Qui sont les Tsiganes, les Roms et les Bohémiens? D’où viennent-ils? Comment sont-ils venus en Europe? Pourquoi les Tsiganes ont-ils été obligés de migrer depuis des siècles et ont-ils été victimes de chasses et de persécutions?
Qui sont les « Roms », d’où vient ce terme devenu infamant qui court les journaux ? Quelle réalité humaine recouvre-t-elle en Europe de l’Est ? A-t-on oublié que les Roms furent mis en esclavage en Roumanie et en Hongrie du XIVe au XIXe siècle, puis déportés en camp de concentration et exterminés entre 1939 et 1945 ? Ethnologue parlant le romanès, la langue des Roms, docteur de l’université de Paris X, Martin Olivera, qui a dirigé le numéro d’« Etudes tsiganes » consacré à l’histoire des Roms de Roumanie, a répondu à nos questions (entretien en partie publié dans Le Monde du 17 août 2012)
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Quand les Roms ou Tsiganes arrivent-ils en Europe de l’Est ?
On trouve le terme « Tigan » pour la première fois dans les archives de Valachie en 1385. Le terme provient du turc « cingene », probablement dérivé en grec « Atisgani », qui donne « Cigàny » en Hongrois, « Zigeuner » en allemand et « tsigane » en Français. À l’époque (fin du Moyen-âge, début de l’époque moderne) on assiste à d’importantes migrations dans l’Europe balkanique et l’Anatolie, du fait de la désagrégation de l’empire byzantin et de l’expansion ottomane notamment. Ceux qu’on appellera Tigani arrivent alors dans ces territoires qui sont aujourd’hui la Roumanie et la Hongrie…
Les Roms alimentent la curiosité et de nombreux fantasmes…. Qui sont les Roms? Petit rappel historique sur les Tsiganes et les Roms.
D’où viennent les Roms ?
Toute une tradition, qui remonte au XIXe siècle, souvent emprunte de romantisme, figeant les Tsiganes dans une image d’éternels errants, affirme qu’ils viennent de l’Inde du Nord, qu’ils auraient quitté avant l’an 1000. Dès la fin du 18ème siècle, des études linguistiques établissent cette « origine indienne » : dans le contexte de la construction des idéologies nationales, cette théorie permet d’expliquer l’« étrangeté » des Tsiganes, tout en la rendant compatible avec la pensée ethno-nationale qui s’impose à l’époque : « S’ils ne sont pas comme nous, Européens, c’est parce qu’ils viennent d’ailleurs, de très loin même : l’Hindoustan ». Cette image d’allochtonie, et, dès lors, d’illégitimité, s’enracine dans l’imaginaire européen tout au long du XIXe siècle, d’abord dans la sphère savante, puis dans le monde littéraire et politique, pour aboutir aux mesures administratives du début du 20ème siècle, en France comme ailleurs, qui conjuguent contrôle et rejet. Aujourd’hui encore, cette théorie de l’origine indienne prévaut largement et est constamment mobilisée, notamment en préambule des textes des institutions européennes lorsqu’il s’agit de définir la « minorité rom ».
Cela influe-t-il l’image que nous nous faisons d’eux ?
Qu’une partie, importante ou infime, des Roms-Tsiganes d’aujourd’hui soit ou non descendante de populations ayant effectivement quitté l’Inde du Nord il y a plus de 1000 ans, n’aide pas beaucoup à saisir les réalités historiques et socioculturelles des divers groupes roms, gitans ou manouches d’aujourd’hui. C’est un peu comme si l’on voulait comprendre la société française contemporaine en s’en tenant à la mythologie de « nos ancêtres les Gaulois »…
(Tsiganes au camp de Jasenovak, avant dêtre gazés, 1942)
Quand arrivent-ils en Hongrie et en Roumanie ?
Au XIVe siècle, pour être mis en esclavage. A cette époque, les boyards, les seigneurs féodaux locaux, les monastères, ou encore les princes manquent de main d’œuvre. Les Tigani deviennent la propriété directe de leur maître, dont ils dépendent plus étroitement encore que les serfs, les paysans moldaves et valaques étant eux juridiquement liés à la terre. Les Tsiganes peuvent être vendus, échangés ou, bien souvent, rachetés par les féodaux : ils constituaient une ressource valorisée et recherchée, et non une population dont il fallait se débarrasser, bien au contraire ! Notons une exception en Transylvanie, où les « Cigàny » deviennent des serfs, au côté de la paysannerie locale…
Cette domination brutale dure longtemps ?
Plusieurs siècles ! Il faut attendre les années 1840-1860, selon les régions pour que les Tigani se voient affranchis, et le servage des paysans définitivement aboli. C’est l’époque où la Roumanie entend devenir une nation moderne, en se détachant de l’empire ottoman. Les nouveaux dirigeants unifient le pays, abolissent les privilèges féodaux et ecclésiastiques, procèdent à des réformes agraires. Aussitôt, des groupes roms émigrent en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, comme de nombreux habitants pauvres d’Europe centrale. Tous espèrent trouver une vie meilleure. On voit alors combien les destins des Roumains et des Roms sont liés…
(Esclave Rom en Roumanie au XVIIIe)
Que font alors les Roms de Roumanie ?
Certains continuent à travailler dans les campagnes et d’exercer leurs métiers d’artisan, la chaudronnerie, la ferronnerie, ils sont aussi maréchaux-ferrants, fabriquent de la vaisselle en bois, des briques, où sont musiciens, vétérinaires, serruriers, cultivateurs, gens de cirque…, bref une grande diversité de métiers selon les groupes et les régions. Les siècles de voisinage, voire d’interpénétration, entre le petit peuple local, lui-même asservi, et les Tigani ont entraîné, probablement très tôt, une grande diversification des communautés roms, selon leur lieu et mode de résidence, les métiers exercés et la condition de leur maître etc. Cependant, cette intimité quotidienne se voit progressivement remise en cause par le développement du discours des élites émergentes qui érigent « le Tsigane » en symbole des maux de cette nation roumaine qui tente de se construire : les Tigani représentent tout ce que la Roumanie « moderne et civilisée » ne veut plus être, à savoir un pays marqué par une féodalité persistante, largement rurale et profondément influencée par l’Orient. Récupérant les théories tsiganologiques développées en Europe occidentale (origine indienne, mythe du nomadisme etc.), nombre d’auteurs roumains du 19ème siècle feront du Tsigane un alter ego réprouvé, dont il faut se démarquer d’autant plus énergiquement qu’il représente une part intime des réalités socioculturelles du pays.
Vous voulez dire que les clichés sur les Tsiganes apparaissent dès cette époque ?
Il faut relire le Victor Hugo roumain, Michael Kogalniceanu, qui a écrit en 1835 « L’histoire, les mœurs et la langue des Cigains, connus en France sous le nom de Bohémiens ». S’il s’intéresse à la culture des Tigani, dénonce l’esclavage et, ce faisant, mène une violente critique de la société féodale, il contribue à installer les poncifs dont les Tsiganes souffrent encore aujourd’hui. Un passage le montre, où il parle des Tsiganes « Laiessi » : « La plupart d’entre eux ne se nourrissent que de vols et de dépravations : quoique très adroits dans tout ce qu’ils entreprennent, ils travaillent fort peu : ils passent des jours à dormir, et les nuits à aller à la maraude. » Sinon, il aligne les lieux communs. Les Cigains vivent depuis toujours en nomades, leurs enfants vont nus et désertent l’école, leurs filles n’ont pas de moralité et leurs femmes mendient en exhibant leurs enfants pour apitoyer les chrétiens… Tout en plaidant pour leur émancipation et leur « civilisation », cette humaniste convaincu consolide l’archétype du Tsigane, figure venue d’ailleurs, à la fois déracinée, pathétique et dangereuse, arrivant même à imposer l’idée d’un nomadisme généralisé, alors que l’immense majorité des communautés roms roumaines n’ont jamais bougé depuis leur installation il y a plusieurs siècles…
Pendant la seconde guerre mondiale, il ne fait pas bon être Tsigane en Roumanie…
En octobre 1940, la junte fasciste de Ion Antonecu écarte le roi Carol et s’allie à Hitler. Les Juifs et plus de 30 000 Tsiganes catégorisés comme « nomades » sont déportés en Transnitrie. Beaucoup y mourront…
gitans l’holocauste oublié par laatcho
Les Roms pendant le communisme
Et sous le régime communiste, qui va durer 45 ans ?
Officiellement, les communistes ne mènent pas de politique spécifique vis-à-vis des Tsiganes, puisqu’ils ne reconnaissent pas l’existence des minorités (en tout cas à partir des années 1950). Néanmoins, certains groupes roms, comme leurs voisins paysans, subissent la politique de prolétarisation forcée menée par le régime : déplacement de villages, installation de familles en immeuble dans de gros bourgs provinciaux qui deviennent alors des villes etc. Certains roms deviennent ouvriers spécialisés, fonctionnaires, voire policiers, d’autres travaillent sans qualification dans l’industrie ou les fermes collectives, d’autres encore maintiennent une subsistance basée sur le travail agricole journalier et la micro-culture. Là encore, les situations sont très variables, certains ont connu une ascension sociale considérable durant la période communiste, d’autres ont continué de vivre en bas de l’échelle, comme nombre de leurs voisins roumains et hongrois.
(Juifs et Tsiganes déportés en Transnitrie en 1941)
Et aujourd’hui ?
Depuis les années 1990 et la fameuse « transition économique », avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements libéraux, sans politique sociale, et d’une classe d’anciens apparatchiks reconvertis en homme d’affaires, le dénuement d’un bon nombre de Tsiganes, tout comme celui des Roumains défavorisés, a été considérablement aggravé. L’ostracisme contre eux s’est d’autre part développé. On a dénombré au début des années 1990 une quinzaine d’affrontements entre Roumains et Roms, avec des incendies, des agressions physiques, parfois mort d’homme. Ce sont toujours des conflits de voisinage, sur fond de grand dénuement, qui ont été ensuite « ethnicisés ». On dit, c’est la faute des Roms, ils ne changeront jamais, c’est dans leurs gènes, ils ont toujours été marginaux, « en trop », « à côté »…
On a entendu le même genre de propos en France. En juillet 2002, parlant des « Roms », le sénateur de l’UMP Dominique Leclerc les traitait de « gens asociaux, aprivatifs, sans aucune référence, et pour lesquels les mots n’ont aucune signification ».
On voit ici comment les choses ont bien peu changé entre les années 1900 et 2000 : ce type de discours était largement répandu, sans pudeur, parmi les élites républicaines de la 3ème République. Est-ce à dire que les Bohémiens d’alors étaient comme les Roms d’aujourd’hui ? Plus sérieusement, on se rend compte que cette figure des Bohémiens-Tsiganes-Roms joue le même rôle depuis plus d’un siècle, remplit la même fonction : définir une catégorie de semblables (puisque ce sont malgré tout des Européens, voire des nationaux…) objectivement illégitimes, dans un contexte de pénurie et de crise socio-économique aïgue.
(Pendant une expulsion de Roms à Montreuil en 2012)
En 2002, un recensement a été établi en Roumanie, où les citoyens peuvent se déclarer comme appartenant à une « minorité nationale ». On a pu estimer la population Rom ?
Sur 21 millions d’habitants en Roumanie, 535000 se sont dits « Roms ».Ce chiffre est probablement inférieur à la réalité. Des études faites en 1992, déjà, estimaient leur nombre à 1 million. D’autres estimations parlent de 2,5 millions… De nombreux Roms se sont déclarés Roumains par souci d’estomper leur appartenance, d’autres ne se reconnaissent pas dans l’expression « Rom », jugée négative et désincarnée sur un formulaire, tout en appartenant à des communautés très visibles et repérées comme « Tsiganes authentiques »… Toujours est-il que ce recensement donne des indications intéressantes. Côté éducation, 34% n’ont pas terminé leur cursus scolaire (jusqu’à l’équivalent du BEPC) pour 5,5% chez les Roumains. 25% se disent analphabètes, pour 2,6% au niveau national. 25% se déclarent chômeurs pour 11,5% dans le pays. Attention, il faut encore nuancer : le travail au noir n’est pas recensé, tout comme certains métiers tels que le colportage, l’artisanat familial, le commerce de proximité, etc…
Roms et Roumains émigrent de concert ?
En effet. Depuis les années 1990, plus de 10% de la population romaine, soit 2,5 millions d’habitants, a émigré vers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, espérant trouver une vie meilleure. On retrouve la même proportion chez les Roms de Roumanie : sur une estimation moyenne d’un million de Roms dans le pays, ils seraient une centaine de milliers à avoir fait le choix du départ durant la même période, pour les mêmes raisons : c’est une proportion importante, mais nous sommes loin de l’invasion tant redoutée !… Plutôt que de voir en eux des migrants économiques précaires vivant en bidonvilles (comme avaient pu le faire d’autres immigrés européens il n’y a pas si longtemps), on les présente comme des « nomades » érigeant des « campements » : le choix des mots fait par le gouvernement précédent persiste aujourd’hui, et l’on se rend compte qu’il ne suffit pas de dénoncer des discriminations ou d’invoquer l’humanisme pour mettre à mal des stéréotypes et contrecarrer leurs effets sociaux.
A noter :
Le séjour des « minorités Roms ne saurait se traduire par la multiplication de campements insalubres et dangereux » a déclaré le ministre de l’Intérieur Manuel Walls le 14 août 2012, avant d’autoriser le démantèlement de plusieurs campements, poursuivant en cela la politique de refoulement des Roms inaugurée par le gouvernement de Nicolas Sarkozy. Les associations qui les soutiennent, et cherchent des solutions à leur hébergement et leur intégration dans la communauté européenne, ne comprennent pas cet acharnement contre des populations très défavorisées, déjà maltraitées en Hongrie et Roumanie.
Pour aller plus loin :
Etudes tsiganes n% 38. Roms de Roumanie, la diversité méconnue. 195 p, 23 € ( 2009). Site : www.etudestsiganes.asso.fr
Roms en (bidon)villes. Quelle place pour les migrants précaires aujourd’hui?, éditions rue d’Ulm, 2011
Roms et Tsiganes. Jean-Pierre Liegeois. La Découverte (2009). 122 p, 10 €
Collectif Romeurope : www.romeurope.org