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Souvenirs d’enfance, pêche en Provence

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                   Souvenirs de pêche en Provence

 

Ma jeunesse je l’ai passée durant de longues années au bord de la mer Méditerranée à Saint Raphaël. Notre père avait fait construire une villa dans ce coin du sud de la France, car très probablement cela lui rappelait sa propre jeunesse en Afrique du Nord. Il nous parlait de cette période avec une grande émotion, et nous contait par le détail les pêches miraculeuses qu’il y faisait. Forts de cet atavisme, mes frères et moi avons vécu avec passion durant une dizaine d’années nos vacances à traquer toutes les espèces de poissons de crustacés et autres poulpes dans le golfe de  Saint Raphaël et ses environs.

 

Tout avait commencé alors que nous étions petits et habitions en bord de mer, après être rentrés d’Allemagne où notre père était médecin militaire. A cette époque les parents n’étaient pas traumatisés par l’enlèvement des enfants et notre mère nous laissait partir à l’école à pied à plus de deux kilomètres, et cela même  en hiver. Nous partions donc de novembre à février de nuit soit par la route du bord de mer ou par celle qui longeait la voie ferrée. Cette dernière était plus courte. Par contre systématiquement nous rentrions par la corniche, déjà fascinés par la mer et ses vagues. Les jours de tempête, je me souviens des embruns qui nous submergeaient et nous procuraient des émotions fortes. Au cours de nos retours le soir, nous avons mené nos premières actions de pêche. En effet en bord de mer, il y avait des restes de briques, abandonnées sans doute lors de constructions de villas de l’autre côté de la route. Certaines de ces briques, cassées ou entières étaient immergées dans quelques dizaines de centimètres d’eau. Elles possédaient une caractéristique,  plusieurs sections creuses. Là résidait tout le secret.  Dans ces trous, des poissons s’y cachaient. Généralement il s’agissait de blennies, poissons que localement on appelle « babec », à prononcer impérativement avec l’accent du midi, au risque de ne pas se faire comprendre. Ces poissons n’étaient pas très gros, entre cinq et dix centimètres, tout au plus. Doucement nous rentrions dans l’eau, en évitant toute éclaboussure. Nous nous baissions et avec précaution positionnions nos mains de part et d’autre de la brique pour en boucher les orifices. Nous sortions de l’eau chargés de notre butin, et là sur le sable ou les graviers, nous vidions   notre parpaing, le cœur battant. Les premiers filets d’eau s’étant écoulés, si la brique était habitée alors un joli poisson multicolore tombait au sol, tout frétillant. Nous le regardions émerveillés, fous de joie. On le ramassait avec douceur pour éviter de le blesser afin de l’admirer de près, puis nous le remettions à l’eau. Nous le regardions s’enfuir en tortillant sa queue dans les quelques centimètres d’eau près de la grève. Bien évidemment nous rentions bien souvent tout mouillés, et notre mère s’en étonnait. Comment aurait-elle imaginé que nous passions notre rentrée de l’école à retourner des briques dans l’eau !

Ces premières expériences, manifestement ont aiguisé nos instincts de pêcheurs, que chacun de nous a enfouis en lui. Il en est né une véritable passion de la traque de toutes les façons possibles et imaginables à la recherche ces pauvres habitants des mers qui ne demandent rien au genre humain. Notre frère aîné s’est montré particulièrement astucieux pour mettre au point toutes sortes de pièges et de lignes. Nous avons donc commencé à demander à nos parents de nous acheter, des cannes à pêche, des fouines, masques, palmes, épuisette, harpons, moulinets, bateau, rames, puis même un moteur, sans compter les ustensiles comme les pots de verre et les bassines qui nous procurèrent aussi de belles parties de pêche. Bien évidement tout cela s’est fait progressivement, car lors de ces premières expériences à retourner des briques, je n’avais que six ou sept ans.

Notre frère aîné était, comme je viens de le laisser à penser,  l’instigateur de ces séances de pêche effrénées, et bien évidemment il a été le premier à réclamer des instruments  de plus en plus efficaces. Bardés de nos premières cannes à pêche, à bouchon puis de moulinets nous nous sommes lancés à la traque de la friture de roche. Cette population de petits poissons est constituée d’une multitude d’espèces : la girelle, le rouquet, le saran, la vache,  le sarre, le saint-antoine, le sparaillon et bien d’autres. J’ai volontairement oublié la rascasse, poisson emblématique de la bouillabaisse. En effet, cet habitant des rochers on ne le pêchait généralement pas de cette façon, mais en pêche sous-marine. J’y viendrai un peu plus tard.

Je vais donc dans un premier temps vous décrire cette pêche de la friture de roche. L’appât que l’on utilisait le plus fréquemment était l’escavenne, ver de vase ou de sable. Effectivement, nous les recherchions sous les cailloux en bordure de mer, à marée basse, lorsque le lieu de vie de ces vers est découvert. Certains pourraient me rétorquer qu’en méditerranée il n’y a pas de marée. Mais si ! Certes pas très importantes. Lors des grands coefficients,   cela se chiffre en quelques dizaines de centimètres, alors qu’au Mont Saint Michel la montée de l’eau dépasse les dix mètres. Mais cela suffisait pour mettre les escavennes à notre portée. Alors pour attraper ces vers, même presque à sec, ce n’est pas si facile. Il est nécessaire d’avoir acquis une bonne expérience sur leur réaction lorsqu’on retourne le caillou, si on espère s’en saisir. En effet, cette dernière, bien allongée sous sa pierre,  se ménage des galeries afin de fuir rapidement au moindre danger. On se positionne au dessus de la pierre, l’un la soulève fermement et rapidement, l’autre détecte l’escavenne d’un coup d’œil, et la capture prestement. Au cours d’une bonne récolte, on pouvait espérer en ramasser une bonne centaine, point de départ d’une excellente pêche à la friture. Mais cet appât n’était pas le seul, bien que le plus pratique. Nous utilisions aussi les piades, bernards l’ermite  ou bigorneaux. Trois noms pour un même animal. Cependant, Il y en existe deux espèces, les unes à pattes et les autres à lune. A pattes il s’agit du bernard l’ermite « classique » qui a colonisé une coquille à sa taille et qui se déplace à l’aide de ses pattes et pinces sur le sol dans l’eau ou à l’extérieur sur les rochers découverts. La piade à lune est un petit bigorneau ou bulot de tout petit format, comme ceux que l’on consomme avec une mayonnaise. Nous utilisions aussi les arapèdes, patelles ou chapeaux chinois, que l’ont récupérait à l’aide d’un couteau sur les rochers à fleur d’eau. Comme son nom « chapeau chinois » l’indique, cet animal possède une coquille de forme conique. Il adhère fortement au rocher, à l’aide d’un large pied ventouse qui tient toute la surface de son corps, qui constitue en fait sa partie charnue, musculeuse et coriace, qui tient bien à l’hameçon.

Le lieu privilégié pour pratiquer cette pêche se trouvait dans les rochers qui se situent maintenant derrière le nouveau port.  Cette activité est particulièrement agréable pour de nombreuses raisons. Tout d’abord c’est toujours un immense plaisir de se retrouver en bord de mer très tôt le matin. A ces heures matinales, il y fait généralement frais. Un léger vent souffle de la terre vers la mer, phénomène qui s’inversera quelques heures après le lever du soleil, car le sol deviendra plus chaud que la mer. Assister à l’arrivée de l’astre du jour sur l’eau a souvent été pour moi l’une de mes motivations de ces lever matinaux.

La pêche en elle-même est fort ludique. Ces poissons sont dans leur grande majorité voraces et vigoureux. Après avoir lancé la canne, on n’attend généralement pas très longtemps pour avoir les premières  touches. Pour plus d’efficacité on met sur le bas de ligne plusieurs hameçons, et de ce fait bien souvent on obtient deux, voire trois prises à la fois. Les touches sont fortes et les poissons se débattent avec vigueur. On ressent de belles sensations dans les mains, et la vue de son sillon de canne  se pliant au rythme des coups de queue et de nageoires est un vrai régal. Lorsque le poisson émerge, on est souvent déçu de constater qu’il n’est pas très gros. En effet, il s’est débattu avec une telle ardeur que l’on s’attendait à bien plus gros.  Mais cela ne fait rien, la petitesse de la prise est compensée par sa beauté, généralement multicolore, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une girelle royale aux multiples couleurs étincelantes.

 La plupart du temps, cette pêche prend fin vers les neuf heures du matin, lorsque les vents s’inversent, et que la brise vient alors de la mer. Ce retournement est précédé par une période d’une durée de quelques minutes, voire d’un quart d’heure, au cours de laquelle plus un souffle de vent n’agite la surface de l’eau. La mer est d’huile, prenant une teinte gris laiteux, parfait miroir. Il faut en profiter pour donner les derniers coups de canne et se saisir des ultimes poissons. Alors le vent du large arrive et comme par miracle plus une touche, plus un seul de ces habitants des rochers n’ai intéressé par l’escavenne qui garnit votre hameçon.

Il est temps de rentrer. La première chose à faire en arrivant à la maison, c’est de préparer cette friture pour midi. On évide chacun des poissons, certains nécessitent d’être écaillés, d’autres non. On met le tout au réfrigérateur, et il n’y a plus qu’à attendre avec impatience l’heure du repas, qui ne saurait tarder. Alors dès que le gong retentit, on sort le plat du frigo, on roule chacun des poissons dans la farine et on les jette tous dans la poêle à frire. Alors habituellement c’était un peu la bagarre, chacun ayant repéré ceux qui lui feraient le plus plaisir. Pour ma part la girelle est le poisson qui a la chair la plus ferme et la plus savoureuse. Certes elle n’est jamais très grosse, même si certaines royales ne sont pas loin d’atteindre les vingt centimètres.

Pour mon père et moi, la girelle est l’un des poissons à la chair la plus fine, et sa pêche est particulièrement agréable, car sa combativité est stupéfiante. Comme je l’ai dit précédemment on s’imagine avoir attrapé beaucoup plus gros. Durant les premières heures de la matinée durant lesquelles elle mord, c’est un festival ! Pour toutes ses raisons de l’avis de mon père et du mien, cette pêche représente la quintessence de l’activité. Ce n’est absolument pas le point de vue de mon frère Marc. Pour lui, si un poisson ne fait pas un minimum de cinq cents grammes, il considère qu’il n’y a pas de pêche. Donc pour lui l’esprit de la pêche réside dans le gros loup, la grosse dorade, poisson qui pour le premier peut atteindre les huit kilos ou plus et quant au second il dépasse les quatre kilos. Combien de fois avons-nous abordé ce sujet à trois jusqu’à la mort de notre père, récente. Bien entendu la discussion était un véritable débat de sourds. Absolument impossible de trouver le moindre point d’entente. Mais quelles parties de rigolades cela nous a procuré. Le sujet n’était jamais épuisé, pourtant jamais renouvelé, mais cela ne faisait rien, pendant quarante ans et plus nous nous sommes lancés nos arguments à la figure, toujours les mêmes, toujours aussi incompris par le camp adverse, mais toujours aussi hilarants pour tous. Le bonheur dans le fond, il ne faut le chercher au bout du monde ! Une bonne discussion de famille sur un sujet de passion commune, le tout mâtiné d’un semblant de mauvaise foi et d’un soupçon d’esprit obtenu, et on se retrouve dans une querelle à la Pagnol sur  le Vieux Port, pour la plus grande joie des protagonistes.

 

Cette pêche aux poissons de roche, accaparait la majeure partie de nos matinées, en dehors des jours de mistral. Mais lorsqu’il soufflait, nous nous tournions vers d’autres techniques pour assouvir notre passion dévorante et exclusive. Je me souviens qu’à l’époque les périodes de mistral n’étaient pas très fréquentes, mais elles pouvaient être très longues,  sévissant par tranches de soixante douze heures. On a compté jusqu’à neuf jours consécutifs. Outre nous empêcher de prendre girelles et autres poissons de roche, le mistral restreignait très sérieusement la baignade car l’eau descendait à quatorze degrés.

Donc au cours de ces longs moments ventés nous pratiquions deux pêches, absolument étranges, la pêche au pot et celle au trou. Je vais commencer par vous décrire la première, puis vous révélerai toutes les subtilités de la seconde.

La pêche au pot : cette technique nous permettait de traquer le mulet ou muge. Dans certaines zones peu profondes bien protégées du vent, nous disposions nos pièges dans une quarantaine de centimètres d’eau au maximum. De quoi s’agit-il ? On prend un pot à confiture en verre, vide bien sûr, de plus ou moins grande contenance, on le recouvre d’un chiffon blanc, généralement prélevé sur un vieux drap, on le tend bien, et à l’aide d’un élastique on le maintient fermement. Sur cette surface bien lisse, on pratique un trou de quelques centimètres de diamètre. On remplit le pot d’eau, on y ajoute de la farine, on secoue bien, afin d’obtenir une mixture homogène. On n’oublie surtout pas de bien induire le pourtour de l’orifice avec de la pâte de farine. Il ne reste plus qu’à positionner cette nasse artisanale, bien calée au fond. On rejoint le bord et on surveille en attendant les bancs de mulets. Habituellement cela ne saurait tarder, avant qu’ils arrivent en masse. Par le trou se dégage comme une petite fumée blanche, qui attire les poissons. Rapidement ils se retrouvent sur le piège et commencent à sucer les particules de farine. Tout en le faisant certains s’aventurent par le trou dans le pot. Parfois ils sont si nombreux, que l’on de distingue plus une seule parcelle de blanc du morceau de drap. Sans trop attendre on se précipite dans l’eau pour récupérer le récipient. On plaque une main sur l’orifice pour éviter que certains poissons ne s’enfuient. On rejoint le bord, on vide le tout dans un grand sceau. On récolte jusqu’à une dizaine de poissons. Il n’y plus qu’à recommencer l’opération.  Une fois il nous est arrivé d’attraper un poisson deux fois plus long que le pot, la tête au fond, il avait encore la queue qui dépassait largement ! Il nous arrivait d’atteindre le chiffre de 300 mulets en une séance de quelques heures. Nous avons même perfectionné le système, en remplaçant le pot de verre tout simplement par une grosse bassine métallique ! Ce qui augmentait considérablement le nombre et la taille des poissons qui se laissaient piéger.  Mais que faisions-nous de tous ces mulets ? Nous ne les mangions que très rarement et en petite quantité, car ce n’est pas un très bon poisson. Mais alors pourquoi les attraper ? Effectivement à cette époque la pêche « No Kill » (excusez cette expression barbare anglaise, qui signifie que l’on relâche les poissons)  n’était pas un concept encore à la mode. D’abord cette pêche, au pot ou à la bassine, comme la plupart des techniques employées procure un vif plaisir. Courir dans l’eau sortir son pot de l’eau et voir à travers le verre tous ces poissons piégés nous amusait beaucoup. Nous avions trouvé un débouché des plus agréables pour les gourmands de friandises que nous étions. Nous les troquions contre des cacahuètes caramélisées auprès du père « Chnink ». Ce voisin était vendeur de ce type de produits sur les plages des environs et il fabriquait lui-même sa marchandise. Il en avait donc toujours des stocks importants, et tout autour de chez lui régnait une délicieuse odeur de caramel. De plus comme il avait toute une ribambelle de chats qui eux étaient des consommateurs effrénés de muges, nous repartions avec des pleines boîtes à sucre remplies de cacahuètes caramélisées, souvent bien chaudes ! Le marché était comme diraient nos politiques « gagnant-gagnant ».

Durant ces périodes de vent l’autre pêche que nous pratiquions était « la pêche aux trous ». Pratique tout à fait étrange, qui cependant se révélait fort efficace. De quoi s’agissait-il ? Nous prenions un morceau de bambou de quarante centimètres de long et d’une section d’au moins un centimètre, c’est-à-dire absolument pas flexible. A l’une des extrémités, nous attachions du fil de fer tressé, donc lui aussi bien rigide. Cette partie métallique, ne dépassait pas les vingt centimètres, et était disposée perpendiculairement à l’axe du bambou. Tout au bout de ce drôle d’engin de courte taille à angle droit, nous disposions un gros hameçon, que nous appâtions avec une moule ou un morceau de seiche. Equipés de la sorte nous nous déplacions le long des digues, garnies de grosses pierres et nous enfournions la partie métallique    dans les trous. Aussi incroyable que cela paraisse, nous attrapions de belles prises, gros gobies noirs, rouquets, et même belles rascasses.  Les touches étaient brutales et nous extrayions littéralement de sous les pierres nos prises, souvent au plus grand étonnement des gens qui nous regardaient, en se demandant ce que nous pouvions bien fabriquer dans quelques dizaines de centimètres d’eau avec nos drôles d’engins à quatre vingt dix degrés. Je me souviens d’un jour alors qu’un père et sont fils, intrigués s’étaient approchés de moi et me regardaient avec curiosité et interrogation. Soudain une touche puissante me tire sur le poignet, je réagis en remontant ma ligne et là sous leur regard médusé monte un énorme poisson de la forme d’un congre, d’un bon mètre. Je le sors entièrement de son trou et lorsqu’il est bien en vue devant mes spectateurs ébahis, il se décroche et retourne à la mer.  Ils ont très certainement cru, qu’ils venaient de rêver ou que leurs sens de perception avaient été mis défaut ! Je dois préciser pour la bonne compréhension de la scène, que les digues dont je parle, étaient en fait de petites jetées s’avançant de quelques mètres dans la mer, protégées de pierres de taille moyenne. Cela n’avait rien de comparable avec les grandes jetées de port bordées d’énormes rochers de protection. Non, dans nos coins de pêche tout était petit, bien à l’échelle des enfants que nous étions. Tous ces lieux qui font remonter en moi tant de souvenirs n’existent plus. En effet, malheureusement lors de la construction du nouveau port de plaisance à Saint-Raphaël, ils ont été définitivement détruits. Ils se trouvent maintenant quelque part sous le grand parking situé à l’entrée du port devant l’un des bassins accueillant les bateaux. Je me souviens avoir assisté à l’arrivée du premier camion d’une longue série qui durant de longs mois se sont employés à faire disparaître irrémédiablement les sites marins de notre enfance.

Dans un nouveau chapitre, je vais aborder les différentes activités que nous menions à partir d’un bateau ou d’un engin flottant. Nos premières aventures et expériences de pêche dans ce domaine ont été conduites tout d’abord sur un matelas pneumatique, puis un bateau gonflable, même d’un pédalo que nous louions. Puis finalement de manière plus conventionnelle à partir du bateau que notre père nous a acheté, dans un premier temps à la rame et ensuite à la force d’un moteur.

Le matelas pneumatique ne nous permettait que quelques incursions à proximité des côtes. En fait, nous nous déplacions sur des fonds de quelques mètres tout au plus. Allongé sur l’engin, la tête dans l’eau  à l’aide d’un masque nous repérions les poissons posés au fond et laissions  descendre l’appât devant leur gueule et les ferrions dès qu’ils l’avaient attrapé. Je me souviens d’un jour, ayant effectué une mauvaise manœuvre avec ma ligne, l’hameçon s’est pris dans le matelas pneumatique et nous avons bien évidemment coulé !  

Lorsque nous avons eu des embarcations de plus grande dimension, nous avons commencé à nous aventurer plus loin des côtes, et cela de jour comme de nuit. Ces pêches en bateau nous permettaient de prendre des poissons de plus grande taille, que nous allions pêcher dans des eaux plus profondes. La mer méditerranée a la particularité de posséder de grandes profondeurs assez rapidement dès qu’on s’éloigne de la côte.  Par endroits au milieu de ces fonds presque abyssaux, il y a des remontées de fonds alors que la distance à la côte est importante. En particulier au large de Saint-Raphaël il existe un de ces reliefs sous-marins que les pêcheurs appellent « le sec de Fréjus ». Le fond y est de l’ordre de 80 mètres. Pour le rejoindre nous passions sur des gouffres de plusieurs centaines de mètres, où il était exclu que nous puissions lancer nos cannes. Mais situer ces remontées de fond regorgeant de poissons, n’était pas chose aisée, vu la distance à la rive, et nous ne possédions pas encore à cette époque de GPS. Nous nous débrouillions par un système de triangulation entre le clocher de Fréjus et quelques autres points entre le Dramont et  Agay. Nous arrivions à nous repérer grâce à ces caractéristiques du rivage, mais le souvenir précis de ces différents jalons s’est estompé. Bien évidemment lorsque nous nous rendions avec notre petite coquille de noix de trois mètres, dans ces zones en haute mer ou presque, nous étions complètement en dehors de la réglementation maritime. Longueur du bateau et puissance du moteur deux données qui nous interdisaient d’après la loi de nous éloigner de la côte. Mais comme cela ne suffisait pas en terme d’infractions, nous n’avions ni bouée de sauvetage, ni fusée de détresse et pas la moindre réserve au cas où nous serions bloqués en mer sur une longue période. En effet, ce que nous redoutions le plus lors de ces équipées au large, c’était une venue brutale du mistral comme cela arrive assez fréquemment. Dans ce cas nous aurions été poussés au large vers les côtes d’Afrique du Nord. Nous aurions dans ce cas espéré  éventuellement   pouvoir nous échapper en mettant la barre à l’est dans le but de tenter un  accostage au cap du Dramont, combattant ainsi la dérive du vent nous entraînant plein sud, bien au-delà de ce fameux promontoire. Mais rien n’était moins sûr. Heureusement, le cas ne s’est jamais produit, et nous ne saurons jamais si notre manœuvre de secours était viable ou non. Le plus étonnant, c’est que parfois notre père nous accompagnait avec enthousiasme. Il ne semblait pas vraiment considérer qu’il y avait danger. S’il en était conscient, ce qui me semble probable, il l’acceptait tout simplement. Peut-être que son vécu  durant plusieurs guerres, auxquelles il avait participé activement, lui faisait voir la vie sereinement et avec philosophie. Plusieurs de ses amis qui possédaient de gros bateaux n’osaient pas se rendre sur ces lieux de pêche et poussaient de hauts cris lorsque nous leur racontions nos épopées. De toute évidence, ils avaient raison de se méfier. Mais maintenant une cinquantaine d’années plus tard, que de merveilleux souvenirs me reviennent lorsque je me remémore  ces départs, cap au large sur notre frêle embarcation. Parfois le matin au lever du soleil la côte est baignée dans une légère brume, et de ce fait nos repères de triangulation à terre se perdaient  dans une uniformité grise de la côte. Souvent nous étions seuls sur le lieu de pêche donc pas de bateau pour essayer de se recaler. Alors à l’estime nous nous positionnions et si nous n’étions pas sur le « sec de Fréjus » nos lignes qui se déroulaient au-delà des cents mètres de fonds nous le signalaient. Par approximations successives nous finissions toujours par arriver sur notre coin de pêche.

Le bateau nous servait aussi à aller poser un palangre (nous utilisions le masculin alors que le dictionnaire emploie le féminin, mais pour moi le masculin, représente une réminiscence de notre enfance, je continuerai donc à l’employer!) le soir, que nous récupérions le lendemain matin. En quoi consiste un palangre ? Il s’agit d’un corde ou grosse ligne à laquelle sont suspendues des lignes munies chacune d’un hameçon. Le tout reposant sur le fond. Les hameçons espacés decinq mètres   étaient de grande dimension. Généralement nous en mettions cent, donc notre palangre mesurait cinq cents mètres. Nous  utilisions comme appâts de larges morceaux de calamar ou de seiche, ou encore des poissons de taille déjà respectable d’une vingtaine de centimètres. Nous nous rendions un peu avant la tombée de la nuit derrière le Lion de Terre, petite île à proximité du rivage, et dans une dizaine de mètres d’eau entre bancs de sable et d’algues nous déroulions le palangre et l’abandonnions pour quelles heures. Toute la nuit nous rêvions de ce qui allait mordre. A peine le jour levé nous nous précipitions sur notre bateau afin de relever notre pêche. Le matin, même en été il fait assez frais, car auxaurores le vent de terre est souvent assez fort et relativement frais, donnant à la mer une teinte bleue sombre. Dès que nous repérions la bouée balisant le palangre, nous bouillions d’impatience. Le flotteur rapidement ramené sur le bateau, nous commencions à remonter la longue ligne. Au bout d’une nuit dans l’eau,  ordinairement la plupart des appâts avaient été mangés par des poissons, des crabes ou autres habitants des fonds. Alors commençait le moment le plus intéressant de cette pêche, nous regardions avec avidité vers les profondeurs pour apercevoir ce qui remontait. Des reflets blancs encore lointains nous donnaient de grands espoirs. Parfois  lorsque les poissons étaient de grande taille, nous sentions les touches directement dans la ligne alors que la prise était peut-être encore à cent mètres. Le temps de remonter les cinq cents mètres nous prenait une bonne demi-heure voire plus, mais que le plaisir était vif, aiguisé par une curiosité dévorante. L’un de nous tirait le corps principal, l’autre se tenait prêt à alpaguer le gros poisson qui s’apprêtait à faire surface. Mais tous deux, nous avions les yeux fixés le long de cette corde qui s’enfonçait vers les profondeurs, encore toute auréolée des merveilleuses surprises masquées qui nous attendaient. Comme je l’ai dit, le gros poisson est annoncé par des reflets blancs, que nous distinguions par intermittence, du fait des mouvements du poisson et de la transparence variable de l’eau à cause des risées du vent qui opacifiait par instants la surface de l’eau. Ces moments d’attente dans l’incertitude nous ont procuré beaucoup de plaisir de  joie et des coups d’adrénaline. Alors que j’écris ces souvenirs quarante ans plus tard, je sens ces mêmes émotions m’envahir devant mon clavier, et j’en ai le cœur qui bat. Nous échangions nos supputations sur le poisson qui remontait : un sarre, non plutôt un congre, un gros marbré ? Et puis l’instant de vérité arrivait. Bien souvent il s’agissait d’un gros congre, anguille de mer, qui avoisinait le mètre. Nous attrapions aussi quelques belles autres prises. Nous ramenions cela triomphalement à notre mère, qui déjà était soulagée  de nous voir revenir vivants de nos escapades et ensuite se saisissait de notre pêche afin de nous réparer de bons  repas.  

Elle était experte en cuisine, comme d’ailleurs en beaucoup d’autres domaines, mais je n’écris pas une biographie de ma mère. Je vais simplement rappeler l’une de ses recettes, aussi étrange que cela paraisse, le saucisson de poulpe. Avant de vous compter comment nous procédions pour cette pêche, je vous décris sommairement la confection de ce plat dont nous faisions notre quotidien, ou presque, tellement nous en attrapions. Après l’avoir bien battu, afin  de le ramollir, on le découpe en morceaux, on le cuit au court-bouillon, bien assaisonné aux herbes de Provence, que l’on bourrait en grande quantité dans la marmite.  Une fois la cuisson terminé, on met le poulpe dans un chiffon, on en dispose les morceaux tout en longueur, on les enveloppe bien. On ficelle le tout en serrant bien fort. On obtient de la sorte un produit qui a la forme d’un saucisson empaqueté dans une serviette. On laisse sécher vingt quatre heures, et puis c’est prêt à la consommation. On débite alors des tranches comme dans un gros saucisson de Lyon, et c’est fameux.

Nous les attrapions en pêche sous-marine, activité qui nous prenait beaucoup de temps et d’énergie. En effet, les eaux bien que relativement chaudes, lorsque nous restions des heures à traquer en plongeant pour regarder sous les pierres tout ce que l’on voyait, on finissait par éprouver de fortes déperditions de chaleur. Bien souvent, nous sortions de l’eau tout grelotant, les lèvres bleues et la peau couverte de chair de poule. Alors nous nous allongions au soleil pour emmagasiner de nouvelles calories, puis nous repartions pour une deuxième plongée, beaucoup plus courte, notre résistance ayant des limites.

Je reviens aux poulpes. Ces animaux lorsqu’ils étaient en pleine eau, nous les attrapions facilement. Nous ne les tirions même pas au fusil harpon ou à la fouine, nous nous en saisissions et les ramenions au bord. Je me souviens d’un jour en avoir attrapé un,  et voulant continuer à pêcher, je me suis contenté de me le mettre autour du bras, comme il m’arrivait parfois de le faire. Mais cette fois-ci après m’avoir bien enserré le biceps de ses tentacules, au lieu de rester bien sagement, il s’est mis à me mordre profondément dans le muscle. Comme il était de belle taille et que je l’avais laissé  se positionner en toute quiétude, je n’arrivais pas à le décrocher. De son bec pointu il y allait de bon cœur. La douleur devenait très vive et  il redoublait d’ardeur alors que j’essayais de le décoller de ma peau. En désespoir de cause, j’ai nagé le plus rapidement possible vers le bord, ce qui a pris quelques minutes de douleur aigüe. Enfin à terre j’ai pu le saisir et le maîtriser et l’arracher de mon bras. J’avais un beau trou bien profond qui m’a laissé une cicatrice durant des années. Je n’ai plus jamais recommencé ce mode de transport des poulpes !  

Par contre lorsqu’ils ne se déplaçaient pas en pleine eau, ils se cachaient dans leur trou, et là pour les attraper ce n’était pas facile du tout. Leurs trous étaient caractéristiques, tous construits sur le même schéma. Un amoncellement de pierres de petite taille devant une cavité sous un gros rocher. Nous détections ces habitats très facilement, car les cailloux amassés étaient de couleur vive, lisses, tranchant  sur les roches environnantes couvertes d’algues. Nous nous approchions et voyions les deux yeux du poulpe au centre. A son tour dès qu’il nous apercevait, il rabattait sur lui à l’aide de ses ventouses toutes les pierres possibles en se retirant au plus profond de son abri. Nous plongions et essayions de le harponner au mieux. Nous laissions le fusil harpon planté et remontions à la surface. Il nous fallait de nombreux plongeons à le manipuler, le tourner, le secouer pour enfin réussir à le décoller de sa caverne et le remonter. Parfois il se trouvait à quatre ou cinq mètres de profondeur, ce qui nécessitait de longues périodes en apnée afin de réaliser toutes les opérations pour le sortir. Bien souvent au cours de ces actions, nous avions la tête qui tournait après une longue succession de descentes.

Mais au cours de ces séances de pêche sous-marine en apnée nous ne pourchassions pas uniquement les poulpes, mais tous les poissons. Chacune des espèces avait ses habitudes et ses réflexes. Par exemple le racao, joli poisson multicolore qui pouvait atteindre une belle taille, fuyait au ras du fond en direction d’un rocher ou d’un banc d’algues pour se cacher. Généralement, il s’arrêtait dès qu’il n’était plus en vue directe de son poursuivant. Nous repérions donc précisément l’endroit où nous l’avions vu disparaître. On prenait notre souffle en surface et nous plongions en fixant ce point sachant qu’il n’était pas loin, immobile se croyant sauvé. Nous descendions en effectuant le moins de gestes possibles, et bien souvent, entre les algues ou juste dans une cavité rocheuse nous le distinguions. Alors il fallait évaluer précisément la distance à laquelle on allait tirer. En effet trop loin, la vitesse de la flèche s’amortissant rapidement, il s’enfuyait avant d’être touché, trop près, alors il réalisait qu’on l’avait découvert et il disparaissait pour de bon avant que nous ayons appuyé sur la gâchette. Exceptionnellement il m’est arrivé après avoir vu disparaître un racao dans des posidonies,  de ne pas le voir une fois avoir plongé et cependant de tirer au juger à travers le champ d’algues au point exact de sa disparition, et de le harponner.  Au son produit je savais si je l’avais attrapé avant de l’avoir vu. En effet, lorsque nous touchions notre cible, outre le fait de voir la flèche perforer le poisson, un son caractéristique de fréquence rapide était généré, comme un froissement  de papier épais.

On recherchait tout particulièrement, la rascasse. Elle représente le symbole du poisson de Méditerranée et la base d’une bonne bouillabaisse. Lorsqu’elle était vue, elle était prise, car immobile. Mais il était très difficile de l’apercevoir, car toujours cachée sous de gros rochers dans de vastes cavités, et sa couleur mimétique la rendait pratiquement indétectable. Donc nous plongions sous de gros rochers, les poumons gonflés d’air et nous scrutions tous les recoins avec attention. Parfois nous la distinguions directement et d’autres fois, elle avait la mauvaise idée en nous voyant de se déplacer de quelques dizaines de centimètres, alors que nous ne l’avions absolument pas détectée, ce qui llui était  fatal.   Mais une fois au bout du fusil, il nous fallait faire bien attention car ce poisson de roche est couvert de grosses épines venimeuses, dont la piqure est douloureuse.

Les soles et autres limandes, poissons vivant sur de vastes bancs de sable nécessitaient aussi une grande vigilance, car leur mimétisme avec le sable était total. On distinguait la forme du poisson plat caractéristique sur l’étendue sableuse et jusqu’au moment où nous l’avions au bout de la flèche, nous ne pouvions jamais être sûr qu’il s’agissait d’une sole ou bien d’un simple dessin sur le sable.

Je pourrai vous parler d’une multitude d’autres poissons avec leurs habitudes bien spécifiques que nous avions appris à connaître. Tout l’intérêt de cette pêche, outre la beauté des fonds marins et de l’eau qui était très claire à cette époque, consistait à rivaliser d’astuces avec ces multitudes de poissons, qui bien souvent après nous avoir nargués nous échappaient.

 Nous pratiquions aussi une pêche interdite et qui laissait par contre bien peu de chances aux poissons, la pêche sous-marine de nuit. Le fusil harpon dans une main, une forte torche étanche dans l’autre nous écumions les profondeurs obscures. Le long pinceau lumineux fouillait l’eau, les cavités et les algues. Les poissons restaient étrangement immobiles et il nous suffisait  de nous approcher et de les tirer. Certaines espèces, comme le sarre, extrêmement  difficiles à approcher de jour, devenaient des proies très faciles après le coucher du soleil. Notre mère n’était pas toujours  rassurée de nous voir partir et nous enfoncer dans la nuit pour des activités dans l’eau et de plus dans l’illégalité alors que nous n’avions pas quinze ans. Cependant son petit côté rebelle, faisait qu’au fond d’elle-même, une fois son angoisse surmontée, elle était fière de nous et riait de bon cœur à la narration de nos « exploits ». Il nous est arrivé à plusieurs reprises de passer pas très loin de l’interception par la police maritime qui patrouillait de temps en temps, à bord d’un bateau qui s’appelait, je crois me souvenir, le capitaine Blazy.

Cette pêche nocturne était parfois très impressionnante, en particulier lorsque nous la pratiquions autour du Lion de Mer, petit rocher situé à huit cents mètres de la côte. Nous le rejoignions avec notre barque à la rame sans aucune lumière. Nous scrutions la surface, en essayant au maximum de ne pas nous trouver sur la trajectoire de gros bateaux dont nous distinguions très nettement les lumières. A quelques reprises nous nous sommes fait de belles frayeurs en voyant des embarcations rapides foncer dans la nuit directement sur nous. Mais cela ne nous arrêtait pas. Je crois même que  cette traversée, aux risques de collision bien réels, faisait pour nous partie du jeu. Pour rien au monde nous nous serions privés de cette prise d’adrénaline à l’aller comme au retour. Mais il est vrai qu’au moment  de renter, souvent tardivement en plein milieu de la nuit la mer était déserte.                                        

Une fois le rocher, le Lion de Mer, atteint, l’un de nous se glissait dans l’eau équipé, l’autre le suivait de près en ramant le plus doucement possible, pour ne pas effrayer les poissons et ne pas nous faire remarquer d’éventuelles personnes se trouvant sur l’île. Les fonds étaient immédiatement très importants, trente mètres et plus. Le faisceau de notre torche éclairait les immenses parois blanches qui s’enfonçaient dans le noir absolu des grandes profondeurs, d’autant plus sombres de nuit. Que cela était impressionnant, bien souvent avec notre imagination débordante, on pensait à de gros monstres attirés par notre lumière, sortant de leurs abîmes et se jetant sur nous. La pêche nous la pratiquions donc le long de cette immense falaise qui s’enfonçait à perte de vue. Lorsque nous détections un poisson, souvent une rascasse rouge, dont la couleur trahissait la présence sur cette roche blanche, nous plongions pour l’avoir à portée de tir. Le fait de descendre en apnée vers ces fonds insondables, tout angoissés, le regard fixé sur notre cible, nous  éprouvions des sensations très fortes. Une fois le poisson tiré, le plongeur remontait, du bateau tout proche le frère prenait le fusil et en passait un autre chargé et la pêche continuait.  Je garde de ces séances nocturnes des souvenirs forts, et parfois je me demande si je n’ai pas rêvé. Un soir alors que nous étions en pleine action, nous avons distingué un bateau que nous pensions être le capitane Blazy. Toute affaire cessante  cap au large et par un grand détour en passant par l’autre petite île de la baie, le Lion de terre nous prenons la fuite. Alors que nous sommes en pleine mer, que sous nous se trouvent de grands fonds d’une centaine de mètres, d’un coup une immense lumière nous prend en son centre. Un projecteur de grande portée nous aurait-il désignés comme cible ? Manifestement non. Un sous-marin alors ? En effet, la lumière ne vient pas du haut mais du bas. Nous sommes au milieu d’une immense gerbe lumineuse qui monte des profondeurs, alors que sur la mer la nuit est épaisse. Grosse trouille ! Mais qu’est-ce que c’est ? Le sous-marin va nous renverser ? Tout autour des bruits de clapotis se font entendre, le sous-marin fait-il surface ? Nous réalisons alors que cette lumière a été produite par un banc de gros poissons dérangés sans doute par notre passage et qui se sont précipités à la surface, alors qu’ils étaient à une dizaine de mètres de profondeur. En effet, l’explication est simple, tout mouvement dans l’eau de nuit génère un déplacement de planctons qui s’illuminent. Nous sommes habitués à ce phénomène, mais à faible ampleur. Autour de nos palmes de nuit de petites lucioles sont présentes, entraînées en courbes gracieuses par le déplacement. Elles nous accompagnent en permanence. Donc un banc important de gros poissons, qui subitement se mettent en marche à grande vitesse, génère une multitude de points de lumière en mouvement, qui donnent l’impression d’un énorme spot lumineux nous prenant en chasse.  De ce soir, nous nous souviendrons longtemps mon frère Marc et moi.

Nous avons vécu d’autres expériences où l’adrénaline coulait à flots. Une nuit sombre, alors que l’orage se prépare, nous décidons de partir quand même sur notre bateau. Mon frère me dit que par ce temps électrique les poissons mordent encore plus. Nous longeons la côte. Les premiers coups de tonnerre particulièrement violents accompagnés de gigantesques éclairs se répercutent sur la mer dans un grondement qui n’en finit pas. Au loin, nous voyons un éclair frapper la corniche et tous les lampadaires s’éteignent. La nuit devient encore plus épaisse. Nous commençons à sentir que ça risque de chauffer pour notre matricule. Nous accostons sur un petit rocher à partir duquel nous comptons pêcher. Je suis à l’avant. J’amortis l’arrivée du bateau  sur le caillou. J’ai un pied sur le rocher et l’autre à bord. Alors un terrible coup de tonnerre au milieu d’un flash de grande puissance nous percute littéralement. Le bateau fait un bond, nous nous retrouvons tous deux dessus, à plusieurs mètres de notre point de débarquement envisagé. Que s’est-il vraiment passé ? Nous ne savons pas. Je me souviens d’un mouvement brusque de recul, provoqué par quel mystère ? Nous gardons un souvenir confus de ces quelques secondes où manifestement la foudre nous a  frôlés. Même mon frère qui est un acharné, dur à faire changer d’avis a décidé de rendre les armes ce soir-là et de rentrer sagement se coucher.

La nuit nous pratiquions aussi la pêche au congre à la canne. Nous n’y allions pas très souvent car le congre, espèce de gros serpent de mer ne nous attirait pas particulièrement. Mais il y avait un inconvénient majeur, c’est que la nuit nous nous faisions dévorer par les moustiques. Cependant, de temps à autre prenant notre courage à deux mains nous allions sur le Lion de Terre et taquinions les congres et autres  murènes. Les touches étaient toujours conséquentes et nous avions la sensation d’avoir un tracteur au bout du fil lorsque nous en ferrions un. Sur cette île, outre les moustiques nous avions à faire face aux rats. Ils avaient toutes les audaces et venaient jusque dans nos sacs nous voler nos appâts.

Des souvenirs durant cette période de notre enfance, que nous avons passée au bord de la mer, j’en ai bien d’autres. Je me souviens en particulier de ce jour où me baladant seul sur la promenade qui domine la mer, je regardais de l’autre côté de la baie en direction du massif des Maures. Un orage était en cours, de gros nuages noirs écrasaient les montagnes de leur masse chargée de menaces. Je contemplais les éclairs illuminer le ciel. Soudainement là-bas de l’autre côté de la baie à une vingtaine de kilomètres, un immense éclair particulièrement brillant s’est dressé, et s’est matérialisé à l’effigie humaine.  À ma grande stupeur la Vierge éblouissante m’est apparue, monumentale dans le ciel, visage incliné vers le sol, auréolée d’un voile lumineux. Cette immense apparition sans doute de courte durée s’est imprimée profondément en ma mémoire et j’en conserve un souvenir précis, encore très présent. Qu’ai-je réellement vu ? Je ne donne pas d’explication à cette expérience vécue il y a plus de quarante ans, mais n’en conteste pas la réalité, l’acceptant pour ce qu’elle est. Cela s’est passé alors que devant moi s’étendaient les vastes espaces, théâtres  de nos passions de jeunesse.

La pêche, nous la pratiquions le plus souvent en mer. Cependant, de temps en temps nous nous y adonnions en rivières et lacs. Du côté d’Agay un petit cours d’eau au régime méditerranéen, dont je ne me rappelle pas du nom venait de l’Estérel et se jetait en mer. Nous y traquions les chevennes et autres petits poissons blancs dans les grandes mares qui apparaissaient en période d’étiage. Parfois à la main sous les cailloux nous les cherchions, et il nous arrivait de nous saisir de serpents, ce qui nous remplissait d’effroi. Heureusement jamais nous n’avons été piqués. Le lac artificiel de Saint Cassien, nous a aussi apporté  de belles satisfactions, le plus souvent au cours de pratiques franchement illicites. Je me souviens de parties de pêche avec masque et fusil harpon, ce qui est strictement interdit en eau douce. Dans ces temps anciens, le barrage était récent et l’eau encore très claire, ce qui permettait avec un masque d’obtenir une bonne visibilité. Un jour mon frère Marc a plongé en direction de l’une des vannes du barrage, où se tenait un énorme brochet, qu’il a tiré. Mais ce dernier s’est enfui et s’est décroché de la flèche. Nous étions vraiment inconscients, car si les techniciens avaient ouvert la vanne, cela l’aurait irrémédiablement conduit à la noyade par aspiration vers le fond et entraîné en direction des turbines. Mais il y avait un dieu pour les imprudents cette fois-là encore!

Vers le bout de ce lac, là où l’eau est peu profonde, en hiver la surface est gelée, nous y traquions les brochets à la main. Nous nous avancions sur la glace et les voyions par transparence sous la couche de glace pas très épaisse. Nous faisions un trou, y plongions le bras et allions prendre de beaux brochets à la main. Mais dans une eau à zéro degré les doigts s’engourdissaient très vite et rapidement nous étions incapables de faire pression sur les poissons que nous saisissions, et de ce fait tout engourdis qu’ils étaient, ils réussissaient à nous échapper.  Cependant nous en capturions assez pour remplir notre bassin, qui se transformait en vivier. Et au cours de ces actions pas très glorieuses, j’en conviens, nous n’avons jamais été surpris par un garde-pêche.

Voilà pourquoi encore maintenant et assidûment,  lorsque je m’approche d’un plan d’eau douce ou salée, je ne peux m’empêcher d’en scruter les recoins à la recherche de ses habitants. Et c’est toujours avec le même plaisir que je découvre d’un pont une truite qui ressemble à s’y méprendre aux cailloux sur lesquels elle fait du surplace en attendant une proie, ou alors d’un quai quelques bars ou dorades qui passent furtivement entre des bateaux arrimés dans un port. Heureux, ceux dont les grandes joies et passions, qui ont conditionné leur jeunesse,  les habiteront jusqu’au dernier souffle. Malheureux ceux, que ces vagues de jubilation venues de l’enfance, n’atteignent plus, car elles sont un puissant réconfort et antidote aux  épreuves de la vie. 

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