Totma, petite ville de province dans le nord de la Russie, a une histoire singulière : en se tournant vers l’est, jusqu’en Amérique, sa population fut à l’origine d’une petite colonie russe au sud du continent américain.
Nichée au beau milieu du Nord russe, Totma (9800 habitants) fait figure d’heureuse exception parmi les petites villes de province. Peu ou pas de baraques à l’abandon, aucune barre d’immeubles soviétique, un centre-ville préservé fait de maisons bourgeoises en pierres ou en bois peint, trois grandes églises en parfait état, et surtout, une impression générale de dynamisme.
Les rues sont animées, les jeunes ne fuient pas en masse vers Moscou. Le village, même si ses jours les plus prospères sont derrière lui, vit toujours et préserve son héritage, celui d’une cité de négociants qui furent, tout paradoxal que cela puisse sembler, parmi les premiers colons de la côte est des Etats-Unis !
Le commerce du sel comme premier moteur
Totma n’est d’abord qu’un petit village fondé en 1137. C’est la découverte d’une voie navigable vers l’Europe qui précipitera son développement. Du XVIe au XVIIe siècle, Totma est l’une des villes de la Ligue Hanséatique, cette association de cités marchandes régissant le commerce en Mer Baltique et au nord de l’Europe. Il s’y arrête tous les ans plus d’un millier de navires marchands, venus le long de la rivière Soukhona et de la Dvina, qui irrigue Oustioug, Totma et Vologda.
La richesse de la ville vient alors de ses sources salées souterraines. Plus profondes que celles des autres villes de Russie, elles forcent les marchands de Totma à inventer des méthodes d’extraction performantes autour desquelles toute une économie se développe. Mais la fondation de Saint-Pétersbourg en 1703 y portera un coup d’arrêt. La fenêtre vers l’Europe voulue par Pierre le Grand relègue au second plan les villes commerçantes du nord de la Russie.
Certaines périclitent, Totma, elle, se tourne vers l’est.
À la conquête de l’est, jusqu’à l’Amérique
Les marchands de Totma réunis, à l’instar de leurs homologues hollandais, en compagnies commerciales, se lancent à la conquête de la Sibérie, et même du continent américain en passant par l’Alaska. Ils importent en Europe des fourrures de luxe, en particulier celles des renards noirs des îles Aléoutiennes particulièrement prisées : « Une seule fourrure de renard noir valait cent vingt roubles, alors qu’une vache, à la même époque, valait un rouble« , explique Alexeï Novosselov, jeune directeur du musée régional, très actif dans le développement du tourisme à Totma.
Dans ces conditions, la ville s’enrichit rapidement, et fait construire les grandes églises qui font aujourd’hui sa réputation.
« Les églises de Totma sont uniques en leur genre, on parle pour les désigner de baroque de Totma. Il n’en a été construit que 26 dans toute la Russie, dont 10 à Totma, dont cinq sont toujours intactes. Les autres se trouvent en Sibérie et dans la région du Lac Baïkal », ajoute M. Novosselov.
Strana Totma
Leur silhouette est faite pour évoquer celle d’un voilier, très larges vues de face, avec un clocher central très élevé faisant office de mât, et très fines vues de profil, comme la coque d’un navire. Elles se distinguent aussi par les décorations de leurs façades, des ornements de pierre appelés « cartouches de Totma », dans lesquels on retrouve à la fois des symboles religieux et maritimes.
C’est d’ailleurs un marchand de Totma, Ivan Kouskov, qui est à l’origine de la fondation de la ville de Fort Ross, en Californie : fondée en 1812 près de l’actuel San Francisco, c’est la colonie russe la plus avancée au sud du continent américain.
Totma a dû lutter pour conserver cette identité au fil de l’histoire russe et soviétique. Aujourd’hui, ce patrimoine préservé fait sa force et sa spécificité, et ce, même si plus grand-chose ne rattache aujourd’hui la ville à ses anciennes colonies américaines, si ce n’est des noms de cafés et de restaurants, Alaska et Californie répartis le long des rues aux noms soviétiques.
Mais les habitants de Totma s’enorgueillissent du fait que chez eux, ces noms n’ont rien à voir avec l’invasion de la culture américaine dans les années 1990. Bien avant que l’Amérique ne conquière le monde, Totma avait conquis l’Amérique.
Article écrit par Léo Vidal-Giraud.