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On reste, comme à chaque fois, bouche bée d’hébétude. Comment est-il possible que des individus stériles parviennent à capter l’attention, à drainer des fonds publics et même à acquérir une autorité en exhibant leurs seules vanités ?
Surprise et argument d’autorité
On sait que la surprise circonvient l’esprit, paralyse la raison, mobilise l’irrationnel, mais seulement dans les secondes où elle survient. Surtout, elle implique chaque fois la nouveauté et s’éclipse à la première répétition. Ainsi une toile monochrome a-t-elle pu étonner la première fois qu’un musée a osé l’exposer. Le plus étonnant est que la supercherie ait pu être inlassablement répétée, en changeant seulement la couleur : on a vu défiler du rouge, du bleu, du noir et même du blanc, mais « pas blanc, comme disent, hallucinés, Serge et Yvan dans « Art » de Yasmina Réza, (puisqu’ils y voient au scandale de leur ami Marc) des couleurs, du jaune, du gris, des lignes un peu ocre ».
Duchamp a poussé le bouchon encore plus loin en exposant un urinoir comme objet d’art appelé « Fontaine ». L’humour pouvait excuser l’audace de cette farce de potache : à défaut, preuve était faite qu’un objet quelconque tirait son statut d’oeuvre d’art de l’autorité du musée qui l’accueillait. Avant Mac Luhan, Duchamp faisait réfléchir sur une loi « leurrologique » (1) : « Le médium est le message ».
Qu’importe les fadaises que raconte une jolie fille ! Pour l’auditeur sous son charme, elles deviennent passionnantes. De même, un urinoir, meuble hygiénique si utile mais sans autre vertu, devient-il abusivement sous la baguette magique du musée qui l’expose, « une fontaine ». Et c’est ainsi qu’on fait « prendre des vessies pour des lanternes » sous l’empire de l’argument d’autorité.
Une « œuvre engagée » : « Bassin Jacob Delafontaine »
On reste donc d’autant plus interdit devant l’amoncellement d’appareils sanitaires qui encombre un angle du parvis de la Mairie à Mont de Marsan dans les Landes. On dirait que les éboueurs sont en grève : bidets, cuvettes de WC, urinoirs, lavabos et baignoire s’entassent en vrac dans l’attente d’être enlevés. Mais non ! C’est une œuvre d’art, une fontaine, récemment inaugurée ! Pour l’incrédule, il y a une pancarte qui l’assure, comme c’est l’usage dans ce genre de « création artistique » : l’œuvre parle si peu d’elle-même que son « créateur » est obligé de se répandre en discours fastidieux pour éclairer la lanterne des béotiens de badauds.
Et cette fois, le langage est celui des latrines : « Aux chiottes la flotte ! » peut-on lire. Le cri est délicat : le registre argotique grossier et l’allitération doivent sans doute favoriser la mémorisation du slogan chez les imbéciles à qui il s’adresse. Car, on est devant l’« oeuvre engagée » d’un collectif dont le sigle « AIAA » résonne comme un éclat de rire se moquant du monde. Le nom donné à cette œuvre est, en effet, vraiment à se tordre de rire. On croirait une publicité de l’entreprise emblématique de sanitaires : « Bassin Jacob Delafontaine ». Par l’équation de sons donnée pour une équation de sens, le jeu de mots n’identifie-il pas l’entreprise Jacob Delafon à la fontaine, comme sous l’effet d’une prédestination patronymique ? C’est aussi bien que la publicité de SEB (Société d’Emboutissage de Bourgogne) : « SEB, c’est bien ! ». Le reste du tract est de la même eau ! La logorrhée « révolutionnaire » coule de source : « Continuons camarades, pissons fièrement la tête haute. 12 litres d’eau potable nous contemplent. Plic ploc, plic ploc ». Même Bonaparte devant les pyramides est parodié !
Qui a dit que la révolution était triste ? Voici des hurluberlus qui prouvent le contraire. « La morale Delafontaine », selon un autre jeu de mots en eau de boudin que le grand fabuliste, ennemi de la bêtise, serait le premier à mépriser, est apparemment de sensibiliser le populo borné à la rareté de l’eau et au scandale de l’évacuation des déjections dans la belle eau potable d’une chasse d’eau. Ne serait-il pas, en effet, préférable de se baigner dans une eau polluée des germes de la dysenterie, de la poliomyélite, de la typhoïde ou du choléra ?
L’imposture d’enfants gâtés
Une pareille imposture ne peut germer que dans l’esprit d’enfants gâtés qui ont toujours connu chez eux le luxe d’une salle d’eau et l’aisance, et pas seulement dans les lieux qu’on lui réserve. Ils ne peuvent imaginer qu’avant eux, il n’y a pas si longtemps, en 1960, une majorité de logements en étaient encore dépourvus. Tout juste y avait-il un robinet au-dessus d’un évier, et à la campagne, c’était au puits qu’il fallait puiser l’eau en remontant le sceau à tours de manivelle. Quant aux toilettes, pour oser décrier le confort et l’hygiène de la chasse d’eau, il faut n’avoir jamais connu la banquette de bois percée d’un trou rond où l’on venait asseoir son séant dans la puanteur des excréments accumulés et fermentant sous soi, avec pour papier-toilette des feuilles rêches de journal découpées en huit, accrochées à un clou. Drôles de révolutionnaires qui rêvent d’un retour aux feuillées pestilentielles de l’Âge des cavernes !
Les fontaines de Rome
Dès lors, rien de plus normal que ces barbares confondent dépotoir d’appareils sanitaires signés de l’entreprise qui les fabrique, avec la noblesse ancestrale d’une fontaine. Ils ne connaissent sans doute pas Rome qui a érigé l’eau en élément majeur d’architecture et d’urbanisme. Rares y sont, en effet, les places qui n’ont pas en leur centre ou sur les côtés un ou plusieurs de ces sanctuaires qui les font retentir, tantôt, du jaillissement de leurs jets, de l’épanchement de leurs nappes, de l’ éclaboussement de leurs flots, tantôt, du murmure discret de filets coulant d’amphores renversées par des nymphes dénudées, ou ruisselant de la gueule grimaçante de dauphins agacés par des putti.
Rien n’est trop beau à Rome pour honorer l’eau, source de vie : bassins et vasques de toutes formes et profondeurs, barque, baignoire, obélisque, rochers éclatés, arc de triomphe. L’eau jaillit et se répand à profusion, Piazza du Quirinale, Piazza Farnese, Piazza del Popolo, Piazza d’Espagne, Piazza Barberini, Piazza de la République, Piazza Navona, ou à la Fontaine Trevi. De seulement l’entendre s’écouler, sous un soleil de plomb d’après-midi d’été, on en est rafraîchi : et la seule vue des chevaux de Neptune cabrés dans les cascades ou des sirènes alanguies ruisselantes sous un rideau de pluie est une douche bienfaisante qu’on accueille épanoui.
« Continuons camarades, a-t-on envie de répondre à ces barbares dans leur langage fleuri, pissons fièrement la tête haute » sur ce confort récent de la salle d’eau qui lavent les corps de leurs sanies et les délivrent de leurs puanteurs, et sur les sanctuaires anciens des fontaines qui vivifient les villes. À que revienne le temps des feuillées nauséabondes et de l’eau croupie à l’Âge de pierre pour qu’enfin on réapprenne à vivre ! Entends, ma chère, entends, la barbarie qui marche ! Paul Villach
(1) L’univers médiatique étant structurellement constitué de leurres et d’illusions, l’étude des leurres peut être appelée de ce néologisme, « leurrologie ».
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