lestés sans pesanteur, soumis aux devoirs raisonnables : heureux autant qu’il est humain, comme tu nous vois.

« Voilà, ami, avec le secret de cette paix qui t’étonne, l’origine du calendrier de notre peuple, et pourquoi ce lac est sacré. Aux tiens tu pourras dire que tu as rencontré le prince du Manguin en son palais de terre sèche, le deuxième jour de la première lune d’hiver de l’an 261 après Noïam. »

Une nuit sans matin


 

Il va venir et peut-être en me caressant parlera. Ce fabuleux bourdon de la parole des hommes, cette musique si modulée qui nous plie à tous leurs désirs, il me la glissera dans l’oreille une dernière fois, j’y reconnaîtrai des sons familiers, d’autres étranges, et le ton de velours penaud qu’il prenait quelquefois en été en me laissant au chenil. Et moi je n’avais rien d’autre à offrir que mon oreille dressée, ma queue frémissante, mon œil tendu, et le registre mineur de la plainte.
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Guérir à Villefranche


 

Martin Doux collectionnait les boîtes avec une intempérance que l’on peine à croire.
Il en avait de toutes matières : en bois de cent essences, dont l’ébène n’était pas la plus noire ; en corne, en écaille, en carton bouilli, en papier mâché ; de cent variétés de pierre dont le jade n’était pas la plus dure ; en coquillage, en nacre, en terre cuite ; de cent métaux dont le fer n’était pas le plus mou ; en os, en ivoire ; de cent cuirs, dont le galuchat n’était pas le plus étonnant.
Il en avait de toutes provenances, sa quête l’ayant conduit sur tous les continents, aussitôt qu’un marchand ou qu’un particulier l’alertait. Parfois son seul flair de chasseur le guidait. En vingt ans il avait ainsi battu les déserts et les jungles, les mégalopoles  et les hameaux, les cirques, les pics, les criques, les îles perdues où l’on n’accédait qu’à la rame au risque de se fracasser sur le récif en manquant la passe.
Il avait des boîtes à tous usages : à thé, à fard, à poison, à bijoux, à feu, à sel, à reliques et cetera. La plus troublante, pour les rares personnes conviées à voir la collection, était la boîte à boîtes, autant dire à malice : douze cubes de nacre inclus l’un dans l’autre, le dernier ayant un fond de miroir minuscule qui renvoyait l’œil du regardant.
Il en avait de toutes les époques, et sa plus ancienne -une boîte à fard lenticulaire du XIIIe siècle avant notre ère en bronze- n’était pas forcément la plus rare, visible en plusieurs musées du monde. La plus rare, la plus chère, bien sûr, était celle qu’il ne possédait pas encore, voire celle dont il n’avait pas même l’idée.

Quand au bout de cinq ans Mme Doux, épuisée, avait demandé le divorce, Martin s’était vite consolé à l’idée qu’il gagnait une pièce à part entière, et donc la possibilité de deux nouvelles vitrines et de trois guéridons, soit de quoi entasser quelque trois ou quatre cents nouvelles boîtes.
L’année suivante, Mme Doux mère, redoutant d’être pour quelque chose dans cette folie, avait exigé que son fils entreprît une analyse. Martin dut s’allonger à grand frais chaque jeudi pendant un an pour apprendre que son fétichisme de la boîte traduisait un regret de l’utérus, boîte première qu’il ne guérissait pas d’avoir quittée, compliqué d’une sublimation de l’inceste, seule manière d’y revenir. Martin trouva plus correct de dire à sa mère que le désir compulsif des boîtes vides était chez lui, selon le praticien, une phobie du manque, probablement imputable  à un sevrage précoce : ce que la mère authentifia. Et comme l’absence de lait parut vénielle à une femme de soixante-huit ans, elle mourut six mois plus tard en paix avec elle-même.
Mais longtemps encore l’insatisfaction tenailla le collectionneur. Toute boîte acquise était morte, et sur sa tombe sautillait le feu follet de la prochaine : c’est le propre des vices. Pourtant, avec l’âge et la solitude morale où l’enfermait sa monomanie, Martin un jour se prit à rêver de la boîte ultime, LA boîte, résumant, consumant toute la collection.

« Consumant », oui, voilà l’idée ! Il mit huit jours à brûler, broyer, piler ses trois mille six cent cinquante-deux boîtes amassées en trente ans, jusqu’à obtenir une grenaille tenant dans une terrine, comme la cendre de son père dans une urne. Il lui fallait à présent trouver la boîte suprême, absolue, digne de contenir cette quintessence de toutes les autres : ce serait sa première boîte pleine, sa délivrance.
Il hanta jusqu’aux moindres antiquaires, fut assidu à toutes les grandes ventes de par le monde. A Londres, il faillit se décider pour un reliquaire mérovingien en or incrusté de pierreries. Mais il abandonna brusquement l’enchère : la dignité de la boîte ultime ne tenait pas au prix ; il fallait une boîte originale, c’est-à-dire des origines, de ses origines, de son flux. Et c’est alors qu’il eut l’illumination. Soudain la boîte première en sa mémoire ressurgit ruisselante, comme une amphore après des siècles tirée de la vase du fleuve.
Il la revoyait -l’avait-il véritablement oubliée ?- étincelante au soleil du jardin de Villefranche-les-Baumes, chez la tante Bertille où Martin passait les étés avec ses cousins Jacques et Paul. Fabriquée par le grand-père Louis sur le front des Ardennes, de la grosseur d’une boîte à biscuits, en bois clair gravé au couteau de fines arabesques et piquée de cabochons brillants pris au cuivre d’un obus. Boîte brusquement introuvable, un après-midi bourdonnant d’août, sur le banc du jardin où l’enfant dit l’avoir laissée le temps d’aller manger à la cuisine sa tartine du quatre-heures. Hurlements, recherches vaines, sourd désespoir, regards fourbes des cousins. Martin, Martin, ton père t’en avait fait le dépositaire après lui ! C’était un tabernacle de famille, un reliquaire du sang. Tu y serrais tes trésors : images de bon écolier, agates gagnantes, coquillage, scarabée sec, médaille en or de Marie, cartes postales de maman…

Rien ne se perd jamais, l’eau de la source se retrouve à l’estuaire. Et les boîtes, c’est à Villefranche, non à Rotterdam, qu’il faut les chercher ; à Villefranche, non à Türkmenabat, qu’il faut  fouiller les greniers et les caves, les celliers et les remises des maisons fermées ; à Villefranche, non à El Fasher, qu’il faut aller revoir les bancs du crime, s’y asseoir et songer, après tant de rage ensevelie, qu’avec  le temps de la conscience est venu celui de la prescription : c’est à Villefranche qu’il faut guérir.

 

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Abrégé de Virgile


 

Tu es un visage au mur. Les petits-fils de tes fils demandent le nom. On leur dit même une anecdote de toi, un bon mot porté par la tradition, bientôt flottant sans référence. Puis ta vie rejoint la poussière des astres : tu n’as pas été.

Tu nais. Tu as la chance de ne voir que des gens aimables alentour, en un pays de ruisseaux et de lois, de pain tendre et d’animaux complaisants. Tu vis choyé le doux délire de l’enfance, tu entres sans inconvenance dans l’âge ingrat. On te rêve consul au triomphe, roi au sacre. Tu te sens mal taillé pour les conquêtes. Un petit domaine suffira. Un amour. Les voilà qui passent, tu tends la main.

Tu t’appelles Virgile parce que ton père aimait le latin ; elle se prénomme Marine parce qu’on l’a conçue dans le ferry de Calais : avant d’être des personnes, vous êtes des fantaisies de couples épris. Puis vous avez vingt ans. L’amour vous tombe dessus dans le bistro où vous révisez le même oral. Ça fait comme une lumière de plus dans l’air bleu.

On t’a tout pris. Tu es ce corps qui n’en finit pas dans les fauteuils. L’absence est ton pays. On y vient t’embrasser. Tu fixes sur les gens un regard de lointain souvenir. Ils hochent la tête en quittant la chambre. Les visites s’espacent. Tu mourras dans le soulagement.

Tu es beau, tu te lèves, tu proposes à la fille de t’asseoir à sa table. Tu lui offres un café et l’envie de réviser l’examen ensemble. Yeux brillants, rires. Petits baisers trois jours plus tard. Du soleil en commun. Tu n’attends pas très longtemps pour tenir sa chair nue entre tes bras. Vos corps s’ajustent bien, et vos espoirs, comme de la belle menuiserie, dans le contentement des familles.

Tu ne reconnais pas le dernier soir de ta mère. Tu lui apportes des choux  au sucre, une fleur en pot sans remarquer que c’est une variété naine de chrysanthème. Tu lui caresses la main, trouves étrange qu’elle n’ait pas le sourire habituel en son malheur. Demain seulement tu comprendras son muet effarement devant la fleur, son petit merci résigné pour les choux, son dernier regard  tendu vers la porte de ton départ où ta main fait signe.

Tu fais des enfants de l’amour, de la confiance, du choix d’aller au bout du paysage. Vos maisons peinent à vous suivre, résonnent de haut en bas ; il y a des flambées, du feu continu, un peu d’ombre dans les recoins. Tu gagnes du sain argent, ton métier aussi est un plaisir calme. Les peurs tapies au ventre, tu les apprivoises de ton mieux, puisqu’il est dit qu’il faut faire route ensemble.

Il y aurait d’autres vues à mettre au diaporama de Virgile : courses à ballons dans des jardins, fêtes à bougies sur des nappes, petits voyages à châteaux et cathédrales en climat tempéré, mots perdus, rires filés, fourgons à couronnes, vive le roi !

Tu es un visage au mur. Les petits-fils de tes fils demandent le nom. On leur dit même une anecdote de toi, un bon mot porté par la tradition, bientôt flottant sans référence. Puis ta vie rejoint la poussière des astres : tu n’as pas été.

 

Une avalanche


 

Contre l’avis de la Société des Guides, Criss avait décidé d’explorer seul une voie dans le Tempter’s Mount par la face réputée indomptée qu’on appelle pour cette raison la Joue de Dieu. Il avait atteint deux mille mètres et sortait de la zone boisée, quand il aperçut une marmotte se grattant l’oreille au pied du dernier mélèze. Le rire du skieur, en ce 2 février, devint brusquement si sonore, si mythologiquement répercuté par les échos jusqu’aux deux bouts de la chaîne, qu’une avalanche se déclencha dans les hauts.
Ce fut d’un coup comme si le mont dégrafait sa cuirasse, et qu’il la fît glisser de sa poitrine à ses pieds avec une désinvolture de général victorieux. Mais Criss était de ces hommes pour qui la vie ne trouve son prix que dans le risque aigu de la perdre. On verrait bien qui vaincrait, d’une musculature aguerrie menée par un cerveau de mammifère supérieur ou d’un amas gelé d’H2O régi par les seules lois de la physique. Au lieu donc de défier le destin à la course en s’élançant tout schuss devant la coulée, le skieur prit le temps d’une observation stratégique, c’est-à-dire la seconde nécessaire à ce familier de la montagne pour prendre une direction. Sa science lui dictait de filer à gauche, mais il nota que trois chamois déguerpissaient à droite. Confiant en l’instinct animal, Criss allait les imiter, quand il crut discerner que les bêtes en fuyant regardaient dans sa direction.  Il trouva ce coup d’œil suspect, flaira le complot, s’élança à gauche. L’avalanche, feintée comme un buteur de penalty par un fin goal, éprouva le cuisant dépit qui la fit fondre à mi-pente.

Cependant, sur ses skis d’ailes d’ange fartés d’amour-propre, Criss avait eu le temps de foncer assez pour esquiver de justesse la ruée blanche. Seule l’extrême frange de la neige l’effleura, mais encore assez violemment pour l’envoyer rouler jusqu’à l’entrée d’une faille. Et c’est là que commence vraiment l’aventure, mais d’une sorte particulière, qui décourage vite la narration. On dira seulement que le skieur fut emporté sur le dos comme en un bobsleigh. La chute est longue, cinglée de fulgurances où l’enfance fait signe, et tous les actes de la vie dans l’ordre, mille images d’honneur et de honte, d’ardeur et d’ennui, de doute et de confiance jusqu’à cette dernière course.
Après maintes circonvolutions dans l’épaisseur opaque, le voilà enfin déposé au centre d’une nef luminescente. Du cœur du froid un bien-être irradie, une paix jusqu’à l’os qui fait juger misérables les frissons de la peau du monde. Des cariatides de glace sont les piliers de la voûte. C’est comme une cathédrale extatique sans déité, à moins que l’Etre ne soit précisément ce froid pur sans musique et sans mots.
En considérant les piliers de plus près, Criss reconnaît sa mère, son père, toute une parentèle accueillante dans la clarté bleue filtrant du dôme. Sa tentation est immense de répondre aux sourires, d’étreindre les aimés, de devenir pilier à son tour au palais de cristal. Mais une voix chère objecte en lui que l’état de glace doit attendre, qu’il lui reste une ou deux choses à finir au soleil. « Sors ! Trouve la porte du retour ! » Crier. Lancer son cri comme une balle contre la paroi : là où le cri ne sera pas réverbéré, là s’ouvrira la bouche du salut. Après maints lancers, quand il n’y croyait plus, juste derrière le pilier maternel, la balle du cri ne revint pas : il approcha du point sourd et fut happé.

On a découvert Criss hier, en bas de la vallée, dans la cour de l’auberge Au Golden Lord, juste à côté du puits. Inconscient, trois doigts gelés mais vivant. Dans quelques jours, il expliquera mieux que moi s’il veut le mystère de sa chute, et s’il plaît à Dieu le secret de son échappée. Quoi qu’il en soit, nous aurons de belles agapes, car il y a toujours grand plaisir à retrouver un confrère qu’on a cru mort.

Les poissons mangent la nuit, octobre 2009 – mars 2010

 

Le pénitent paradoxal


Depuis quelque temps Rezan s’éveille en disant pardon, je tiens de lui la confidence. Oui, il murmure pardon dans son lit le matin. Sans intensité particulière. Ce n’est pas pathétique, ça coule de source. Seul ou auprès de petites amours. Hier, il a dû prononcer le mot un peu fort ; la dame ne dormait pas, elle a dit : « Mais de rien, mon doudou ! Ce sera mieux la prochaine fois…»

Dire pardon au réveil avant de partir à l’assaut du monde, c’est devenu pour Rezan comme un passeport au sortir de la nuit, dans ce moment de latence, d’enregistrement des bagages moraux qu’il savoure comme une prise d’élan avant le bond.

-Pardon de quoi ?

-De tout. Pardon en vrac. Pardon de la parole dite, qui a blessé à mon insu, ou le sachant. Et pardon de la parole non dite, qui n’a pas fait le bout de chemin de mes lèvres à telle oreille affamée : à peine le temps de voir s’éteindre dans le regard du demandeur la petite flamme que mon sourire pressé avait fait naître. Allez, ce sera pour la prochaine fois… Et pardon de ne pas écouter, d’écouter mal. Ecouter, c’est comme entrer en grande patience dans le musée d’autrui, laisser le moi en consigne au vestiaire avec le parapluie, suivre l’autre au dédale de ses salles, ses couloirs, ses sales petits couloirs où l’on bâille d’effort après vingt mètres. Heureusement qu’il y a le portable et qu’on vous y sonne d’urgence à toute heure… Pardon de moi, de ce moi si farouchement pour soi quoi qu’il dise, et qui regarde tout venant comme figurant de son aise, instrument ou obstacle de son règne… Pardon des pires que moi : voraces coriaces, seigneurs saigneurs, dépeceurs de tout poil qui font le sel de la jungle ; tourmenteurs de chiens, d’enfants, tueurs de vieux ; bouffeurs de thon rouge jusqu’au dernier, harponneurs de baleines jusqu’à l’ultime, décorneurs de rhinocéros pour de la poudre à faire dresser plus dur… Pardon de l’homme en général, sa roue de gros dindon, son violet glouglou, son jet de fiente au moindre soupçon de préséance. Pardon du crime et du ridicule, les deux presque également fautifs sous la voûte.

-Pardon à qui ?

-C’est là que les choses se compliquent, le serpent se mord la queue, car celui qui m’accuse d’égoïsme me reproche en somme de ne pas penser à lui…Foire d’empoigne des moi rivaux, densité du trafic d’appétence, embarras du fret chez Narcisse, aiguillages d’enfer où tout pardon peut en cacher un autre, et c’est toujours ta tête que tu vois à la vitre du wagon sur le paysage qui défile.

-Pardon à Dieu ?

-D’accord, s’il fait le premier pas, s’il a le cran de nous dire un beau jour : « Pardon, mes hommes, de vous avoir fait ce que vous êtes, viles et pénitents pour le plaisir de vous voir grimper ma pente à mains nues, attirés par ma neige éternelle, mais j’ai si froid que je tends rarement la main pour empoigner ceux qui retombent.»

Alors à qui, ce pardon murmuré par Rezan le matin au réveil ? Si ce n’est ni pleinement aux hommes meurtris ni tout à fait au dieu de l’impuissante bonté, serait-ce au sur-dieu de la toute-puissance froide, inflexible à la plainte, exclusivement sensible au souverain accomplissement : le dieu des lions ? Pardon d’un cœur trop tendre, pardon de n’être la force qu’à mi-temps ? Pardon de dire pardon…

 

« La pièce n’est pas terminée »


Comme un exode


La foule venait de pénétrer dans la grande Halle des Comices, quand éclata l’incendie, venu d’où ? dévorant les planches, tordant les poutrelles de fer, poussé par quelle rage ? quelle conscience punitive ? Mais on ne déplora aucune victime. Il suffisait à la Tutelle que la foule eût eu très peur, et que la catastrophe la fît rentrer dans les bons sentiments. C’est ce qui advint. De la Halle en cendres ressortirent des vivants transformés.

Dans la direction assignée à la foule par les haut-parleurs, on vit les hommes aller prévenants, ouvrir les chemins de broussailles à grands cercles de faux devant les pas des femmes rieuses, qui contaient des histoires aux petits pour calmer les craintes. La route serait longue à travers les contrées austères, jusqu’à ce Pays des arbres, promis sans bouche, situé sans boussole.

On eût dit un peuple en exode, tumultueux comme un fleuve débordant, dérisoire comme une colonne d’insectes. Beaucoup mouraient en chemin, les uns sous la dent des bêtes, d’autres au fond des ravins qui s’ouvraient tout à coup sous les pas ; d’autres de soif, de faim ; d’autres d’ennui, ne voyant plus la raison de fuir à travers l’espace, quand le désir de descendance et de vie même pâlissait à l’horizon comme un ciel d’hiver. Ceux-là s’allongeaient au bord du terre-plein, offerts sans lamentations à la main des nettoyeurs.

Parfois, la Tutelle envoyait des agents survoler le peuple en exil à bords d’oiseaux silencieux qui se confondaient avec les nuages. Des hommes de la foule affirmaient que cette haute surveillance garantirait la pérennité de la race jusqu’au verger. D’autres au contraire suspectaient qu’on lançait des fluides délétères, car ils observaient qu’au passage des oiseaux une langueur affectait la foule, un puissant désir de s’asseoir et de ne plus bouger jusqu’au châtiment. Un jour on ne vit plus d’oiseaux, la Tutelle avait renoncé sans doute à les risquer si loin.

Et le peuple avançait toujours, mutant au fil des âges pour sa survie. Les enfants grandissaient plus vite qu’au pays d’avant ; les fœtus dans les ventres mûrissaient plus tôt ; les femmes restaient fertiles jusqu’au seuil sans cesse repoussé de la vieillesse ; le devoir de procréer rebroussait aux frontières de l’enfance ; des fillettes réclamaient aux lourds mâles la semence aussi précieuse que l’eau des sources ; les vieillards offraient qu’on les tue et les mange, s’ils n’étaient plus utiles autrement : tous comprenaient sans mots qu’il fallait s’émanciper des lois de la nature et de l’humanité même pour sauver la tribu. Des cent mille âmes qu’elle comptait au départ de la halle, il en restait moins du tiers après mille et mille ans de marche. Et le Pays des arbres semblait toujours reculer devant l’espérance.

Enfin les éclaireurs reconnurent une lueur insolite au-delà d’une ligne de monts qui barrait la vue. Une longue plaine restait à parcourir, en contrebas du plateau où la foule s’était massée. Immense étendue blanche à leurs pieds, mais on ne savait si c’était de sable ou de neige ; et l’on s’interrogeait du regard, incertain de préférer l’un ou l’autre.

Bientôt les hommes comprirent qu’un lac glacé butant contre une chaîne abrupte les séparait encore de cette clarté douce au-delà, juteuse comme une orange, tiède comme un nouveau soleil. Les pas glissaient, le froid mordait. Les âmes grelottaient autant que les chairs, les courages dans les cœurs faisaient entendre de sourds craquements comme la glace du lac traversé. Chacun doutait que cette clarté au loin fût bien celle du Pays des arbres, rien de plus qu’un désir, comme les mirages se jouant des voyageurs au désert.

C’est alors qu’une femme de la foule, dont le nom s’est perdu, se mit à chanter les vieux refrains du pays d’avant. Sa voix s’élevait dans l’air comme un fil de feu d’herbe. Ça parlait d’enfants clairs, de mères indulgentes, de pères justes ; il y avait aussi des loups tendres, des ours bienveillants à caresser, des fruits à cueillir sans violence, des poissons à saisir sans haine. Les mélodies et les mots remontaient peu à peu du fond même des plus jeunes mémoires. A la fin ce fut un chant de mille et mille bouches, mille et mille poitrines, mille et mille reconnaissances, qui s’élança contre la barre des monts. Alors la clarté d’au-delà couronna les cimes d’un puissant éclair de connivence, qui fit s’envoler les oiseaux du premier arbre de la pente, comme la foule commençait d’escalader en chantant toujours.

Hannibal et le pélican


C’était à Fenouillet, banlieue de Toulouse, dans le pavillon des Lempereur.

Romain, cinq ans, aussi féru d’histoire ancienne que d’animaux exotiques, reprochait souvent à son père de ne pas l’avoir fait naître légionnaire sous César ou phacochère au Kenya. Chaque soir, pour se faire pardonner, le père -« juste une petite page avant de s’endormir »- devait lui lire le siège d’Alésia, les articles « tigre » et « girafe » du Larousse en dix volumes, ou le franchissement des Alpes par Hannibal, son récit préféré car on y voit des éléphants partager la vedette avec un général borgne. Au reste, si le récit historique venait à manquer d’animaux, le père, chef-soigneur au zoo de Portet, en rajoutait à volonté -un lion pertubant la formation de la tortue sous les murs d’Avaricum, un dauphin à la barre d’une trirème dans le détroit de Messine, etc. L’essentiel pour le papa, à neuf heures du soir, était moins la rigueur scientifique que l’entier contentement du rejeton. Monsieur Lempereur guettait du coin de l’œil le premier fléchissement des paupières pour partir à pas de loup rejoindre la maman devant le poste de télévision ou assurer au zoo une inspection de nuit. Mais le petit, aussi difficile à tromper qu’une oie du Capitole, rappelait papa à son devoir par un « Encore ! » sans réplique.

Un soir pourtant le sommeil eut raison du petit Romain, tandis que son père, après le rembarquement pathétique d’Hannibal, abordait l’offensive de Scipion en Afrique. La nuit fut douce. L’enfant rêva qu’il capturait une autruche sur la roche tarpéienne, l’enfourchait très bien sans escabeau, et, sous la menace de lui serrer le kiki, la persuadait de le conduire sans délai jusqu’à Trasimène entendre « le piétinement sourd des légions en marche ».

Réveillé par une rumeur confuse montant de la cour, il se leva, gagna la fenêtre, souleva le rideau. C’était à n’y pas croire. Son père, par la porte du garage, faisait entrer en colonne serrée dans la cour toute la faune du zoo de Portet-sur-Garonne. Monsieur Lempereur aperçut le fiston à la fenêtre et lui fit son petit signe de menton gentil, qui voulait dire : « Hein qu’il t’aime, ton papa ! Qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour ton plaisir ? » Les bêtes se pressaient dans cette nouvelle arche sans eau ni colère divine, sous la fenêtre d’un patriarche imberbe aimant les roudoudous. Une marmotte écoutait avec bienveillance un boa se plaindre d’une douleur vertébrale au niveau du vingt-cinquiéme anneau ; elle-même avait un problème d’incisive : on ne rajeunissait pas ! Un léopard, lassé des taches, demandait à un zèbre l’adresse de son tapissier. Une otarie applaudissait comme à Pinder aux jacqueries d’un toucan fort en bec qui délaissa le perchoir d’un buffle pour celui plus noble d’une girafe. Un pélican proposait à un barracuda, trop à l’étroit dans le seau à sable, le moelleux de son bec en hamac, jurant ses grands dieux qu’il se retiendrait d’avaler.

Et voilà que dans ce tumulte de poil, de plume et d’écaille, papa s’avança soudain en Cornélius Scipion sur le tricycle. Il mit un brin d’ordre dans les troupes, proclama que le sort de Rome dépendait plus que jamais de la discipline collective jointe au sens de l’initiative personnelle. Puis il s’en fut rencontrer le Carthaginois sous la tonnelle, juste à côté du barbecue. La palabre traînait en longueur. Les bêtes s’impatientaient. On les avait tirées du zoo pour ça ! Le pélican sentit l’urgence de hâter la Fortune. Dans le conflit, il penchait pour Rome, parce qu’il comptait parmi ses ascendants un aïeul bienvenu à la cour de Numa. L’intrépide oiseau, avec l’accord de son barracuda, décolla du fil à linge et d’un beau vol piqué s’en vint larguer son poisson redoutable sur Hannibal Barca, comme un V2 sa bombe sur Trafalgar Square. Le vaillant général borgne y perdit encore le nez (ce que Tite-Live ne dit pas par souci de la bienséance). Le Carthaginois prit l’incident pour une traîtrise de l’Africain : la bataille était inévitable. Toute l’armée des bêtes sortit de la cour en grande cacophonie, partagée entre le désir de gloire et l’effroi d’en découdre. Papa fermait la marche, se retourna, regardait vers la fenêtre ; l’enfant fit signe de la main ; le père s’éloignait à reculons en envoyant des baisers, puis disparut.

Au matin, maman entra dans la chambre à petit bruit. Elle n’apportait pas le chocolat-croissant des jours sans école. Elle s’assit sur le bord du lit, caressa les cheveux de l’enfant, prit sa main dans la sienne, lui dit qu’il fallait être courageux , que papa n’aimerait pas le voir pleurer ; et le petit Romain Lempereur, cinq ans, cherchait au cercle de la lampe quel oiseau de malheur venait d’entrer dans son ciel.

Autrement : Au matin, maman entra porteuse du chocolat et du croissant selon le rite des jours sans école. « As-tu bien dormi, poussin, avec tout ce tapage aux petites heures ? Tu n’as rien entendu ? Juste après le départ de papa : bataille de chats, conférence de merles, fracas de chiens éboueurs, je n’ai pas pu refermer l’œil. » Elle s’assit sur le bord du lit, caressa les cheveux du petit garçon. « Que ferons-nous aujourd’hui, canard ? Ton père vient de m’apprendre au téléphone qu’il y a deux naissances chez les fauves. » Deux naissances chez les fauves… Les yeux rivés au cercle doré de la lampe où monte la fumée du bol jusqu’au plafond, le petit Romain Lempereur, cinq ans, cherche le nom des oiseaux de bonheur entrant dans son ciel d’aujourd’hui.

L’enfant loup


Dans le temps où mourut le dernier loup de Franche-Comté, il était une fillette aux cheveux de brume, aux yeux de rosée, à la voix de brise, que ses parents justement avaient baptisée Aube. Cette correspondance les ravissait toujours après dix ans, charmait la famille, faisait dire aux villageois : « En voilà une qui n’a pas volé son prénom ! ». Mais Aube commençait d’en souffrir, s’agaçant d’une concordance qui lui donnait, à l’orée de l’âge du mystère, l’évidence niaise d’un pot de confiture étiqueté. Elle aurait voulu des yeux de soir tombant, une voix profonde comme l’étang des Trembles, une chevelure plus lourde que la crinière de la jument Javelle. Elle se serait nommée Viviane, ou Lorraine, et les garçons l’auraient plus chargée de divinité qu’un ciel d’orage.

Un matin, dans son lit, comme la mère selon le rite entrait pour caresser la tête, les joues de sa « petite Aube », sa « si douce », l’enfant esquiva d’un bond la tendresse importune et descendit sans chaussons à la cuisine beurrer une tartine et tourner son lait. Bientôt la mère s’encadra, défaite, dans l’embrasure : « Aube, ma douce, tu n’aimes donc plus ta maman ? Qu’est-ce qu’elle t’a fait, dis voir ? » Et c’est à ce moment précis de ce jour-là d’hiver en France qu’Aube Groussard décida qu’elle serait distante.

On ne la vit plus offrir aux vieilles de rapporter leurs seaux du puits ; ni jouer à la balle, sauter à la corde dans la cour parmi les dindons et les poules. Du jour au lendemain elle n’eut plus de camarades à l’école, ni de bons points ni d’images, ni sa place à la chorale du dimanche, ni de badinages à table. Quand elle quittait sa chambre, où le père n’entrait plus, c’était pour sillonner les bois, affairée non pas d’y cueillir en lisière les fleurs, les mûres, les champignons, mais d’y creuser, sentier après sentier, lentement, jusqu’au fin fond, le difficile cheminement pour se perdre. Elle rentrait de sa forêt chaque fois plus sombre, plus sourde, plus épaisse. La mère ravalait les « ma douce », le père ne regardait sa fille qu’à la dérobée, les villageois n’osaient plus lui sourire de peur d’un haussement d’épaules : tous trouvaient à présent incongru le prénom d’Aube pour une fillette qui ressemblait si bien au crépuscule.

L’année suivante, avant-veille de Noël, le père Groussard vint à chasser jusqu’aux parages où l’enfant souvent s’aventurait. Il escomptait une biche pour le grand repas de la fête où tout le cousinage était convié, c’est-à-dire la moitié des villages d’alentour. Sa quête le conduisit à la roche au Prêtre, pierre plate en belvédère d’où l’on surplombait la combe. C’est là qu’à sa stupeur il aperçut de loin sa fille assise, oui, Aube, qui caressait un grand loup couché docile à ses pieds. A l’approche du père, l’animal se leva et venait vers lui le poil hérissé sans que la fillette dît un mot, fît un geste pour le retenir. L’homme épaula sa carabine et fit feu ; il se pencha pour s’assurer que la bête était morte ; en se redressant il ne vit plus sa fille.

Longuement interrogé, Groussard ne put ou ne voulut rien dire de plus. Les bois, les étangs furent sondés, battus en vain. L’affaire, qui enflamma les gazettes, fut conclue par un non-lieu. Et c’est ainsi que selon certaines chroniques le 23 décembre 1934 marque la mort du dernier loup en cette province, et la disparition d’Aube Groussard, onze ans, fille d’Annette et Louis Groussard, agriculteurs à La Chapelle-sur-Orbe.

Métamorphoses d’Antoine


Au chaud du mont, profondément sous l’écorce, c’est comme une cellule de trois mètres sur trois sans fenêtre. Aucun proche ne sait l’existence de ce refuge, où ne parviennent les appels du monde qu’après une lente décantation à travers la roche. Même quand il marche comme vous et moi au soleil des hommes, Antoine vit là, dans la musique du noir. Et même quand il joue comme vous et moi le jeu d’en haut, s’il ferme les yeux pour trouver une plus haute teneur en ténèbre encore, à son esprit s’impose l’image d’un fruit dur et sans sucre dont il est le noyau.

Au flanc du mont marche un frère au coeur assez attentif pour deviner ce fruit, à l’œil assez aiguisé pour le découvrir, à la main assez habile pour l’atteindre, à la bouche assez curieuse pour y mordre, à l’âme assez déliée pour enfouir le noyau en terre fertile.

Il germe, fend la croûte, monte en tige dans l’effroi des insectes, ouvre en sécurité deux feuilles comme des voiles, durcit le bois d’un mât pour un bateau sans importance, juste un vaurien. Mais des enfants le voient, le veulent. On le tire avec une gaffe jusqu’à la margelle. Il n’y aura de place à son bord que pour le plus léger des orphelins.

Le vent des terres soulève l’esquif, et le voilà montant dans la lumière, cerf-volant retenu encore au rivage par la dernière racine. Le vent redoublant l’arrache, le porte aux nues. L’enfant à bord rit de voir en bas s’alarmer les mères, agiter leurs bras pour supplier l’oiseau de redescendre ; mais lui profite des courants, prend appui sur les stratus, parcourt sans effort dans leur ouate le quart du cercle des terres.

L’enfant à bord est devenu rémige primaire, travaillant avec les autres plumes au maintien de l’appareil dans la tourmente. Cyclone, missiles, toute la haine du monde contre la carlingue. Les passagers ne tremblent pas, confiants en un pilote qui a connu les deux guerres. On décide de larguer d’abord les femmes et les enfants. Ils se jettent volontiers, tombent sans effusion, complètent au sol la floraison d’automne. Les vieillards se plaignent qu’on leur réserve comme toujours le sort de sauter les derniers, mais l’avion dépasse soudain la zone de turbulence.

Faute de train, Antoine atterrit sur les pieds. Bien lui prend de savoir courir vite, car le voilà zébré en pleine savane à l’heure où l’appétit rend l’amitié des fauves importune. Ceux qui s’avancent ont un air de déjà-vu : pères ambitieux pour quatre, mères tendres à contretemps, cousins riant à gorge déployée pour la seule gloriole de faire luire leur émail au soleil. Antoine a beau protester de sa bonne foi, de son inaptitude aux agapes, nul n’est d’avis qu’on reporte les retrouvailles. Le cercle se resserre au point de décupler le réchauffement, chacun trouve des mots aimables, la glace fond d’un coup, la mer se hausse de trois mètres en un clin d’oeil, menace les baisers, noie toute chance de recevoir des nouvelles de l’amour après tant d’éloignement.

Antoine nage plus loin que les autres, plus profond. Le bleu d’outremer est, avec la terre brûlée, sa couleur fétiche. La pression de l’eau ne peut l’assourdir, l’asphyxier plus qu’à son habitude. Des poissons électriques le circonviennent, lui font admettre que les abysses ont du charme, qu’il est possible d’y faire son miel. Pourtant Antoine s’échappe, remonte. L’eau ne sera jamais son élément. Ni l’air. Son seul désir : dormir au sec, sans autre souffle que le sien.

Le mont ! Toujours, toujours l’y ramènent les galeries du monde. Et tandis qu’il cite, comme vous et moi, le prix du pain, le cours de l’or ou la vitesse de sédimentation, Antoine retourne au mont, son mont, gîte d’allègement dans l’épaisseur, niche de tiédeur au voisinage des laves, coque où germer est réversible, caveau où mourir même est provisoire. Il s’y roule en boule pour l’hiver. Un loir n’est pas plus au chaud ; et parfois, dans la fourrure du ventre, infimes vestiges de ses métamorphoses, il cueille une plume ou une écaille.

 

La sape de la maison Grünberg


Katrine à la cave percevait mieux que les trois autres aux étages les tensions profondes de la bâtisse. Ça faisait parfois comme des craquements de vieilles armoires, des grincements de rafiots dans la soute, des grondements d’orage au loin. Les fissures des murs porteurs trahissaient-elles l’affaissement des voûtes dans l’ancienne carrière sur quoi le quartier était bâti ? Un jour, peut-être, les colonnes céderaient, le socle s’effondrerait, la maison irait au gouffre, et de la famille Grünberg -un couple avec enfant- ne resterait quelque temps que le souvenir d’une tendresse ordinaire.

Katrine ne remontait de la cave qu’aux petites heures de la nuit. Elle rôdait à pas de plume dans la maison sombre, mangeait au réfrigérateur, feuilletait les albums, vérifiait encore et encore qu’elle n’y figurait pas, caressait l’angora, donnait trois graines au poisson rouge, montait aux chambres sans faire grincer les marches. La chambre du couple lui inspirait l’effroi fascinant d’un antre. En provenaient des parfums poivrés, des souffles, de sourdes rumeurs. Parfois par l’entrebâillement elle devinait le va-et-vient, le geindre, le pétrissage, la gloutonnerie, toute cette cuisine d’amour à faire peur. La chambre du fils après la confiserie sentait à présent la cigarette. Sur les murs, au poster de Mickey, puis de Superman, avaient succédé ceux de Terminator et de Tokyo Hôtel. Quelquefois Katrine se penchait sur le lit où gisait l’ado tout habillé. Désir d’effleurer l’épaule, les cheveux, de poser un baiser. Arrière ! Reste à ta place. Déjà bien beau qu’on ferme les yeux quand tu circules ici.

Le jour, s’il fallait descendre des vivres, du linge propre, madame Grünber faisait la livraison sans plus de chaleur qu’une femme de service exacte en sa besogne. Le fils passait de loin en loin raconter une amourette, des anecdotes de lycée ; ouvrait le soupirail, offrait une cigarette qu’il allumait à bout de bras. Avec les images du téléviseur, c’étaient les seuls échos du monde qui parvenaient jusque là, jusqu’au réduit de l’enfant pérenne : car la recluse indiquerait toujours dix ans à son horloge. Quand le père descendait à la cave à vin, Katrine tremblait qu’il lui rendît visite. Elle entendait quelquefois sa respiration derrière la porte ; elle retenait la sienne, le bruit des pas s’éloignait. S’il entrait, il la fixait sans s’asseoir, sans parler ; elle tenait son châle serré contre sa poitrine, frémissant à ce regard de ciel d’hiver, cet air de contrit sans absolution ; et, quand il était remonté, qu’elle entendait se fermer là-haut la dernière porte, elle pouvait pleurer dans le noir jusqu’au sommeil.

On ne sait comment la sape de la maison Grünberg a pu s’aggraver si vite. Aucun autre éboulement dans le quartier. La sécheresse qui sévit depuis des mois a peut-être, au hasard des veines, fragilisé la voûte à cet endroit. Aussi, pourquoi le maire a-t-il permis de construire dans cette zone ? La sœur de Mme Grünberg a porté plainte. La bataille d’experts sera longue.

Sur quoi se greffe une autre enquête, bien plus troublante : qui est cette jeune femme d’une trentaine d’années retrouvée broyée sous les décombres avec les membres de la famille ? Une analyse génétique est en cours.

 

« Comme pour conclure »


Marion aime les brocantes et les vide-greniers à proportion de leur impudeur. Son butin ? le rebut des familles : portrait de la bisaïeule, mémoires du retraité, bons baisers de la Bourboule. Elle me reproche de ne pas saisir la beauté de ces épaves, d’être fermé à la grandeur de la vie plate. Mon amie se flatte de rêver une heure devant un couple de jeunes mariés jauni dans son sous-verre : « Mon memento mori », dit-elle avec un de ces sourires affriandés qui me donnent envie de lui faire l’amour.

 

Sa dernière « pépite » : le carnet intime d’un certain Maxime Dussoire, quelques feuillets reliés en veau, écriture serrée sans alinéas, et qui présente la singularité de couvrir trois décennies en soixante pages, soit en moyenne deux pages par Saint-Sylvestre : Dussoire ne tenait son journal qu’à la date annuelle des mécomptes…
-Ecoute ça, dit Marion, juste la dernière page, et viens ensuite soutenir qu’il n’y a pas de talents méconnus !

31 décembre 1952, 23h 30.
Comme pour conclure.
Bilan de l’année après tant d’autres : ratage. Résolutions pour la prochaine : intenables. La prochaine ? Peut-être la dernière éveillée. Voici monter le temps du somme , des mots mous, des paroles bouillies comme les légumes à soupes, et tu les boiras brûlantes en ton hiver. Continuer le voyage sans tout le fatras : photos, livres, boîtes à reliques. Sur quelle plage, ce coquillage ramassé ? Pour quelle fête, ce bronze offert ? Chez quel auteur cette phrase lue ? Lâche tout. Que les proches même s’avancent à ta rencontre avec un air d’étrangeté, une transparence de bulles qu’un souffle disperse. Se délier de son histoire. Se délester des sentiments qui font rire, pleurer, bondir. Tu poursuivras allégé la route, et les centenaires qui t’ont connu s’écrieront : Comme ça file ! Hier encore il naissait… Demain ou dans dix ans, arrive tout nu pour la rencontre. Rien pour cacher ton corps déchu, ton âme usée : que le Sieur voie d’emblée ce qu’il en est. Tu l’apercevras se pointer au bout du sentier comme le métayer du domaine, avec son oeil de maquignon pesant mentalement chaque tête du bétail. Mais toi, bœuf à cornes, qui n’as fait ni grand mal ni bien, marche ferme vers lui pour un Jugement inversé. Qu’on ne s’avise pas de te faire plus d’un reproche ! Le seul autorisé : Pourquoi, Maxime, as-tu tenu à durer si longtemps ? Pour le reste, c’est à lui de rendre compte, justifier l’horrifique, prouver qu’il est réellement sourd, qu’il n’entend pas tous ces cris de l’effroi du monde montant depuis l’aube et nimbant l’air circonvoisin comme les fumées des feux de broussailles. Au moins, qu’il baisse un peu les yeux, tacitement navré de partager le pouvoir avec l’Autre, de composer avec la haine, de n’être pas ou tout puissant ou tout amour, il faut choisir ! Alors, découvrant le Très-haut fragile, peut-être pourras-tu l’aimer davantage… En attendant, de deux choses l’une : ou tu romps ton contrat d’existence ou tu pousses le bail à son terme. Dans le cas de la rupture, préfère la jouissance à la corde. Tu as vécu dans le sérieux, meurs de plaisir. Regarde ta chair dans la glace : est-ce pour allonger cette avalanche que tu comptes les gouttes ? Mire ton esprit dans l’eau du lac : est-ce pour ce morne diminuendo que tu accordes encore ton violon ? Prie qu’on jette tes écrits dans la fosse avec le corps. Guère plus théâtral qu’en un grand feu. Tu as pourtant souhaité qu’ils restent, tous ces « trésors » ! Tu oses encore rêver qu’on les retrouve dans un tiroir au partage des meubles. Tu te berces à l’idée qu’une fête posthume ravive autour d’eux ton souvenir gommé. Farce ! Il aura suffi, mon petit, qu’écrire t’occupe un peu.

-Sympa, non ? Et tout à l’avenant. Saint-Syvestre 1922, jeune père illuminé : ‘Mon enfant vient de naître, mais moins que moi.’ Saint-Sylvestre 1940, stoïque sous la botte : ‘Rester droit dans le monde à l’envers, si possible à l’abri.’… Non ? Bon, d’accord, c’est trop tard pour Dussoire, et puisqu’il prie qu’on jette, exauçons-le .

Elle m’entraîne au jardin, où toujours un petit bûcher attend l’étincelle. « C’est trop bête, dit-elle, je ne peux pas, j’ai l’impression de le tuer posthume… À toi. » J’ai donc démembré le cahier, gratté l’allumette. « Garde la couverture de cuir, souffle ma tendre, ça peut toujours servir. » La flamme n’a fait qu’une bouchée du tas de feuilles et de feuillets, chlorophylle d’une semaine et pensées d’une vie. C’était joli sous les étoiles. Marion se serrait contre ma poitrine, la tête au creux de mon épaule, le regard dans le feu. « Demain, dit-elle, brocante à Savigny-le-Comte. Tu viendras ? »
Arion

 

Arion

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