S’il est un voyage dont je rêvais depuis très longtemps, et que je n’avais eu de cesse de toujours remettre à plus tard, c’était bien celui-là. Ce rêve était encore plus ancien que mon attrait pour ma Chine, et ce dernier ne lui était d’ailleurs pas tellement étranger. Ça doit en fait remonter au superbe documentaire télévisé d’Haroun Tazieff « retour à Samarcande » qui doit dater du début des années 90. En m’intéressant à Samarcande, j’ai finalement été obligé de me documenter sur l’histoire de l’Asie Centrale, et, inévitablement, d’aborder celle des Mongols.
Un consul pas comme les autres
C’est plus tard en visitant la biographie de Gengis Khan et l’histoire de son empire que j’ai été forcé de m’intéresser à la Chine et d’enfin de m’imprégner de ce milieu qui est aujourd’hui le mien. Il n’était donc que justice que je fasse physiquement le trajet inverse, et que de Chine, je rejoigne les villes mythiques de la jeune République d’Ouzbékistan.
La première étape fut de demander un visa ouzbèke. J’ai tout d’abord été étonné lorsque l’Ambassade de Pékin m’a donné un numéro de téléphone portable lorsque j’ai demandé comment joindre le consulat de Shanghai. J’ai appelé ledit numéro, et suis tombé sur un homme très accueillant qui m’a clairement expliqué les pièces à produire et la marche à suivre. Il m’a également suggéré de lui passer un coup de fil avant d’aller à son bureau, car il y est seul et est parfois en déplacement. Ce fut notamment un peu plus tard lorsque je l’ai appelé quand il était en déplacement à Pékin. Lorsqu’il eut fini de me réexpliquer la marche à suivre à distance, il se laissa aller à un « merci de venir visiter notre pays », avec une voix émue qui traduisait autre chose qu’une simple formule de politesse. Charmante entrée en matière!
Je me suis rendu la semaine suivante à son bureau, situé dans une tour de bureau voisine du Bund et toute proche du consulat russe, et qui n’est en fait pas un consulat mais l’agence d’Ouzbekistan Airways qui a cessé d’opérer à Shanghai. La décoration n’a cependant pas changé, et le grand bureau vide et joliment décoré était toujours aux couleurs de la compagnie nationale. Tandis que j’entendais le consul s’entretenir en ouzbèke au téléphone, la secrétaire m’a invité à m’asseoir dans un confortable fauteuil d’où j’ai fauché quelques brochures touristiques et une carte du pays qui trainaient sur les étagères. Une fois sa conversation terminée, un grand gaillard au faciès centre-asiatique est venu m’accueillir et m’a fait rentrer dans la salle de réunion en me proposant du thé ou du café.
Il allait m’assister lors du remplissage du formulaire en commentant chaque case malgré la simplicité des questions posées. En fait il en profitait pour faire la conversation car, manifestment, il n’était pas débordé par son activité. Nous avons discuté un bon moment. Ca faisait un an qu’il était à Shanghai et c’est lui qui a ouvert ce bureau. La conversation était donc plutôt celle entre deux expatriés qu’entre un employé consulaire et un demandeur de visa. Puis nous avons discuté un petit moment des possibilités touristiques du pays, cartes et photos à l’appui, et c’est avec plaisir que j’ai répondu à ses questions sur la France.
En début de semaine suivante, sa secrétaire m’a téléphoné pour me dire que le visa était prêt et que je pouvais passer le prendre. Je suis donc retourné à son bureau le lendemain, et cette fois c’est en langue française que Monsieur le Consul est venu m’accueillir, en s’excusant du fait que je doive attendre une dizaine de minutes supplémentaires le temps qu’il prépare le visa et qu’il le colle sur mon passeport. Des excuses??? On croit rêver! Pendant ce temps-là, des ouzbeks déambulaient dans la salle d’accueil, en me saluant d’un geste de la main portée sur le coeur, à la manière des iraniens.
Le consul m’a finalement tendu mon passeport agrémenté d’un visa bleu et vert aux couleurs du pays, et en me demandant de lui téléphoner à mon retour d’Ouzbékistan pour que je lui raconte mon voyage!
Cette entrée en matière spectaculaire – tous les demandeurs de visa de par le monde savent à quel point l’arrogance et l’impolitesse du personnel consulaire de tous les postes diplomatiques de tous les pays peut atteindre des sommets – était un prélude au formidable accueil que ses compatriotes allaient me réserver un peu plus tard.
Quelques temps plus tard, j’ai reçu mes billets d’avion, et ai ressenti une émotion certaine en voyant le dernier arriver: Samarcande et mon nom figuraient dessus.
Les compagnons de galère
Comme j’avais envie de faire un voyage inoubliable, j’ai décidé d’épuiser mon quota de galères au moment du départ, pour me réserver de bons moments par la suite. Je n’ai pas chômé, et me suis donc offert quelques moments de stress inoubliables les derniers jours avant le départ. Je passe sur la plus belle d’entre elles qui concernait le renouvellement de mon visa chinois qui aurait en principe dû m’empêcher de quitter le territoire chinois pendant la période des vacances.
J’ai finalement réussi à la surmonter, et ai finalement arrêté mon itinéraire définitif, qui n’était certes pas le plus simple: Shanghai – Hong Kong – Pékin – Tachkent – Samarcande, le tout en environ 48 heures.
C’est à Hong Kong que les problèmes directement liés au voyage ont commencé à surgir, quand l’avion d’Air China (décidément, cette compagnie ne m’apporte jamais rien de bon) que je devais prendre à destination de Pékin a décidé de rester immobile à son point de départ, bien que tous les passagers aient embarqué. Toutes les lumières de l’avion ont fini par s’éteindre, laissant présager un ennui technique qui, je l’espérais, ne nous retarderait pas tôt. Il était hors de question de décoller le lendemain, car tout le parcours et donc le voyage s’effondrerait comme les défenses d’une ville-oasis face aux assauts d’une cavalerie tartare. Les lumières ont quand même fini par se rallumer, mais nous n’avons pas décollé pour autant. L’hôtesse a fini par nous dire qu’une tempête à Pékin rendait incertain notre décollage et que l’équipage était en attente d’instructions. Je n’arrivais pas à avaler son histoire et je bouillais intérieurement.
A côté de moi, des dongbeiren (des chinois du Nord-est) commençaient à s’impatienter aussi. Les dongbeiren ont le sang chaud et une mauvaise réputation mais je m’entends en général bien avec eux. J’allais donc essayer de les mettre de mon côté afin d’organiser une petite cellule de crise dans l’avion et tenter d’avoir des informations plus claires. Je n’ai eu aucun mal à acculer l’hôtesse… dans ses derniers retranchements en mettant le doigt sur les contradictions flagrantes de son discours (la tempête n’était finalement pas à Pékin mais sur le parcours, et il était interdit de la contourner, si si! Qu’est-ce que ça peut être stupide une hôtesse de l’air chinoise quand même!) Les dongbeiren ont fini par acquiescer à mes propos et hausser le ton. Je n’avais plus qu’à les laisser faire et à regarder le spectacle avec une mine réjouie. Hélas, tout ce qui intéressait les dongbeiren était de savoir quand on allait manger et ils ne m’ont guère aidé à obtenir des informations pertinentes. J’ai donc fini par demander à l’hôtesse ce que faisaient tous ces techniciens autour de l’avion, et pourquoi on avait amené un énorme tuyau (j’ai supposé que c’était pour le ravitaillement). L’hôtesse a refusé de répondre, mais finalement le tuyau a été évacué et l’avion a décollé. Je suppose que c’était un tuyau anti-orages.
Le lendemain matin, à Pékin, j’ai pu constater la terrible inefficacité du système d’enregistrement des passagers d’Uzbekistan Airways, et, après avoir fait une heure de queue au milieu de passagers turkmènes (la première fois que je voyais en chair et en os des ressortissants du mystérieux et totalitaire Turkménistan), et m’être finalement présenté quasiment en dernier devant le comptoir, un chinois m’a benoîtement dit que je ne pouvais pas monter à bord car mon billet avait été annulé et qu’il n’y avait pas de place pour moi à bord. L’agent avait manifestement fait une erreur, ce que la compagnie a reconnu, mais la seule solution qui m’a été proposée a été d’attendre 24 heures aux frais de la compagnie. J’ai refusé, et ai dû montrer les crocs pour leur faire comprendre que c’était inacceptable, et finalement, le responsable ouzbek de la compagnie est venu et m’a fait surclasser en Première. Merci Monsieur!
Après avoir bousculé quelques nord-coréens qui me faisaient perdre du temps dans l’aéroport, j’ai couru jusqu’à l’avion, en ayant tout juste le temps de remarquer que le vol pour Pyongyang partait juste après à la même porte d’embarquement, mais je n’ai pas fait tellement attention à ce détail. Une fois à bord, je me suis effectivement retrouvé en première, à côté d’un ouzbek qui avait aussi été surclassé et qui profitait de l’aubaine pour vider gratuitement les réserves de vodka de l’appareil (voire de la compagnie). Malgré ses demandes répétées et insistantes, j’ai refusé de me joindre à son entreprise et l’ai laissé tranquillement savourer son breuvage. A ma droite, une dame apparemment de grande importance monopolisait tous les soins de l’équipage, puis du personnel de l’aéroport à l’arrivée. Sans doute une épouse de ministre ou quelque chose comme ça.
Bon an mal an, j’ai finalement atterri à Tachkent avec juste une heure de retard. Le plus gros était fait, j’étais maintenant en Ouzbékistan.
La faune de l’aéroport de Tachkent
L’aéroport de Tachkent m’a rapidement rappelé celui d’Irkutsk, qui était le seul que je connaisse en ex-union soviétique. Pas très grand, un hall à bagages plutôt chaotique, et un passage de la douane assez pointilleux… pour certains. A l’aller comme au retour, c’est le passage de la douane qui s’avérait le plus long et le plus problématique, non pas en raison de la fouille des bagages qui était inexistante, mais en raison de la montagne de papiers que certains devaient remplir, et faire viser et tamponner.
Même la déclaration en douane la plus simple prenait une tournure bureaucratique des plus exaspérantes, mais cela faisant partie du jeu, j’ai fait contre mauvaise fortune bon coeur.
La première chose à faire ensuite fut de changer de l’argent au petit bureau de change de l’aérogare. La bonne nouvelle, c’est que le taux de l’euro était très intéressant, en raison de son appréciation toute récente. La mauvaise nouvelle, c’est que la monnaie ouzbèke, le sum, ne se décline qu’en petites coupures de 1000 et moins. 1000 sums, ça fait 0.6 euro, ce qui veut dire qu’on est en permanence obligé d’avoir une liasse de billets sur soi, si on veut prévoir une quelconque dépense même légère. Quand on aime voyager léger comme moi, ça oblige à avoir une poche un peu gonflée de billets, ce qui n’est jamais agréable. Apparemment, ma réaction en voyant les liasses qu’on m’a mis dans un sac a fait rigoler les deux employées du bureau.
J’avais plusieurs heures à tuer avant de prendre mon avion pour Samarcande, et ai donc décidé de les employer à laisser ma valise quelque part, et à partir en centre-ville avant de retourner à l’aéroport en début de soirée. Il fallait pour cela me rendre à l’aérogare des vols nationaux, ce qui m’a semblé être une tâche plus complexe que prévu lorsque j’ai mis le nez hors de l’aérogare. Aucune indication nulle part, ni en anglais, ni apparemment en russe ni en ouzbek. Je suis retourné dans le minuscule aérogare des vols internationaux et ai trouvé, ô miracle, un bureau d’information. La dame ne parlait hélas pas anglais, ou quasiment pas, et je n’ai pas réussi à lui faire comprendre que je cherchais juste le terminal domestique, une question somme toute pas trop difficile à condition de la comprendre. Une fois que j’ai réussi à me faire comprendre, la dame a décroché son combiné pour tenter de trouver la réponse à ma demande. Je ne tiens pas à jeter la pierre à cette brave dame. Après tout, il n’est pas aberrant de ne pas connaître la localisation du terminal domestique lorsque l’on travaille au bureau d’information de l’aérogare international, même quand les deux aérogares sont en fait séparés d’une centaine de mètres. Après avoir raccroché, elle m’a finalement indiqué de sortir et de prendre sur la droite, ce que j’ai fait.
En chemin, un petit vieux m’a abordé et a fait mine de demander ce que je cherchais. J’ai baragouiné « airport » « samarkand » et il m’a indiqué la direction à prendre, à cinquante mètres de là. Je l’ai remercié, mais en échange il m’a demandé de lui payer 5 dollars pour l’aide qu’il venait de m’apporter. Je lui ai expliqué dans un anglais aussi oxfordien que possible qu’une telle demande n’était pas tout à fait conforme à l’idéal de l’hospitalité ouzbèke que je m’étais fait, mais il ne comprenait apparemment pas et se contentait de répéter le mot « dollar ». Finalement j’ai réussi à le semer et ai pénétré dans l’aérogare domestique.
Là, la mission se compliquait car il s’agissait d’expliquer que je voulais déposer ma valise quelque part en attendant mon vol, une demande beaucoup plus complexe que la précédente. Après quelques vaines tentatives, j’ai fini par tomber sur une dame qui parlait quelques mots d’anglais, et qui, entendant ma demande, a apostrophé un autre employé de l’aéroport: « hey, Borat, blablabla, blabla, blablabla ». Ciel, un Borat, un vrai! Comme dans le film, mais sans la moustache! Comme avant de partir en Ouzbékistan, certains amis peu au fait de la géographie centrasiatique m’avaient chargé de passer le bonjour à Borat, je me suis exécuté et lui ai fait un petit signe de la main en rigolant intérieurement. Finalement, j’ai pu laisser ma valise derrière le comptoir d’enregistrement moyennant une petite somme.
En ressortant, le petit vieux m’a rejoint pour cette fois me proposer les services d’un taxi. Le prix demandé était exorbitant, mais j’ai fini par le ramener presqu’au niveau du prix que la dame de l’aérogare m’avait suggéré comme étant le vrai prix, et je suis monté dedans. Il était temps, la chaleur de ce milieu d’après-midi commençait à devenir pesante.
Le tyran du passé
N’ayant aucune idée de ce que je voulais et pouvais faire à Tachkent en quelques heures, j’ai décidé de me rendre sur la Place Amir Temur, et de là, me promener un peu au hasard. Je n’ai en revanche pas pu visiter le musée d’Amir Temur à deux cents mètres de là, qui était fermé en ce jour de Fête du Travail.
La statue d’Amir Temur était bien telle que je l’imaginais, majestueuse, le tyran chevauchant une fière monture, son arme à la main. Amir Temur, c’est en fait le nom local du conquérant plus connu en Occident sous le nom de Tamerlan, ou Timur Leng, ou encore Timur le boîteux. Ce turco-mongol de la fin du 14ème siècle était sans doute un des plus redoutables et des plus emblématiques conquérants qu’ait connu l’Asie Centrale, dont l’histoire fut et reste encore pourtant riche en tyrans tous plus cruels les uns que les autres. Mais Amir Temur est chez nous le plus connu d’entre eux, notamment grâce au fait qu’il soit à l’origine d’un des âges d’or de Samarcande, et au fait qu’il ait été un allié de circonstance de certaines puissances occidentales combattant d’autres tribus turques (et notamment Byzance qui n’avait pas encore succombé aux assauts des turcs ottomans).
Amir Temur est devenu un symbole national dès après l’indépendance de la nouvelle République d’Ouzbékistan. Ce pays sans histoire, sans véritable unité géographique ni ethnique avait besoin d’un socle rassembleur, et les dirigeants de l’époque ont alors trouvé en Tamerlan le candidat idéal pour jouer ce rôle. Et pourtant… quelle absurdité! Amir Temur n’était certainement pas ouzbek, ce peuple n’existant d’ailleurs sans doute même pas encore à l’époque timouride. Son origine ethnique reste d’ailleurs plutôt floue, même s’il se plaisait à dire qu’il était un des descendants de Temudjin, le Gengis Khan. Ce n’est pas impossible. Mais admettons quand même qu’il devait bien puiser quelques origines communes proto-turques avec le peuple ouzbek qui allait occuper plus tard sa terre natale. Cette falsification historique est d’autant plus comique que c’est justement un descendant de Timur, Babur le fondateur de l’empire moghol en Inde, qui fut délogé de Samarcande par les ouzbeks quelques générations plus tard. J’ai d’ailleurs posé la question à plusieurs ouzbeks éduqués au cours de mon voyage, qui étaient tous d’accord avec le fait que la récupération du mythe de Tamerlan par le président Karimov et sa clique était une sacrée supercherie, peut-être même une des plus remarquables de l’histoire récente.
Mais là n’est pas le plus préoccupant. Au-delà de ces considérations ethniques qui n’intéressent pas grand monde, se pose un problème ethique bien plus grave. Si Tamerlan fut bel et bien l’initiateur de la splendeur d’une nouvelle Samarcande et probablement un chef politique et militaire de génie, il n’en reste pas moins un incomparable massacreur, un fléau de Dieu, que l’embrassement de la religion musulmane et donc d’un fond civilisateur ne suffit pas à distinguer de ses prédécesseurs gengiskhanides et autres tartares avides de sang. Tamerlan, ce n’est pas que les coupoles et les minarets étincelants de Samarcande, c’est aussi des pyramides de plusieurs dizaines de milliers de têtes érigées à l’entrée des villes prises par le conquérant qui faisait alors régulièrement exterminer la population vaincue. Certes, le procédé n’est pas nouveau, et une telle pratique était déjà courante dans la Chine si civilisée à l’époque des Royaumes Combattants, mais Tamerlan avait la particularité de préserver systématiquement la vie des artistes, pour les emmener à Samarcande où ils pourraient bâtir une cité à sa gloire, ce qu’ils ont fait. L’éclat de sa nouvelle capitale n’a donc été possible que grâce à la ruine de villes entières et à des pertes humaines colossales. C’est un « détail » qu’il ne faut pas perdre de vue lorsque l’on s’extasie à juste titre devant les merveilles de Samarcande, dont en fait bien peu datent vraiment du règne du tyran.
Toujours est-il que l’Ouzbékistan du XXIème siècle ne s’encombre pas de telles considérations morales et semble n’avoir aucun problème à inonder ses villes principales de statues et de portraits d’Amir Temur. La seule légitimité à un tel culte est d’ordre strictement géographique, le territoire d’origine et le centre de l’empire timouride étant effectivement situé dans les frontières actuelles de l’Ouzbékistan. Mais la mobilité des frontières des empires et des royaumes, et surtout des peuples, de l’époque était telle qu’une telle coïncidence géographique n’est que bien peu probante.
S’il s’est bien trouvé quelques ouzbeks sur mon chemin pour avoir une telle vision critique du personnage, nombreux sont ceux à qui j’ai posé la question et qui trouvaient qu’Amir Temur était somme toute un gars plutôt bien. Qui sait, peut-être que d’ici 600 ans, les gens trouveront-ils normal d’aduler Hitler… Le temps efface toutes les plaies, dit-on.
Le dictateur du présent
L’Asie Centrale, terre de tous les tyrans et terre de tous les excès devint naturellement un extraordinaire vivier à dictateurs lors de la chute de l’Union Soviétique, et l’Ouzbékistan n’a pas échappé à la règle, même si son président, Monsieur Islam Karimov, n’est pas le pire de la région ni de l’ex-URSS.
Impossible d’ignorer qui est Karimov, son portrait apparaît souvent en ville, sur des affiches de propagande, dans des musées, des journaux, voire même de petites échoppes. C’est le grand leader du pays, qui a instauré un mini-culte de la personnalité, certes incomparable avec celui du Turkménistan voisin, mais qui prête quand même parfois à sourire. Il n’est pas impossible que le personnage se soit trouvé quelques affinités avec Amir Temur mais il est heureusement beaucoup moins violent, impératifs modernes obligent. De Karimov, on sait peut de choses en occident, sinon qu’il dirige le pays avec une main de fer, qu’il a peur des islamistes, qu’il joue un double jeu entre les américians et les russes, et qu’il a donné l’ordre d’une répression dure à Andijan il y a un an ou deux. Mais le bilan de Karimov est probablement plus complexe et subtil que cela, et j’ai tenté pendant ce voyage, à ma modeste échelle, d’en peser le pour et le contre.
J’ai été particulièrement bien servi, car les personnes interrogées m’ont fait part de tous les sons de cloche possibles et imaginables, et il ne m’est guère facile d’en faire une synthèse. Pour les uns, son bilan est positif et se mesure à l’aune de l’absence de pauvreté dans le pays, au fait qu’il ait réussi à en maintenir l’unité, et au fait qu’il ait fait des efforts pour en restaurer le patrimoine culturel. Pour les autres, son bilan est négatif en ce qu’il est coupable de nombreuses violations des droits de l’homme, ne supporte aucune opposition, et a une politique économique désastreuse qu’il dissimule au peuple. D’autres, enfin, ont simplement éludé la question ou fait semblant de ne pas la comprendre, sans doute de peur de s’attirer des problèmes. Bien que ces quelques briques d’information soient plutôt simplistes, elles permettent néanmoins d’y voir un peu plus clair dans l’oeuvre de Karimov dont le bilan semble assez contrasté: je suppose qu’il mène une politique suffisamment équilibrée pour garantir la stabilité du pays et de son pouvoir, mais qu’il ne fait rien dans le sens d’une réelle amélioration des conditions de vie de son peuple. En gros, il assure juste le minimum syndical pour se maintenir au pouvoir, en faisant le pari que les gens n’oseront pas se révolter. Reconnaissons-lui quand même le mérite d’avoir su préserver un pays réellement multiculturel où, apparemment, il y a très peu de frictions entre les différentes ethnies.
Beaucoup de gens semblent en revanche regretter sa rupture avec les Etats-Unis (officiellement en raison des événements d’Andijan, mais bien plus probablement parce que les américains n’ont pas supporté le refus de Karimov de maintenir des bases américaines dans le pays). Cette rupture prive de nombreux ouzbeks de chances d’émigrer ou d’aller se former en Amérique, un rêve que de nombreux jeunes caressent.
Non loin de la Place Amir Temur, Karimov a fait construire un vaste ensemble moderne de places, de jardins et de palais gouvernementaux flambant neufs censés constituer la vitrine d’un Ouzbékistan prospère. L’ensemble n’est pas particulièrement beau, mais il est intéressant de s’y promener, surtout s’agissant d’une première prise de pouls du pays. S’agirait-il d’une pâle copie des monuments mégalomanes construits par les voisins turkmènes et kazakhs? Un globe terrestre perché au sommet d’une colonne, et sur lequel apparaît une carte de l’Ouzbékistan démesurément grande se dresse ainsi en plein Tachkent, mais également dans d’autres villes jusque dans la lointaine république autonome de Karakalpakie. C’est apparemment un des symboles du pays.
Les ouzbeks, les russes, les tadjiks, les karakalpaks, les coréens, et les autres
Un des grands plaisirs de voyager en Ouzbékistan et d’en côtoyer la population, est que sa société est multi-raciale, multi-ethnique et pluri-linguistique. A côté de la majorité ouzbèke, existent une large minorité russe et une tout aussi large minorité tadjike, ainsi que d’autres ethnies plus minoritaires. A Tachkent, il y a même une minorité coréenne visible au travers d’enseignes écrites en coréen dans la rue. Le bilinguisme ou le trilinguisme sont de rigueur dans cette ancienne république soviétique où la langue russe est largement pratiquée.
Ce melting pot apparemment réussi est visible à Tachkent plus que dans le reste du pays, et c’est la première chose qui saute aux yeux lorsque l’on regarde au travers de la vitre de la lada qui fonce de l’aéroport au centre-ville. La population de la capitale, et à une moindre échelle du reste du pays, est ainsi constituée de visages allant du plus pur type slave à un type sino-mongol qui passerait inaperçu dans une métropole chinoise, en passant par des faciès presque indiens et des moyen-orientaux typiques. A côté de tout cela, toutes les nuances de métissage coexistent, et c’est un réel plaisir que d’en observer les traits et parfois de déceler des caractéristiques communes entre des visages pourtant très différents.
Ce métissage est le résultat de plus de deux millénaires de brassages forcés de population. Les foyers de civilisation de la route de la soie étaient au carrefour du monde chinois, du monde indien et du monde iranien, puis plus récemment du monde russe, mais également à la lisière entre le monde sédentaire et le monde nomade. Les mouvements de population et invasions furent incessants et toutes les grandes familles ethniques du continent eurasiatique sont déjà passées par là. Plus récemment, la colonisation russe puis la soviétisation de l’Ouzbékistan ont sans doute encore accéléré ce métissage en introduisant davantage de gênes slaves.
Pour qui aime regarder les filles, ce paysage multiethnique est un régal permanent, d’autant plus que les tenues vestimentaires sont en général très jolies, pour ne pas dire provocantes dans la capitale. Que l’on soit amateur de beautés blondes, extrême-orientales, iraniennes, moyen-orientales ou métisses, il y en a pour tous les goûts, et la proportion de jolies filles dans la population semble être largement plus élevée que dans de nombreux autres régions du monde. Tous les autres touristes mâles avec qui j’ai eu l’occasion d’en discuter étaient unanimes sur ce point: l’Ouzbékistan est un des pays au Monde où les filles sont les plus belles, et ce fut une des très nombreuses bonnes surprises du voyage.
Du point de vue linguistique, il est en revanche plus difficile de patauger lorsqu’on ne parle aucune des langues locales. Si le russe et l’ouzbek semblent être plus ou moins universellement répandus, ne pas les parler induit de lourds efforts pour se faire comprendre. Le persan fut autrefois lingua franca dans la région, mais a aujourd’hui quasiment dipsaru, si ce n’est dans une forme largement influencée par les apports turcs, le tadjik. A Samarcande et à Boukhara, où les tadjiks sont je crois majoritaires, j’ai parfois essayé de bredouiller quelques phrases ou mots en persan avec un succès très limité, mais c’était toujours mieux que de ne pouvoir rien dire du tout.
L’anglais progresse assez rapidement, mais reste encore une langue marginale dont la majorité de la population n’a aucune ou quasiment aucune notion. Malgré tout, le nombre de locuteurs de l’anglais, à un plus ou moins bon niveau, est suffisamment important pour ne pas être complètement perdu et pouvoir faire de belles rencontres. Le français et l’allemand progressent aussi, probablement poussés par la pression touristique venant essentiellement d’Europe continentale.
Monsieur Antonov
Avant toute chose, qu’il me soit permis de déclarer que je n’ai absolument rien contre les avions russes en général ni les Antonov 24 en particulier, et que j’ai d’ailleurs le plus grand respect pour l’ingénieur soviétique Antonov et son travail, et puis que j’aime bien aussi la vodka, la musique russe et les blagues sur les ladas. Mais ce petit voyage en Antonov 24 de Tachkent à Samarcande, je m’en souviens encore comme si c’était hier, ce qui n’est en fait pas si étonnant puisque ça ne fait guère qu’une quinzaine de jours.
Et puis d’abord, le retour à l’aéroport de Tachkent, en début de soirée, dans une ambiance surréaliste d’aérogare entièrement vide. Serais-je donc le seul à bord de cet avion? Finalement, quelques minutes avant l’embarquement, une poignée d’autres passagers m’ont rejoint dans la salle d’embarquement, et nous avons été conduits au pied de l’Antonov 24, une bestiole assez robuste flanquée de deux moteurs à hélices et pouvant transporter environ 60 passagers. Les mauvaises langues traitent parfois ce genre d’aéronef de lada volante mais ce n’est pas très gentil car l’Antonov 24 a une solide histoire derrière lui. Bon, certes, c’est une histoire plutôt longue, et certes, elle n’a pas toujours été rose, mais statistiquement, j’avais plus de chances d’arriver vivant à Samarcande que mort au Paradis des athées. Nous n’étions en fait que 10 passagers, ce qui assurait une ambiance assez étonnante à bord, d’autant plus que la nuit était en train de tomber. En fait j’étais plutôt content de voler là-dessus, ça me changerait des Tupolev et autres Iliushin que j’avais pris pour aller en Corée du Nord et en Sibérie, et bien sûr des Boeing qu’Uzbekistan Airways réserve aux vols internationaux.
Enfin bref, l’avion a commencé à rouler sur la piste à l’heure, et j’avoue avoir jusqu’alors sous-estimé les vibrations dans la cabine induites par le vrombissement de plus en plus intense des moteurs. Ca bougeait bien! Et puis ça faisait un sacré bruit ces machines! Mais c’est un bruit finalement assez doux, dont on finit par s’accommoder. L’hôtesse nous a rapidement servi un verre d’eau gazeuse avant d’aller se rasseoir. L’avion n’a pas eu besoin de beaucoup d’élan pour décoller, la vitesse d’envol étant atteinte assez vite. Voilà une bonne chose de faite, une bonne heure plus tard, je serais enfin à Samarcande au terme d’un périple que je commençais à trouver très long.
Ce que je n’avais pas prévu, c’était les éclairs que je commençais à voir quelques minutes après le décollage de Tachkent. Depuis quand y a-t-il des orages dans cette région? Et pourquoi ça arrive quand je suis à bord d’une lada volante? Bon, pas grave, c’était plutôt joli à voir, et je me disais que le pilote ne serait pas assez con pour affronter l’orage. En fait il n’a effectivement pas été assez con pour ça, mais il s’en est quand même bien approché. Là, je rigolais de moins en moins, d’autant plus que l’avion bougeait de plus en plus, et qu’un trou d’air est différemment ressenti à bord d’un produit de Monsieur Boeing ou de Monsieur Airbus qu’à bord du joujou de Monsieur Antonov. Finalement je me suis agrippé aux accoudoirs qui n’étaient guère plus stables que l’ensemble de l’appareil, tout en sentant poindre les premières perles de sueur sur mon front. Le diagnostic était sans appel: j’affrontais ma première peur en avion, ainsi q’un mini mal de l’air qui commençait lui aussi à se faire sentir.
Une gamine à l’avant de l’appareil a poussé des cris au début des secousses, histoire de mettre un peu plus d’ambiance à bord, tandis que le reste des passagers était étonnamment stoïque. Je m’étais toujours dit que Samarcande serait un bel endroit pour mourir, mais je préférais quand même commencer par arpenter cette ville en tant qu’être vivant.
Au plus fort des secousses, j’ai regardé autour de moi à la recherche d’un plan B. Même pas une fille potable à bord pour lui faire subir les derniers outrages avant de mourir dans un crash aérien, c’était bien ma veine! Il y avait bien l’hôtesse mais elle était à l’autre bout de l’avion et je n’avais pas trop envie de me lever pour lui faire une proposition indécente avant de mourir en beauté. Malédiction!
Finalement l’avion s’est éloigné de l’orage, s’est stabilisé, et on a atterri sans encombres à Samarcande. Ce qui est marrant avec cet appareil, c’est qu’on va chercher soi-même sa valise dans la soute à l’arrière une fois que l’avion est posé, et qu’on n’a donc pas à attendre devant un improbable tapis à bagages à l’aéroport. J’étais enfin à Samarcande, à la fois ému et soulagé, et donc dans des conditions optimales à cette heure avancée pour me faire arnaquer par un chauffeur de taxi.
Le Registan
« Je suis le Registan, le coeur de Samarcande » proclame en français une voix grave déclamant pendant une bonne demi-heure un poème épique à la tombée de la nuit, pour le plus grand plaisir des groupes de français venus admirer le sons et lumières donné en leur honneur devant le Registan. Au-delà du ridicule assez flagrant du spectacle, il faut bien l’admettre: le Registan a bel et bien une âme, et il est donc tout à fait légitime de lui consacrer un portrait.
Le Registan, c’est cet ensemble composé d’une place fermée par trois superbes medersas (écoles coraniques) et ouverte sur une des principales avenues de Samarcande. C’est le monument le plus célèbre d’Asie Centrale, et incontestablement une des grandes merveilles du Monde. C’est lui qui est à l’origine de ma fascination pour l’Asie Centrale, les noms d’Ulug Beg et de Shir Dar me faisant rêver des heures durant devant les photos et les récits que je me plaisais à consulter. Il était donc inconcevable que je fasse la grasse matinée le lendemain de mon arrivée tardive. Non, je me suis levé tôt, ai pris mon petit-déjeuner dans la cour de l’hôtel judicieusement situé à quelques minutes à pieds du Registan, et ai filé dehors pour l’admirer.
Comment l’aborder? Je l’ai malheureusement d’abord vu de côté, le chemin de l’hôtel longeant la façade latérale de la Merdesa Shir Dar. Puis, une centaine de mètres plus loin, j’ai enfin débouché sur son entrée principale. J’ai fait le choix de ne pas d’abord y entrer, et suis parti m’asseoir sur les bancs et sur le point de vue légèrement en retrait, afin de profiter longuement de la vue d’ensemble, me contentant de deviner dans un premier temps les sublimes détails de l’extérieur des trois medersas. J’aurais bien aimé y rester plus longuement, mais la pression des mendiants commençait à se faire trop forte, et j’ai été contraint de partir me réfugier à l’intérieur du Registan. Là encore, j’ai choisi de ne pas pénétrer tout de suite dans les medersas, et ai passé un long moment à promener mon regard le long des splendides mosaïques et formes abstraites décorant presque juqu’à l’excès leurs façades monumentales. Il m’a fallu un petit moment d’acclimatation avant d’apprivoiser les formes d’ensemble des medersas du Registan, avant de finalement remarquer que cette étonnante harmonie était agrémentée de quelques troublantes irrégularités: minarets et façades semblaient penchés, et j’ai fini par me convaincre que je n’avais pas la berlue: rien de tout cela n’était régulier, et les architectes du Registan ont semblé manifester un certain plaisir à rendre imparfait leur travail minutieux. Je n’ai alors pu m’empêcher de penser aux asymétries volontaires que l’on fait remarquer à tous les touristes à l’entrée de la Mosquée de l’Imam d’Ispahan, sans doute un des seuls monuments de style islamique qui puisse sérieusement rivaliser en beauté et en démesure avec le Registan de Samarcande.
Tandis que des groupes de touristes commençaient à investir les lieux, je me suis finalement décidé à explorer l’intérieur des medersas jusqu’à la fin de la matinée et le début de l’après-midi. Je dois admettre que je brûlais d’impatience de pouvoir comparer le joyau de Samarcande au joyau d’Ispahan afin de les départager, et que jusqu’au bout, je persistais à attribuer la première place à la grande ville iranienne que j’avais visitée un an plus tôt. Et puis, soudain, alors que je croyais avoir fait le tour des merveilles du Registan, j’ai fini par pénétrer dans le coeur de la troisième medersa, celle du fond, que l’on nomme Tilla Kari, en plein sous la coupole dont l’extérieur turquoise était en rénovation. Et là, j’ai eu le souffle coupé devant le spectacle de cette immense coupole dorée richement décorée, et j’ai été forcé de destituer Ispahan, ou plutôt de refuser de la départager, pour finalement placer le Registan ex aequo avec la Mosquée d’Ispahan. A la réflexion, je crois que je remettrais finalement le grandiose monument d’Ispahan en tête, en raison notamment des proportions plus imposantes de la construction, et de l’éblouissement permanent que constituent ses lignes et ses courbes monumentales. Et puis surtout, dans la Mosquée d’Ispahan j’étais quasiment seul, et il n’y avait aucune pollution touristique. Les medersas du Registan sont à l’inverse remplies de marchands de souvenirs, pas vraiment méchants, mais dont les constantes sollicitations dès que l’on s’intéresse aux mosaïques surplombant leurs échoppes sont pour le moins dérangeantes.
Je ne pourrais évidemment pas dire que j’ai été déçu par l’intérieur des medersas du Registan (honnêtement, qui pourrait l’être?), mais je les ai quand même trouvées un peu plus fades que ce à quoi je m’attendais, les plus belles perspectives étant incontestablement celles qui s’offrent au regard à partir de l’extérieur. Je dois cependant confesser un coup de foudre poignant pour les deux splendides bulbes turquoises émergeant derrière la façade de la merdersa Chir Dar, et qui m’ont hypnotisé pendant un long moment.
L’émotion en visitant ces medersas était telle que j’ai un moment eu l’impression que le ciel – ou tout du moins les édifices – me tombaient sur la tête, alors que ce n’était en fait que la fiente d’un pigeon qui s’était oublié à la verticale de mon crâne, pile sous la coupole de la medersa d’Ulug Beg. Quel honneur de m’être ainsi fait asperger dans le repaire du célébrissime prince astronome qui passait son temps à scruter les cieux! Je suis vite parti laver ça aux toilettes, avant de méditer sur ma petite mésaventure: c’était la première fois que j’étais victime d’un tel bombardement depuis mon séjour à Rome quand j’avais douze ans. Rome et Samarcande, on peut dire qu’au moins j’ai du goût dès lors qu’il s’agit de me faire chier sur la gueule!
Après ces heures à visiter le Registan, j’ai finalement choisi d’aller voir ailleurs, mais les jours suivants je suis passé devant à de très nombreuses reprises, prenant même parfois un malin plaisir à accélérer le pas et à ne jeter qu’un regard dédaigneux à cette merveille, histoire de la forcer à intégrer un quotidien qui n’était pas le mien puisque je n’étais que de passage.
Le proxénète
C’est lors de l’ascension d’un des minarets de la medersa Ulug Beg du Registan que je l’ai rencontré, ou plus exactement, tandis que je m’étais arrêté à l’étage de la medersa pour contempler la cour intérieure de pas trop haut avant de commencer la véritable ascension.
Je l’ai tout d’abord pris pour un vendeur de souvenirs comme les autres, mais, voyant que je voyageais seul – un fait relativement rare parmi les touristes visitant l’Ouzbékistan – il a supposé que je recherchais des souvenirs de voyage eux aussi atypiques. Après les présentations d’usage, il m’a demandé si j’étais marié, et, lui ayant répondu que non, cela l’a étonné. Mon âge, 31 ans, n’est pas en Ouzbékistan un âge où il est décent d’être célibataire, et ma réponse a souvent provoqué un gentil étonnement de la part de mes interlocuteurs. Les gens se marient en fait jeunes dans ce pays, souvent entre 20 et 25 ans, et ma situation avait l’air de l’intéresser, surtout quand en rigolant, j’ai ajouté que ne pas être marié ça rend libre. Ca l’a fait rigoler aussi et, quand je lui ai retourné la question, il a rétorqué qu’il était marié, mais qu’il avait aussi 3 petites amies. Le bougre, il faisait monter les enchères!
Je me suis marré de plus belle en faisant semblant de compter sur mes doigts avant de dire que j’avais 5 ou 6 petites amies, que je n’étais pas trop sûr (c’était évidemment un gros mensonge, mais j’avais envie de rentrer dans son jeu). Puis je suis finalement monté en haut du minaret, et ai admiré quelques instants la vue imprenable sur Samarcande et ses monuments. En redescendant, le type m’attendait et m’a finalement proposé ses « souvenirs ».
ça t’intéresserait de rencontrer des filles ouzbèkes? eh bien, a priori ça ne me déplairait pas, effectivement. je connais des discos où tu pourras trouver des filles. hum, c’est-à-dire que je ne l’entendais pas exactement comme ça. tu pourrais « rencontrer » une fille ouzbèke si tu veux (dit-il en commençant à mimer des gestes obscènes) non non, c’est bon, je ne suis pas venu en Ouzbékistan pour ça. ah, mais si tu veux, j’ai aussi des filles russes et tadjikes, tu préfères? euh, non, pas vraiment. tu es sûr? oui oui. bon, si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
J’avoue que je n’avais jamais imaginé que le Registan de Samarcande pouvait être un repaire où les touristes sexuels viendraient faire leurs premières démarches, mais le bonhomme semblait plutôt entreprenant et sûr de lui, et j’en ai rapidement pris congé.
Le vendeur de patisseries
Après la visite du Registan, du Gur Emir (le mausolée de Tamerlan), des parcs de la ville nouvelle, et de la mosquée Bibi Khanoum, je suis allé faire un tour au marché de Samarcande, juste au nord de Bibi Khanoum. Il était agréable de flaner parmi les étals de fruits, d’épices et autres étoffes. Mais c’est au coin des sucreries et patisseries que je me suis le plus longuement arrêté. En raison d’un déjeuner peu copieux et franchement pas bon, j’avais un petit creux de plus en plus persistant, et étais bien décidé à lui faire un sort. Après avoir fait le tour des étals, j’ai finalement acheté quelques délicieuses patisseries auprès d’un jeune homme ravi d’avoir une occasion d’échanger quelques mots en anglais. Finalement nous avons sympathisé et notre conversation a duré une bonne heure et demie, et une partie de sa famille s’y est jointe, bien que Fazli (le jeune homme) soit le seul à posséder quelques notions d’anglais et donc à pouvoir communiquer avec moi. Mais il aimait bien son rôle d’interprète improvisé. La famille de Fazli était tadjike, mais je n’ai malheureusement pas vraiment réussi à communiquer en farsi avec eux, même si nous arrivions à échanger quelques mots simples compréhensibles par tous.
Il m’expliqua avec fierté que c’est sa mère qui avait préparé les pâtisseries, et c’est vrai qu’il y avait de quoi en être fier, elles étaient très bonnes. Il aurait bien aimé que je lui laisse un livre an langue anglaise car c’est apparemment difficile de s’en procurer hors de Tachkent, mais tout ce que j’avais à lui laisser, c’était un exemplaire du China Daily que j’avais piqué la veille dans l’avion. Qu’à cela ne tienne, je lui ai promis de le lui amener le lendemain. Lui de son côté voulait absolument m’inviter chez lui, et nous nous sommes donc donnés rendez-vous le lendemain après-midi au même endroit.
Comme convenu, je lui ai amené mon journal, et lui et sa famille se sont précipités dessus avec un sourire radieux, en me demandant de quoi ça parlait. Fazli ne comprenait malheureusement pas suffisamment bien l’anglais pour lire les articles, et je devais donc lui réexpliquer les grandes lignes avec des mots simples. Ils ne voulaient pas en perdre une miette et me posaient des questions sur la moindre photo et même sur ce que la mère a identifié comme l’horoscope. Apparemment ça les amusait beaucoup de voir des photos de chinois, car c’est vrai qu’ils sont très rares en Ouzbékistan (je n’en ai presque pas croisé lors de mon voyage). J’ai aussi donné à Fazli un petit billet chinois à l’effigie du Président Mao, et il ne savait pas qui c’était et n’en avait jamais entendu parler, de même que sa mère qui était à côté. C’est amusant, beaucoup d’ouzbeks étaient plongés dans la même ignorance quand je leur montrais des billets chinois, alors que Mao est quand même un des personnages les plus importants du XXème siècle et que je pensais naïvement qu’il était universellement connu.
Finalement, Fazli m’a emmené chez lui, dans un quartier résidentiel à l’écart de la vieille ville. Son père et un ou deux de ses oncles seulement étaient là, et ils m’ont accueilli avec un grand sourire avant de me faire entrer dans la pièce principale (l’équivalent d’un salon) de leur résidence. L’endroit était spacieux, tout en longueur, et richement décorés de tapis aux couleurs vives recouvrant le sol et une bonne partie des murs. Au fond, quelques armoires et un poste de télévision laissaient supposer que cette pièce était celle où la famille se réunissait et installait ses invités. Fazli ne voulait pas plaisanter avec les traditions hospitalières de son peuple et m’a fait asseoir. Malgré mes protestations, il s’est empressé de faire défiler un nombre ahurissant de boissons, de petits plats et d’amuse gueules. J’avais déjà déjeuné et ne pouvais pas faire honneur au quart de ce qu’il m’offrait, mais malgré cela, Fazli continuait à apporter des assiettes à n’en plus finir. On a discuté un bon moment et il m’a fait écouter quelques tubes ouzbeks qui m’ont laissé assez sceptique. De toute façon, il préférait largement la musique anglo-saxonne, comme beaucoup de jeunes d’ailleurs.
Finalement nous sommes ressortis dans l’entrée de sa maison, où son père s’empressa de me tendre un bol d’un délicieux breuvage à base de yaourt et d’herbes, comme je n’ai malheureusement pas eu l’occasion d’en déguster ailleurs. Je me suis confondu en remerciements devant leur accueil, ne réalisant alors pas encore à quel point une telle hospitalité est banale dans ce pays. Ca allait m’arriver plus tard à d’autres reprises.
Tard dans l’après-midi, je suis revenu m’asseoir devant le Registan pour profiter du spectacle du jour qui déclinait et de la luminosité changeante qui donnait un nouveau visage au Registan. Sur le banc derrière moi, deux ouzbeks m’ont abordé dans un anglais laborieux, et l’un d’entre eux m’a longuement tenu la jambe avec ses connaissances encyclopédiques sur les militaires de l’histoire de France, et surtout ceux du début XXème et du XIXème siècles. L’histoire militaire du monde avait l’air de le passionner et il était naturellement un grand admirateur d’Amir Temur.
C’est-à-ce moment-là de la conversation que j’ai aperçu le proxénète sortir du Registan et se diriger dans ma direction.
alors? Tu as réfléchi à mon offre? quelle offre? tu sais bien, les discos, les filles. désolé, toujours pas intéressé. bon ok, au revoir.
En poursuivant la conversation avec les deux jeunes de derrière, ils se plaignaient justement du fait que Samarcande manque d’endroits où sortir pour les jeunes, et que les discos étaient souvent clandestines car mal vues par le régime. Difficile à imaginer quand on connaît le bouillonnement de la vie nocturne de la capitale Tachkent.
Les étudiants en anglais
C’est par Fazli que je les ai connus, car après m’avoir invité chez lui, il proposait que je l’accompagne à son cours d’anglais. Ayant eu mon lot de visites touristiques pendant un jour et demi, et ayant soif de communication, ce dont j’avais plutôt été frustré jusque là, j’ai naturellement accepté sa proposition.
Du marché, nous avons donc contourné le Registan par le nord (passer juste derrière le Registan pour aller en cours, quelle sensation!) avant de rejoindre la ville nouvelle que j’avais commencé à explorer la veille. A la fois très soviétique et très verte, l’endroit était plutôt agréable, et relativement animé, bien que la largeur des avenues et la faible densité de la population garantissent à ce type de ville un calme minimum. Après avoir dépassé des bâtiments administratifs, nous nous sommes approchés d’un bloc de béton qui était l’Institut des Langues Etrangères et y sommes entrés. Le bâtiment n’était pas climatisé, mais il faisait néanmoins une température agréable à l’intérieur, ce qui n’était pas du luxe. Nous avons grimpé quelques étages, mais comme Fazli était en retard pour son cours, nous avons dû attendre le suivant dans le couloir. D’autres étudiants sont arrivés et m’ont bombardé de questions. La plupart étaient plutôt débutants en anglais, mais leur niveau était néanmoins étonnant pour des gens qui n’avaient commencé à apprendre la langue que deux ou trois mois plus tôt. Ce qui devait arriver arriva, et plusieurs professeurs ouvrirent leur porte pour nous enjoindre de faire silence et de les laisser les autres travailler. Que de souvenirs cela me rappelait!
Finalement, trois quarts d’heure plus tard, je suis entré avec mes nouveaux amis dans la salle de cours, en ayant bien entendu demandé l’autorisation à la professeur, qui était ravie de pouvoir ainsi offrir des travaux pratiques à ses étudiants en anglais. Les étudiants qui venaient à ce cours n’étaient pas stricto sensu des étudiants inscrits dans un cursus officiel, mais profitaient plutôt d’un programme national d’enseignement proposé à tous ceux qui voulaient connaître la langue de Shakespeare… et de Shell et Exxon. C’était une très bonne professeur, sérieuse et rigoureuse, tout en étant pédagogue et pleine d’humour. Il n’était pas étonnant que ces étudiants aient pu progresser si vite. J’ai un peu discuté avec elle au début du cours, et elle me disait que l’anglais était maintenant très répandu dans l’enseignement secondaire, mais souvent mal enseigné, ce qui explique que peu de jeunes arrivent vraiment à se débrouiller en anglais. Comme en France en fait. Je n’ai pas osé lui dire que le bouquin sur lequel elle faisait travailler ses élèves comportait quelques erreurs de grammaire, mais j’ai quand même été surpris de voir que ce manuel édité en Russie faisait apparaître des phrases en mauvais anglais dès les premières pages.
Après une bonne heure de cours, nous sommes ressortis pour nous diriger vers le grand parc de la ville nouvelle, et nous livrer à des activités plus intéressantes, comme boire de la bière et faire des commentaires sur les filles qui passaient. Et c’est vrai qu’il y avait de quoi commenter, mais bon, passons… Une fois encore, malgré mes protestations, on ne m’a pas autorisé à payer ma bière. « We are gays, we are gays » me dirent-ils tous en choeur. Voyant mon visage thétanisé, ils se sont repris en riant « sorry, we are guests, we are guests ». Je crois qu’ils n’ont pas compris le fond de leur erreur de prononciation…
Certains m’ont longuement interrogé sur les possibilités d’obtenir un visa français ou chinois, conformément au désir de beaucoup de jeunes de quitter le pays. Mais c’est difficile pour eux, quelle que soit la destination choisie. L’un d’entre eux voulait même que je lui envoie des téléphones portables de Chine, qu’il me paierait bien sûr en dollars, histoire de gagner un peu d’argent de poche. J’ai bien entendu refusé un tel plan sulfureux en essayant de lui faire comprendre qu’il n’y gagnerait sans doute rien et que ça allait causer des complications extravagantes.
Finalement, il faisait déjà nuit quand j’ai pris congé de mes amis pour aller me mettre en quête d’un cybercafé et rentrer à l’hôtel.
Les architectes russes
C’est en prenant le thé dans la cour de mon hôtel de Samarcande que je les ai rencontrés. Un petit groupe de touristes russes de Moscou partageait en effet les lieux avec moi, et c’est tout naturellement que nous nous sommes adressés la parole. Aux antipodes de la caricature que l’on se fait parfois du touriste russe, nouveau riche, sans-gêne et inculte, ceux-ci étaient à la fois sociables, discrets, cultivés et passionnants à connaître. Ils voyageaient en groupe de 8 ou 9 mais étaient indépendants. La plupart étaient architectes, même si certains avaient des métiers périphériques. Nous n’avons pas vraiment fait un bout de chemin ensemble, mais leurs dates à Samarcande et Boukhara étant les mêmes, nous nous sommes souvent croisés, à tel point qu’à Boukhara, c’est de ne pas les voir sur un site qui m’étonnait.
Comme ils aimaient les promenades nocturnes, nous sommes un soir partis explorer ensemble la Mosquée de Bibi Khanoum à Samarcande après la tombée de la nuit. Je n’avais vu que de jour cet imposant édifice qui m’avait beaucoup plu, et c’est donc naturellement que je les ai accompagnés dans cette balade de nuit. C’est la femme chinoise de Tamerlan qui a fait bâtir cette Mosquée pour faire une jolie surprise à son tyran de mari. Ce monument n’est pas le plus populaire de Samarcande, mais il m’a réellement impressionné, notamment car je l’ai trouvé plus sobre que tous les autres, et aussi qu’il s’intégrait mieux dans la vieille ville, à deux pas du marché. Il m’a impressionné… jusqu’à justement cette balade avec les russes. L’un d’entre eux était venu à Samarcande au début des années 80 pour son stage de fin d’études, alors que la région était encore une République Soviétique. Un quart de siècle plus tard, son avis sur la restauration des monuments était extrêmement critique. D’après les non-architectes du groupe, il était même démoralisant de voyager avec lui car il avait constamment l’oeil rivé sur le moindre détail et passait son temps à pester contre le travail de sabotage des architectes en charge de la restauration qui ont dénaturé les monuments en croyant bien faire. Voyageant seul et sans explications de ce genre, tout cela m’avait évidemment échappé, et il était interessant de les écouter.
Nous sommes longuement restés sous le porche de la Mosquée Bibi Khanoum avant de rentrer. Le plus âgé des architectes russes avait du mal à contenir son énervement. « Ca n’avait rien à voir il y a vingt-cinq ans, c’était beaucoup plus beau, beaucoup plus vrai, beaucoup plus fort à l’époque. » « Regardez toutes ces mosaïques, elles n’y étaient pas avant, on voit bien que c’est du toc, c’est vraiment fait n’importe comment. » Et moi qui n’avais rien vu de tout cela, je faisais semblant d’acquiescer avec une mine de réprobation factice. Nous avons fini par rentrer: « ces coupoles bleues sont toutes récentes. Quand je suis venu en 80, le lieu était sauvage. En ruines, mais tellement plus émouvant ». Diantre, et dire que c’est celui que j’avais trouvé le plus authentique jusque là…
Je me suis donc hasardé à l’interroger sur les autres monuments. C’est envers le Gur Emir qu’il a été le plus sévère: reconstruit de toutes pièces, tout simplement! Le Registan en revanche ne l’a pas déçu, il n’a presque pas été refait et les travaux qui ont été engagés ne l’ont pas défiguré. Le plus beau monument de Samarcande, la nécropole de Shah-e-Zinda un peu à l’écart de la ville lui a heureusement beaucoup plu, enfin un qu’il n’a pas critiqué. Ouf! Il est vrai que Shah-e-Zinda n’est peut-être pas aussi monumental ni chargé que le Registan, mais cet ensemble de mausolées donnant dans toutes les nuances de bleu, et resserrés les uns contre les autres, presque empilés, était époustouflant.
C’était la pleine lune ce soir-là, ou en tout cas ça n’en était pas loin. Des projecteurs étaient hélas allumés sur toutes les coupoles et plusieurs façades de Bibi Khanoum, ce qui nous empêchait de profiter du clair de lune. Ses reflets sur un tel monument auraient probablement été spectaculaires, et je soupçonne que même le doyen des architectes aurait été séduit. Malgré cela, nous pouvions quand même profiter d’une jolie voûte étoilée, et nous sommes assis quelques moments sur les bancs au milieu de la cour intérieure, non loin du lutrin géant. Nous étions seuls, c’était féérique, et j’ai rangé dans un coin les critiques que je venais d’entendre pour profiter innocemment du spectacle. Avec un architecte plus jeune, nous avons un peu discuté de l’histoire de la région, pour naturellement aborder le mythe de Tamerlan. Je lui ai parlé sur un ton léger des pyramides de têtes que le conquérant faisait édifier lors de ses campagnes, ce qui a provoqué une réaction somme toute très professionnelle chez lui: pendant environ un quart d’heure, nous avons essayé de calculer le nombre de têtes qu’il fallait couper pour édifier une pyramide de dix mètres de haut. Finalement, nous avons conclu que les pyramides devaient être un petit peu moins hautes que cela, étant donné qu’il est peu probable que le tyran ait fait couper plus de 100.000 têtes par ville.
Les russes m’ont aussi appris qu’à l’époque soviétique, la Mosquée Bibi Khanoum avait servi d’entrepôt, ce à quoi j’ai répondu que les communistes chinois avaient fait beaucoup plus fort puisqu’ils avaient pendant la Révolution Culturelle converti un certain nombre de mosquées d’Asie Centrales en porcheries. Ca les a bien fait rigoler, surtout quand un des russes a lâché « les chinois et les cochons seront toujours de grands amis ». En fait moi aussi ça m’a bien fait rigoler, je l’avoue.
Les fidèles
Je n’avais pas remarqué leur existence au tout début de mon voyage, mais l’Ouzbékistan est bel et bien un pays musulman, même si les tenues décontractées de la population féminine et la forte influence russo-soviétique sur le pays ont tendance à le faire oublier.
C’est dans la Mosquée Khazrat Khizr que j’ai croisé les premiers musulmans pratiquants de mon voyage, puisque ce n’est évidemment pas dans un monument comme la Mosquée Bibi Khanoum que l’on peut en rencontrer. Pour être tout à fait précis, j’avais vu la veille un groupe de vieilles dames se livrer à des rites apparemment assez pieux dans la medersa Tillia Kari du Registan, mais mon regard était tellement absorbé par les dorures de la coupole que je n’y ai pas vraiment fait attention. La Mosquée Khazrat Khizr de Samarcande est un site assez récent bien peu intéressant comparé aux merveilles que la ville recèle. Mais elle se situe sur le chemin d’Afrosiab, l’antique Samarcande, et puisque je devais de toute façon passer devant, j’en ai profité pour rentrer à l’intérieur.
Pas de touristes ici, sinon un japonais qui avait l’air aussi égaré que moi. Comme j’étais fatigué par la visite matinale de Shah-e-Zinda, et que j’ai trouvé le prix du billet d’entrée disproportionné par rapport à l’intérêt des lieux, je me suis longuement assis dans la salle principale de la Mosquée, en observant du coin de l’oeil deux fidèles abimés en prière dans les alcoves adjacentes. Puis d’autres sont entrés dans la salle et ont occupé les bancs autour de moi, l’un d’entre eux prononçant un discours que j’ai supposé être une prière, tant les autres avaient l’air de l’écouter… religieusement. A la fin de ce court rituel, les fidèles ont effectué un mouvent synchronisé de leurs mains avant de se lever et de me laisser à nouveau seul. Une fois ayant repris mes forces, je suis sorti à mon tour et suis reparti faire des visites à vrai dire peu intéressantes. Afrosiab et son musée ne m’ont pas vraiment emballé, sinon une fresque antique montrant des ambassadeurs chinois et des coréens, la présence de ces derniers en Asie Centrale il y a deux mille ans me laissant d’ailleurs longuement perplexe. L’astrolabe d’Ulug Beg ne m’a pas intéressé non plus, et je suis donc retourné sur mes pas, en direction de Samarcande, pour visiter le mausolée de Daniel, le prophète biblique.
Que faisait-il ici celui-là, si loin de la Terre Sainte? A vrai dire, il n’est pas très probable que le sarcophage géant contienne vraiment ses restes, même si la légende dit qu’il grandit de quelques centimètres de temps en temps, ce qui explique que sa dernière demeure présumée mesure aujourd’hui 18 mètres de long. Un bien curieux cercueil! Toujours est-il que quand j’ai voulu rentrer dans le modeste bâtiment l’abritant, il était plein de fidèles apparemment en train de prier en écoutant un dignitaire religieux leur exposer je ne sais quels préceptes. Ce petit manège dura un moment avant que le religieux ne les autorise à se disperser, non sans recevoir quelques dons en monnaie sonnante et trébuchante au passage. C’est à ce moment-là que j’ai entrepris de faire le tour du cercueil. Mal m’en a pris car j’ai senti une main m’aggriper par derrière: le religieux désapprouvait la direction que j’avais prise (dans le sens de aiguilles d’une montre, une habitude prise à force de visiter des lieux bouddhistes) et m’enjoignait gentiment de faire comme tout le monde, et de suivre la foule avançant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Etant d’une nature plutôt conformiste, et mon voyage un an plus tôt en Iran m’ayant appris à ne pas mécontenter les religieux musulmans, je me suis exécuté.
J’avançais donc au même rythme de ces hommes et femmes, mélangés pour l’occasion, et qui avaient l’air de considérer la relique avec le plus grand sérieux, tandis que je ne pouvais pas m’empêcher de rigoler intérieurement à l’idée de ce « plus grand cercueil du monde » et des problèmes techniques que cela devait poser pour suivre le rythme de ce cadavre biblique qui s’allongeait indéfiniment. C’est dans ce genre de circonstances qu’on se félicite qu’il n’existe encore aucun procédé technologique permettant de lire les pensées…
Les petits hommes verts
Je les ai vus. Ils sont partout dans la population, insidieusement tapis aux endroits stratégiques des villes et des routes ouzbèkes. Ces envahisseurs venus d’une lointaine administration se distinguent du reste de la population en ce qu’ils sont habillés tout en vert. Uniforme propret et sobre, et képi de la même couleur flanqué d’un drapeau ouzbek allongé sur le côté gauche, ils veillent au bien être de la population et à la sécurité publique. Ils y veillent de très près et ne sont pas avares de tracasseries dès lors qu’il s’agit de remplir leurs fonctions.
Policier en Ouzbékistan, c’est certainement un bon métier. On se fait respecter par la population, en façade du moins. Et puis je ne sais pas si le salaire est bon, mais il y a des avantages en nature incontestablement attractifs. En est témoin cette intéressante anecdote qui m’est arrivée lorsque j’ai pris un taxi collectif de Samarcande à Shahrizabz, une ville située à une heure et demie plus au sud, et qui a pour particularité historique d’avoir vu naître Amir Temur. Quel qu’en soit l’intérêt historique somme toute limité, il fallait que je la vois de mes propres yeux, pour avoir lu son nom si souvent au cours de mes lectures de jeunesse. Bref, un beau matin, je me suis fait amener au point de départ des taxis vers le sud, ai négocié un prix que j’ai supposé être correct, et suis parti. A la sortie de la ville, le chauffeur a acheté à un carrefour quatre gros pains ouzbeks, ces espèces d’énormes étouffe-chrétiens que l’on consomme à et entre tous les repas. Mais bigre, quatre d’un coup! Voudrait-il les partager avec ses passagers qu’il y en aurait encore beaucoup trop pour un trajet aussi court. J’avais donc supposé qu’ils devaient être d’une particulièrement bonne qualité à cet endroit-là et qu’il voulait en distribuer à je ne sais quelles connaissances à Shahrizabz.
Sur la route, nous avons rencontré un premier barrage policier, où les petits hommes verts étaient affairés à contrôler un ou deux véhicules arrêtés. Leur supérieur nous a fait signe de continuer et nous avons donc passé ce premier obstacle avec brio. Le suivant, quelques kilomètres plus loin fut plus acrobatique. Non que cela ait duré longtemps, je crois que le chauffeur n’a même pas eu le temps de couper le contact, mais lorsque d’un signe de tête ou par un simple mot, le petit homme vert nous a indiqué que nous et notre véhicule l’intéressions et qu’il ne serait pas contre une inspection approfondie de tous les papiers qu’il pourrait trouver à bord, le chauffeur, bien au fait des moeurs terrestres, se contenta de lui tendre deux galettes de pain par la vitre. Le petit signe de tête complice du policier fut suivi d’un discret merci du chauffeur, qui repassa une vitesse et laissa loin derrière le fonctionnaire dont la famille aurait à manger ce midi.
Je n’ai pas vu d’autoroutes en Ouzbékistan, mais ils ont inventé un péage d’un genre bien particulier!
Il y a en fait d’innombrables barrages du même genre sur les routes ouzbèkes, à intervalles réguliers entre les villes et au sein même de celles-ci. Je n’ai jamais réussi à savoir ce qu’ils étaient sensés contrôlés, mais tous les chauffeurs qui avaient la chance de tirer le bon numéro, c’est-à-dire de passer sans s’arrêter avaient l’air soulagés. D’après les dires d’autres touristes moins chanceux, ces petits hommes verts se livrent parfois à des abductions de chauffeurs, ou bien à des expériences scientifiques très avancées sur le contenu de leurs portefeuilles. J’ai en ce qui me concerne eu de la chance, puisque je n’ai jamais rien vu d’autre que des petits billets passer d’une main à l’autre. Il y a bien eu des contrôles de passeports de tous les passagers du véhicule sur certains trajets, mais pour une raison qui m’échappe encore je n’ai jamais été concerné, et aucun policier ne m’a jamais demandé mes papiers tandis que tout le monde était contrôlé. Les petits hommes verts doivent avoir peur de ces êtres étranges venus d’ailleurs que sont les touristes étrangers.
J’ai malgré tout un jour voulu prendre l’initiative d’en aborder un pour essayer de lui poser une question (il faut dire qu’il n’y avait personne dans la rue en cette heure très matinale dans la ville moderne de Boukhara, et que je n’avais donc guère le choix). M’entendant parler une langue bizarre, la seule réaction du policier fut de me serrer la main, ce que je n’ai pas su interpréter comme un bonjour ET un au revoir simultanés. Mes questions incompréhensibles avaient l’air de le déranger, et ses réponses en ouzbek ne m’étaient pas d’une très grande utilité, d’autant plus qu’elles renvoyaient sans doute à des questions que je n’avais pas posées.
Les bazaris de Shahrizabz
Il y a deux choses que l’on retrouve systématiquement dans toutes les villes d’Ouzbékistan: un bazar central et une statue d’Amir Temur (ou de son petit fils Ulug Beg). Shahrizabz ne fait bien entendu pas exception à la règle. De sa splendeur passée du temps d’Amir Temur, il ne reste plus grand chose, sinon les ruines de la porte monumentale d’un palais qui devait avoir à l’époque des dimensions extravagantes, et au sommet duquel j’ai consenti à une des nombreuses séances photos auxquelles j’ai été convié durant mon voyage.
Plus au sud, quelques coupoles turquoises (j’avais oublié de préciser que c’est la troisième chose que l’on retrouve systématiquement dans toutes les villes d’Ouzbékistan) attiraient les touristes venus visiter la ville. Mais ce n’est pas là que j’ai choisi de m’attarder le plus longuement.
Entre les deux, se trouve à mon sens un des plus vivants et intéressants bazars du pays. Non que ce que l’on y vende diffère vraiment des autres bazars (encore que, les étoffes chatoyantes y tenaient enfin une place digne de leur rang), mais sa structure débordant dans des petites ruelles latérales, et son bouillonnement encore plus intense qu’ailleurs m’ont particulièrement marqué.
J’y ai bien entendu été interpelé à maintes reprises, notamment pour prendre des photos, une demande que j’exécutais toujours avec une joie non feinte. J’ai toujours été très réticent à l’idée de prendre les gens en photo, et ne le demande que très rarement, plus par obsession du droit à l’image que par véritable timidité. Mais en Ouzbékistan, les gens sont demandeurs, quel que soit leur âge, quel que soit leur sexe, et quelle que soit leur activité. Pour une fois, lors de ce voyage, j’allais donc avoir autre chose que des photos de monuments.
Et puis ce qui est bien dans les bazars ouzbeks, c’est qu’on peut y acheter des fruits. Cela n’a rien d’exceptionnel me direz-vous? Certes non, mais je vous assure qu’avoir l’occasion de manger autre chose que du plov, du kebab ou d’ignobles bouillons, cela donne du baume au coeur. A Shahrizabz, j’ai donc complété mon plov par une livre de cerises que j’ai dévorées devant les vendeuses mortes de rire. Je n’ai pas bien compris si c’est mon soudain appétit ou l’incompréhension linguistique qui leur procurait cette hilarité, ou bien encore le fait qu’elles aient apparemment voulu caser une de leurs jeunes collègues auprès d’un bon parti, mais cela m’a en tout cas fourni un spectacle de dents en or absolument mémorable. Car s’il y a bien une profession à succès en Ouzbékistan, plus encore que les carrières dans la police, ça doit bien être la profession de dentiste. Rares sont les gens à partir d’un certain âge, et même parfois les plus jeunes, qui n’exhibent pas une rangée de dents en or au moindre sourire, à tel point que je me demande s’il ne s’agit pas là plus d’un style plutôt que d’une réelle nécessité médicale. Toujours est-il que ces vendeuses de cerises avaient sans doute fait des heureux parmi les dentistes de la ville, même la jeune fille avec qui on voulait me marier présentant ce signe intérieur de richesse, qui n’était pas tout à fait à mon goût, comme je n’ai pas osé l’avouer. Peut-être s’agit-il chez certaines jeunes filles ouzbèkes d’un critère de beauté, mais je persiste à ressentir une certaine gêne à la vue de ces jeunes filles qui seraient sans doute mignonnes au naturel, mais chez qui ces implants métalliques sont bien peu ragoutants.
Un peu plus loin, un homme d’une quarantaine d’années m’a interpelé: il voulait absolument parler business avec moi. Comme il ne parlait pas trop anglais, je ne sais pas quel « business » il voulait me proposer, mais je lui ai malgré tout souhaité bonne chance dans son entreprise. Pour me remercier, il a souhaité bonne chance au candidat Sarkozy, car ayant apparemment décelé chez moi une ressemblance physique avec le candidat (je vous rassure, c’est bien le seul au monde à avoir vu une telle ressemblance), il en a déduit que je le soutenais.
Le touriste afghan
Je l’avais tout d’abord pris pour un ouzbek, car il est vrai qu’à mes yeux, il en avait un visage plutôt typique, avec ses yeux légèrement bridés et sa mine jouflue. Mais lorsque nous avons engagé la conversation et qu’il s’est laissé aller à un « dans mon pays, ce n’est pas comme ça », mon air surpris lui a permis de se présenter: « Je viens d’Afghanistan, je suis juste de passage à Samarcande ». Il est vrai qu’avec son camescope et sa chemise à fleurs, et l’ayant connu dans mon hôtel à touristes, j’aurais dû me douter que ce n’était pas un local mais bien un visiteur. Toutefois, n’étant guère habitué à croiser des touristes afghans sur ma route, j’étais à mille lieues de deviner de quel pays il venait. C’était en fait la première fois que j’en voyais un, et seulement la deuxième fois de ma vie que je côtoyais un afghan.
Il venait de Mazar-e-Sharif, dans le nord de l’Afghanistan, mais n’était pas d’ethnie ouzbèke comme son origine géographique aurait pu le laisser supposer. C’était un membre de la minorité hazara, c’est-à-dire l’ethnie afghane la plus proche des iraniens, et dont la langue maternelle est le farsi. Lui ayant sorti quelques phrases en farsi, j’ai pu vérifier qu’il me disait bien la vérité. Quelle aubaine de tomber sur quelqu’un comme lui, qui était de sucroît polyglote, très cultivé et avec un vécu passionnant! C’est qu’il en avait vécu des choses du haut de ses 29 ans! Assez bon connaisseur de l’Ouzbékistan où il se rend régulièrement pour ses affaires, il profitait de quelques jours de congés pour faire du tourisme à Samarcande.
Nous nous sommes rapidement trouvés pas mal d’atomes crochus avec Ahmed (ce n’est pas son vrai nom) et avons vite sympathisé, nous racontant nos vies respectives. Il est vrai que la sienne n’était pas banale. Afghan quasi illéttré au départ, les hasards de la vie lui ont permis de se cultiver en autodidacte, et d’apprendre des langues étrangères. Puis est venu le temps des bouleversements lorsqu’en raison du double jeu du seigneur de la guerre Rachid Dostam, les talibans se sont emparés une première fois de Mazar-e-Sharif. La population entière a pris les armes et a réussi à les chasser le lendemain, Ahmed ayant lui aussi dû tenir une position à contrecoeur. Mais, m’expliquait-il, il n’avait pas le choix, les talibans vouant une haine féroce aux hazaras, c’est sa vie et celle de sa communauté qui étaient en jeu, comme le prouvaient les massacres que les fous de Dieu avaient commencé à commettre en entrant dans la ville. Il était toutefois soulagé de n’avoir eu à tuer personne. Lorsque les talibans sont revenus à la charge quelques temps plus tard, pour s’emparer durablement de la ville, il a fui à Dubai où une relation lui avait trouvé un travail. Et une nouvelle vie a alors commencé pour lui, une vie de découvertes, de richesse relative, et de ce que les afghans appelleraient de la dépravation. « Mais je n’ai jamais touché une goutte d’alcool de ma vie » me dit-il. « Je me fous complètement des interdits religieux, mais j’avais fait la promesse à ma mère, et ne pouvais pas la violer ».
Lorsque les talibans se sont retirés à la faveur de l’intervention étrangère, Ahmed est rentré chez lui, où il s’est naturellement trouvé en décalage avec la société ultra-traditionnelle et austère d’Afghanistan. Impossible notamment de se marier avec la fille qu’il aimait car la belle-famille n’avait pas confiance en la vertu d’un homme qui voyageait autant à l’Etranger.
« Les prostituées afghanes sont vraiment trop chères. 100 dollars la passe, tu te rends compte? Et en plus elles baisent mal » me confia-t-il. Tachkent et sa vie nocturne qu’il avait l’air de connaître par coeur faisaient donc figure de paradis à chaque fois qu’il s’y rendait. « Au début je ne voulais pas, mais quand des filles divines s’offrent à toi pour 5000 sums (3 euros), comment veux-tu résister? » Je n’ai pas cherché à porter le moindre jugement sur lui, bien qu’étant par nature hostile à la prostitution. Il avait son vécu, ses problèmes, son histoire et ses valeurs, qui n’étaient pas les miens. Je l’écoutais parler, ponctuant ses anecdotes les plus drôles de sincères éclats de rire, sans porter le moindre jugement de valeur. De toute façon, me dit-il, il s’était trouvé une copine russe à Tachkent, et menait maintenant une vie rangée, tout du moins selon nos critères à nous. Car évidemment, hors de question que qui que ce soit en Afghanistan apprenne sa liaison, sa famille le renierait.
Quand tu iras à Tachkent, tu dois absolument aller au Giuliano, c’est le meilleur night club du Monde. Je ne suis pas sûr d’y passer une soirée, mais bon, je note, merci du tuyau. Et puis ne va surtout pas à l’hôtel. Je te laisserai mon appartement (enfin je suppose, celui de sa copine). Oh non, je ne veux pas abuser, et puis ce sera sans doute plus simple d’aller à l’hôtel de toute façon. Oui mais tu ne pourras pas ramener de filles dans ta chambre. Les hôteliers sont pénibles avec ça ici. Pas grave, c’est pas mon intention de toute façon. Bon ok, je respecte ton choix, tu as raison.
On a discuté un long moment comme ça, de tout et de rien, de politique, de religion, de voyages. Il avait trainé sa bosse dans pas mal de pays, mais c’est son témoignage sur l’Iran qui m’a le plus marqué. Tout le monde jusque là m’avait dressé le portrait le plus idyllique de l’accueil et de la gentillesse des iraniens, il ne s’était jamais trouvé personne pour me contredire sur ce point. Mais en tant qu’afghan, Ahmed avait été confronté à une facette beaucoup moins glorieuse de ce peuple, qui sait se montrer xénophobe en certaines circonstances, surtout dès qu’il s’agit d’Afghanistan. Scènes d’un racisme ordinaire, aurait pu s’intituler son triste récit, les iraniens ne comprenant pas qu’un afghan ose être bien éduqué et faire autre chose que travailler sur un chantier.
Mais les iraniennes sont vraiment jolies, ajouta-t-il pour redorer le blason de ce pays. Oui mais bon, c’est pas comme en Ouzbékistan. Pas touche là-bas. Tu plaisantes? Il suffit de connaître. Un jour, je suis allé dans le sous-sol d’un immeuble de bureaux, on a filé de l’argent aux gardes pour acheter leur silence, et quelques minutes plus tard, une nuée de jolies filles est arrivée. Ah la la, si tu les avais vues, je te raconte pas!
Et il ne m’a effectivement pas raconté la suite que je n’avais guère de mal à deviner. Deux préjugés sur l’Iran qui se sont envolés d’un coup, en juste quelques minutes. Quel choc! Ahmed m’a en revanche fait un portrait plus qu’élogieux des indiens et des ouzbeks, les peuples les plus gentils et admirables qu’il ait côtoyés. Sur ce point, nous étions sur la même longueur d’onde. Puis il m’a fait part de son dégoût des extrémistes religieux, talibans et autres, qui d’après lui n’ont absolument rien compris à l’Islam et qui ont déshonoré le message du Prophète et d’Ali. Dégoût et consternation aussi à l’évocation des deux humanitaires français qui avaient été capturés par les talibans, et dont on ne savait pas encore qu’il seraient libérés.
Finalement, nous avons décidé d’un commun accord d’aller découvrir la vie nocturne de Samarcande, et de nous encanailler un peu. En tout bien tout honneur bien sûr. Le problème, c’est que ni lui ni moi ne savions où aller, et que l’hôtelier refusait de nous donner des informations, car il avait peur qu’on ramène des filles. L’afghan l’a rassuré et le patron a accepté de nous laisser sortir en faisant en sorte qu’on nous laisse la porte ouverte quand nous rentrerions.
On a pris le chemin du Registan puis avons rejoint la ville moderne, où la seule option qui s’est présentée à nous était le sous-sol d’un des hôtels de luxe de la ville. Ahmed ne parlait ni russe ni ouzbek (mais il apprenait), mais il pouvait communiquer sans trop de difficultés avec les tadjiks, dont la langue était assez proche du farsi. J’étais jaloux, pourquoi ça ne marchait pas avec moi? Malgré cela, personne n’a su lui recommander d’endroit où sortir, et on a fini par se rendre à l’évidence: les jeunes que j’avais rencontrés l’avant-veille m’avaient peut-être dit la vérité: la vie nocturne a l’air plus ou moins clandestine dans cette ville. Ahmed n’en revenait pas, quel contraste avec Tachkent!
Nous sommes finalement entrés dans le night club qui était quasiment désert et n’avait aucun intérêt. Il devait être écrit quelque part que les charmes sauvages de Samarcande ne nous seraient pas accessibles. Mais qu’importe, on a bien rigolé quand même, et sommes finalement sagement rentrés nous coucher.
Rendez-vous le lendemain pour petit-déjeuner et visiter la ville de jour. Hélas, Ahmed avait reçu un coup de fil du boulot, et devait abréger son séjour. Il ne pourrait pas aller à Boukhara avec moi, mais nous avions quand même encore une demi-journée à passer ensemble. Nous avons eu le temps d’aller voir le joli Musée à côté du Registan, puis de nous aventurer dans la vieille ville pour aller voir une mosquée secondaire. Puis nous sommes allés graver mes photos de Samarcande sur un CD qu’il garderait, car il n’a pas eu le temps d’en prendre autant que moi.
Finalement, il était temps pour moi de partir à la gare attraper mon train pour Boukhara. Je n’étais pas vraiment triste de quitter Samarcande car je savais que d’autres merveilles m’attendaient plus loin, mais il était vraiment dommage de quitter aussi tôt un homme aussi intéressant. Mais nous nous sommes échangés nos e-mails, nous resterons en contact.
Les roublards
En Ouzbékistan où le rouble n’a plus cours depuis une quinzaine d’années, les roublards forment une minorité non négligeable, concentrée autour des lieux touristiques et des pigeons qu’ils entourent de toutes les attentions. Un peu hors du pays réel, on les trouve dans certains hôtels et restaurants et au volant de certaines voitures, et partout où les porte-portefeuilles ont l’habitude de se présenter.
Les premiers que j’ai rencontrés étaient dans l’hôtel de Samarcande, dont le guide Lonely Planet recommandait de se méfier dès lors qu’il s’agissait de compter son argent. Le truc est apparemment de prétendre qu’il manque un ou deux billets de 1000 sums dans la liasse qu’on leur tend pour payer. Comptant sans doute sur la naïveté des porte-portefeuilles, ils espèrent que ceux-ci leur accorderont une présomption de bonne foi et tendront le billet prétendûment manquant. Ayant décelé la supercherie en la voyant compter les billets, j’ai suggéré de recompter ensemble avec un grand sourire (car je savais que le recomptage me donnerait raison). La patronne, gênée, me dit qu’elle s’était peut-être trompée, que ça arrivait parfois en raison du nombre de billets, avant de reconnaître son « erreur » une fois ceci fait.
Au début réticents à l’idée de me donner des informations précises sur les billets de train à destination de Boukhara, ils insistaient pour que j’embarque dans la voiture du mari deux jours plus tard car ce serait plus pratique. Et ça ne me coûterait que ***** sums, prix d’ami bien sûr car il ne couvrirait même pas les frais du Monsieur. Le prix était stupéfiant car incroyablement supérieur aux prix du marché, mais cela n’avait pas l’air de les déranger. J’ai dû insister pour leur faire comprendre que je préférais de toute façon prendre le train, ne pas avoir à attendre deux jours, et, par la même occasion, payer beaucoup moins cher mon trajet.
Oubliée aussi la promesse de me garder une chambre au même prix pour ma dernière nuit, car un groupe de personnes âgées avait investi l’hôtel et m’avait obligé à changer de chambre. Ces gens-là aimaient manifestement beaucoup l’argent.
Les chauffeurs de taxi n’étaient pas en reste non plus, comme celui qui m’avait emmené à Shahrizabz. Car si le prix que j’avais négocié aurait sans doute été correct si j’avais été seul dans le véhicule, il ne tenait pas compte du fait qu’après avoir fait 50 mètres, 3 personnes sont montées à bord et n’ont évidemment pas déboursé un centime pour la course. L’Etranger avait payé pour tout le monde, et la barrière de la langue, plus absolue que jamais dans ces circonstances, m’empêchait d’exposer mes arguments pourtant tous simples. Et que dire du roublard qui m’avait emmené de la gare de Boukhara au centre-ville pour un prix donné, et avait commencé à s’énerver à l’arrivée (après s’être perdu pendant une heure car il ne connaissait pas la ville) car il réclamait le triple de ce qui avait été négocié sans la moindre ambiguïté. Chauffeurs de taxi du monde entier, unissez-vous pour ferrer le pigeon!
Le prix à la tête du client est une donnée constante dans le pays, et la tête d’étranger suscite évidemment de nombreuses convoitises. Ahmed l’afghan avait assisté amusé à mon achat d’un jus de fruit dans une échoppe, pour me dire (mais trop tard) que les ouzbeks se disaient entre eux « c’est un étranger, il est riche, tu peux lui faire payer le double » sans se douter qu’Ahmed les comprenait. De toute façon, même lui, malgré son origine et sa connaissance du farsi payait souvent le prix pour étrangers.
Cela frise même parfois la caricature dans les restaurants touristiques de Boukhara et Khiva, où on se fait servir de la nourriture parfois immonde et du pain rassis de plusieurs jours pour des prix astronomiques.
Quel dommage quand même qu’à côté d’une population généralement aussi gentille et accueillante, coexiste une culture omniprésente de l’arnaque et du prix surévalué.
Les gens du rail
Les architectes russes m’avaient dit le plus grand bien de ce mode de transport, et j’ai donc décidé de suivre leur conseil et de partir à la gare m’acheter un billet de train la veille de mon départ. La gare de Samarcande est intimidante. Immense et vide en temps normal, peu de trains y passent, ce qui n’empêche pas ses bâtisseurs d’avoir fait sortir du sol un ensemble monumental. Comme j’ai été absolument incapable d’expliquer au caissier de service du premier coup, ni du deuxième, ce que je voulais, c’est finalement par petits bouts de papiers interposés que nous avons fait affaire. J’avais le choix entre trois classes pour rejoindre Boukhara, la première classe la moins chère étant a priori la moins luxueuse, et la troisième la plus onéreuse offrant sans doute plus de confort. J’ai trouvé ce classement bien original, mais comme preuve de mon permanent état d’indécision, j’ai donc opté pour la deuxième classe, certain ainsi de ne pas me tromper lors de l’embarquement. J’étais plutôt satisfait de ma réussite, d’autant que pour une fois, j’avais apparemment payé le juste prix pour aller à la gare et en revenir.
Le lendemain vers midi, je suis donc revenu à la gare peu avant le départ, et, une fois sur le quai, ai demandé au personnel ferroviaire où était mon wagon. C’est dans un wagon de première classe qu’on m’a orienté. J’avais bien retenu ma leçon de la veille, et savais donc que c’était dans la catégorie la moins chère qu’on m’avait fait monter. Cela ne me dérangeait pas outre mesure, le wagon ayant d’ailleurs l’air aussi confortable que dans la plupart des trains corrects que j’avais connus de par le monde, mais j’en faisais une question de principe. Se faire arnaquer par un taxi privé passe encore, mais payer plus cher un billet de train, non, ça ce n’était pas acceptable. Hélas, il ne se trouvait personne dans ce train ni cette gare pour parler le moindre mot d’anglais, et j’ai été absolument incapable d’expliquer que je ne comprenais pas pourquoi j’embarquais dans un wagon de première classe avec un billet de deuxième classe. Je suppose que quelques employés plus intelligents que les autres ont malgré tout compris ma récrimination, mais ils ont dû faire semblant de ne pas entendre. De toute façon, apparemment tous les wagons de ce train étaient de première classe, et j’avais donc tout simplement payé pour quelque chose qui n’existait même pas. Ou alors la première classe était vraiment une classe supérieure comme on l’entend en France, et j’ai été surclassé, mais ça m’étonnerait quand même. J’ai donc décidé de mal le prendre et de faire la gueule pendant ce voyage, surtout quand je me suis retrouvé à côté d’une maman et de son lardon dans les bras. Ce dernier a heureusement été plutôt calme et sa maman a su faire le nécessaire quand il s’est oublié.
J’ai donc passé une bonne partie de ces trois heures de trajet à regarder le paysage au travers de la vitrine, guettant le moment où la steppe se transformerait en désert, et vice versa. En fait, si la steppe d’Asie Centrale correspondait exactement à l’image que je m’en faisais, j’ai été plutôt étonné de l’absence de désert véritable. J’ai donc sorti ma bible de mon sac à dos pour la consulter avec frénésie. Non pas le guide de voyage que j’avais emporté avec moi, mais l’ouvrage d’histoire géopolotique de Gérard Challiand intitulé « les empires nomades », et qui avait contribué à forger ma fascination pour l’histoire de l’Asie Centrale une dizaine d’années plus tôt.
Tandis que mon lecteur mp3 me faisait écouter le seul air digne d’être écouté en ces circonstances (« Dans les Steppes de l’Asie Centrale » de Borodine), je feuilletais mon livre – qui avait été inondé dans mon sac à dos par un jus de fruit mal refermé, pour son baptème en Asie Centrale – pour retrouver le passage où Gengis Khan avait envahi l’Empire du Kharezm en 1220. Voilà, j’ai bien retrouvé ce passage qui m’avait marqué car, à cette époque où l’histoire des techniques militaires d’Asie Centrale me passionnait, j’avais été subjugué par le modernisme de ses tactiques d’invasion, en fait identiques à celles que les nazis allaient soit disant inventer plusieurs siècles plus tard pour conquérir l’Europe.
Nous avons donc un conquérant inférieur en nombre, mais avec des troupes extrêmement mobiles et concentrées, capables d’enfoncer n’importe quel front. Son arme de pointe, le cavalier archer des steppes, est inégalée. En face, le Shah du Khorezm aligne des troupes peu entrainées, essentiellement massées le long d’une ligne de défense naturelle, le fleuve Syr Daria, délimitant plus ou moins la frontière nord de son empire. Un obstacle naturel réputé infranchissable, le désert du Kyzyl Koum est en revanche dégarni, car aucune vague d’invasion n’est jamais passée par là. Suite à une provocation du gouverneur du Ferghana, Gengis Khan décide d’en finir avec cet Empire aux avants postes du monde civilisé. Pour ce faire, il envoie une partie de ses troupes là où elles sont attendues, provoquant de lourdes pertes parmi l’armée du Kharezm. Mais il ne s’agissait que d’une manoeuvre tactique, la véritable vague d’invasion ayant réussi à traverser le Kyzyl Koum et se retrouvant à portée d’artillerie (de flèches) des capitales impériales qu’étaient Boukhara et Samarcande, soit exactement là où je me trouvais au moment où je lisais ces lignes. Mais où était donc ce désert? La géographie humaine n’a apparemment pas été la seule a être bouleversée pendant tous ces siècles. Le Kharezm complètement pris au dépourvu et dont le gros des troupes a été contourné n’a pu protéger ses villes et l’Empire s’est progressivement effondré, malgré une fuite des autorités plus loin du front. La propagande efficace des mongols a fini le travail en démoralisant également les populations civiles. Ce récit que vous aurez peut-être trouvé fastidieux est pourtant dans les grandes lignes exactement le même que celui des blindés allemands attaquant d’abord la Belgique pour tromper une France aveuglément retirée derrière sa ligne Maginot, sans avoir protégé la frontière des Ardennes, réputée infranchissable. La suite, tout le monde la connait. Je ne peux pas croire que les généraux allemands ayant préparé ce plan d’attaque ne se soient pas documentés sur l’histoire de cette région, tant les ressemblances sont troublantes.
Mais ces considérations historiques ont laissé place à une curiosité plus naturelle tandis que nous approchions de Boukhara où nous sommes arrivés à l’heure prévue.
Les groupes de touristes
Encore plus que Samarcande, Boukhara m’a donné l’impression d’une ville envahie par les groupes de touristes, essentiellement des personnes âgées venues de France, d’Italie ou d’Autriche. A ce qu’on m’a dit, les français sont d’ailleurs devenus le premier contingent de touristes étrangers il y a quelques années. Les groupes organisés pour leur part représentent une majorité écrasante de ces touristes. Il y a aussi bien entendu de nombreux touristes ouzbeks qui visitent leur pays, mais ceux-ci font plus facilement partie du paysage, et il est d’ailleurs très agréable d’échanger avec eux et de poser de temps en temps en photo.
Difficile donc d’évoluer dans la vieille ville de Boukhara sans croiser ces groupes, toujours précédés d’un guide en général parlant bien leur langue, et leur racontant tout ce qu’ils ont à savoir sur l’histoire des pierres qu’ils sont en train de visiter. Je suppose que la plupart d’entre eux oublieront 90% de tout cela dès qu’ils auront mis les pieds hors du pays, mais chacun aura rempli sa part du contrat: le guide aura méticuleusement fait son travail, tandis que le touriste aura déployé tous les efforts humainement possibles pour s’informer sur le pays qu’il visite, le guide se chargeant naturellement de veiller à ce qu’aucun contact authentique avec le pays réel ne s’établisse. Comme il était amusant de voir des ouzbeks – touristes ou locaux – tenter d’échanger quelques mots avec eux, à la plus grande joie des intéressés, tandis que le guide les pressait de ne pas perdre de temps pour aller voir le monument suivant et respecter l’emploi du temps très serré concocté par le tour operator. Quelle tristesse de voyager comme cela, et de passer à côté du meilleur de ce que l’Ouzbékistan a à offrir, sans peut-être même le soupçonner. Restaurants réservant leurs plus grandes tables et boutiques de souvenirs attendant le chaland de pied ferme, la ville entière semble les attendre, et il faut bien reconnaître que les touristes individuels ne bénéficient pas des mêmes attentions mais c’est évidemment beaucoup mieux comme ça. C’est une raison de plus d’aller à la rencontre du pays réel.
Boukhara est donc la ville idéale pour eux. Son richissime passé et son patrimoine architectural, peut-être encore plus fabuleux que celui de Samarcande; en font la ville-musée idéale, avec même de vrais habitants dans les rues de la vieille ville. Et pourtant, j’ai préféré Samarcande, dont les vestiges du passé se fondent dans une ville réelle, à la fois moderne et ancienne, et beaucoup plus débordante de vie. C’est un sentiment que j’ai ressenti dans chaque nouvelle ville ouzbèke que j’ai visitée, un sentiment de malaise et de désintérêt tout d’abord, qui laissait place progressivement à une phase d’apprivoisement puis un véritable coup de coeur à chaque fois. Tachkent, Samarcande, Boukhara, Khiva, Nukus, toutes sont passées par ces différentes phases. .
Pour visiter Boukhara et découvrir cette ville ouzbek très touristique…
Les expatriés français
C’est par le plus grand des hasards que nous nous sommes adressés la parole, un hasard d’autant plus intéressant que ce sont des specimens quasiment uniques à Boukhara. Une espèce tellement rare que j’avais même entendu parler d’eux avant de les rencontrer: un couple d’expatriés français dirigeant une usine dans la région de Boukhara.
Nous avons passé une bonne partie de l’après-midi à discuter de leur vie en Ouzbékistan, de leurs déceptions, nombreuses, et de leurs coups de coeur, nombreux eux aussi. Bref, leur discours était très instructif, d’autant que le parallèle avec la vie et le travail en Chine que je ne manquais pas de faire révélait parfois de surprenantes ressemblances. Mais s’il fallait en tirer une conclusion, ce serait que si l’Ouzbékistan est bel et bien un pays merveilleux pour les vacances, il peut rapidement se transformer en cauchemar dès lors qu’il s’agit d’y travailler avec un objectif de rentabilité.
Cette fourberie détectée chez de nombreux ouzbeks prend bien entendu des proportions considérablement plus importantes, parfois jusqu’à l’excès comique, dès lors que des investissements plus lourds qu’une simple course en taxi ou l’achat d’une étoffe sont en jeu. A ce petit jeu, les ouzbeks ont développé une culture, à défaut d’une véritable adresse, qui laisserait probablement de nombreux chinois sur le carreau, c’est dire… Et quand à cela il faut aussi ajouter une administration aussi toute puissante que corrompue et imprévisible, ainsi qu’un système juridique pour ainsi dire inexistant, on ne peut qu’être admiratif devant ceux qui ont le courage d’accepter une mission quasi impossible. Et ils sont d’ailleurs de moins en moins nombreux, aux dires de ces français.
Car c’est bien de culture qu’il s’agit, l’homme d’affaires ouzbek qui réussit à arnaquer son pigeon gagnant ainsi l’estime de ses collègues et concurrents qui n’ont pas été aussi brillants. Et quand ça ne marche pas, et bien on essaie sur le suivant, il y en aura bien un qui finira par se faire avoir un jour. Cette passionnante discussion aura au moins eu le mérite de me faire prendre une importante résolution: je ne dirai plus jamais que la Chine est un pays difficile pour les affaires.
Pendant ce temps, nous nous promenions dans les rues touristiques et bien achalandées du vieux Boukhara, récoltant les quelques bons plans achats qu’ils partageaient de temps en temps avec moi, mais dont je n’ai pas vraiment cherché à profiter par la suite. Ils connaissaient apparemment tout le monde car c’est bien dans ce quartier touristique que tout le monde vient se promener, étrangers comme ouzbeks. La ville nouvelle? On peut y vivre oui, mais il n’y a pas grand chose à y faire d’après eux, ce que mes incursions ultérieures tendent à confirmer.
Puis ils m’ont vivement recommandé d’assister au défilé de mode et au spectacle qui se tient tous les soirs dans une des medersas adjacentes à la place Lyabi Hauz, coeur de la vieille ville, et m’ont pistonné auprès de la patronne pour me trouver une place.
Merci et bonne chance les amis, si jamais vous lisez ces lignes.
La styliste du Turkménistan
Ce que l’on ne m’avait pas dit, c’était que l’on ne me laisserait pas payer le diner-spectacle et que j’allais avoir l’honneur de partager la table des deux maîtresses de la soirée, les deux dessinatrices de mode qui avaient élaboré les tenues des jeunes filles qui défilaient sous les yeux émerveillés des touristes. Bien que tout le monde n’ait pas été convaincu par cette alternance de danses traditionnelles en costume et de défilés en tenue mélangeant savamment tradition et modernité, j’ai été sous le charme de ces couleurs et de la grâce de ces jolis visages de Boukhara.
Mais j’ai éprouvé un plaisir bien plus grand encore en discutant avec les deux personnes qui m’avaient invité, dont seule l’une d’entre elles parlait un peu anglais. La dame ouzbèke qui organisait cet événement quotidien était certainement d’une grande gentillesse et devait avoir beaucoup de choses à raconter, mais mon absolue méconnaissance des langues locales m’empêchait d’en profiter. Fort heureusement, elle avait ces jours-ci la compagnie de son amie turkmène qui présentait aussi quelques modèles. Et bien qu’étant peu porté sur les paillettes du monde de la mode, je me réjouissais d’avoir enfin à portée de dialogue une ressortissante du mystérieux Turkménistan voisin, sur lequel j’avais tant lu mais qu’une politique des visas excessivement restrictive m’empêchait pour l’instant de visiter comme je le souhaitais. Outre les commentaires laudatifs – sincères – que je faisais sur son travail, j’avais bien entendu d’autres idées en tête en engageant la discussion. Passionné de régimes totalitaires, et donc intéressé à ce titre par le délirant culte de la personnalité voué à Saparmurat Nyazov, dit Turkmenbashi le Grand, qui fut pendant une quinzaine d’années le maître absolu et demi-dieu du Turkménistan avant de rejoindre le monde des mortels en passant l’arme à gauche il y a quelques mois, il était inconcevable que je dise au revoir à la dame avant de m’être entretenu avec elle de ce personnage si charismatique. La principale difficulté de l’exercice était d’amener la conversation sur ce terrain, car la dame n’avait pas l’air très portée sur la politique. Finalement, elle m’en fournit une occasion inespérée en me montrant des photos d’oeuvres d’art préparées à son attention par des artistes ouzbèkes, et dont deux d’entre elles n’étaient ni plus ni moins que des portraits de Turkmenbashi le Grand, qu’elle sembla prendre plaisir à me dévoiler. Etait-elle une admiratrice et une fidèle de feu le Président comme je commençais à le supposer et l’espérer, ou bien une simple citoyenne que ces excès propagandistes intéressaient peu?
Je n’ai guère eu la possibilité d’exploiter cette ouverture car la conversation reprit rapidement ses distances avec le personnage. Mais, fort heureusement, j’allais pouvoir sortir ma carte secrète et parler discrètement de politique, car nous étions le soir du 6 mai, le soir du deuxième tour de l’élection présidentielle française, à quelques heures à peine de l’annonce des résultats. Je n’ai bien entendu pas pu m’empêcher d’évoquer cette échéance, espérant que par effet d’entrainement on en revienne à parler de politique turkmène. J’avais bien joué cette fois, car la styliste me lança une perche en me demandant quel était mon chef d’Etat préféré au monde. J’ai un moment hésité entre Kim Jong Il et Turkmenbashi le Grand, avant de finalement jouer la carte du conformisme en répondant Jacques Chirac. Cette réponse sensée me permit de lui retourner la question. Suspense… allait-elle citer son bien aimé Turkmenbashi?
Je ne sais pas trop, mais certainement pas le Turkmenbashi en tout cas. Ah bon? Pourquoi? (demandais-je un peu déçu) Cet homme était fou, il a fait de notre pays un théâtre. Juste un théâtre.
Au moins c’était clair. Preuve de son évident manque d’intérêt pour la politique, elle n’a pas été capable de me citer le nom du successeur de Turkmenbashi le Grand, qui a, il est vrai, un nom imprononçable. Malgré tout, faisant étalage de mon maigre savoir sur les réalisations architecturales les plus connues, et les livres saints du Président (notamment le Ruhnama, égal de la Bible et du Coran), ainsi que de quelques uns des points fondamentaux de son culte (comme le nom de sa mère), nous avons pu échanger quelques minutes sur le sujet, avant qu’elle ne conclue par un « parlons d’autre chose, la politique ne m’intéresse pas ». Il est vrai que sa conversation était très intéressante et qu’il aurait été dommage de ne parler que de cela, mais je suis quand même resté sur ma faim.
Ce n’est que quelques jours plus tard, à Khiva, que j’ai recroisé le chemin du Turkmenbashi lorsque, recherchant des articles de propagande turkmène dans toute la ville (voisine du Turkménistan de seulement une poignée de kilomètres), j’ai fini par tomber sur la responsable de l’office du tourisme de la ville qui, passé le moment de surprise face à une demande aussi saugrenue, fit en sorte de me procurer un magazine de propagande de 2005, non sans bien sûr avoir ponctué la remise du précieux ouvrage d’un « je le déteste ». Le précieux magazine montrait, outre des photos du Grand Leader, des jeunes gens et des vieillards en costume lisant son livre saint sur toutes les pages, ainsi qu’un spectacle de mouvements d’ensemble de style très nord-coréen, dans un stade de la capitale Ashgabat. J’étais satisfait de mon acquisition.
La jolie fourbe
Après avoir pris congé des stylistes, je suis sorti de la medersa largement après la tombée de la nuit et ai rejoint la grand’ place, où m’attendait une jolie étudiante qui m’avait fait promettre de la retrouver après le spectacle, pour que nous discutions un peu en anglais. Moi, forcément, comme je ne refuse jamais une occasion de discuter en anglais dans ce pays où ce n’est pas si facile que ça, j’avais consenti à ce petit sacrifice à la bonne tenue des relations franco-ouzbèkes.
Accompagnée de sa petite soeur, Fatima (ce n’est pas son vrai nom) me proposait d’aller nous balader dans la ville moderne de Boukhara, ce qui était une très bonne idée puisque je n’avais pas encore eu le temps d’aller l’explorer. La ville était évidemment quasi morte à cette heure déjà avancée, mais de toute façon l’intérêt de pouvoir enfin discuter dans un anglais un peu plus soutenu que d’habitude, sans véritable barrière linguistique était largement supérieur aux hypothétiques merveilles que je ne supposais même pas découvrir en chemin. Cette fille avait l’énorme défaut d’être élève-guide, ce qui expliquait son niveau d’anglais correct et son besoin de montrer la ville à des étrangers, mais nous nous sommes bien mis d’accord sur le fait que notre relation serait d’ordre strictement amical et qu’il était hors de question de déborder sur le plan professionnel. Fatima m’expliquait qu’elle n’était pas pressée de se marier, car dans un pays conservateur comme l’Ouzbékistan, il était probable que son mari, une fois qu’elle l’aurait choisi, ne l’autorise pas à continuer à faire ce métier et à fréquenter des étrangers après leur mariage.
Comme nous avons discuté un bon moment et que le contact est plutôt bien passé, Fatima me proposa de venir manger dans sa famille le lendemain à midi, une proposition que j’ai naturellement acceptée, commençant à bien apprécier la légendaire hospitalité ouzbèke. Mais avant cela, elle suggérait que nous allions d’abord prendre le thé chez elle pour que je vois d’abord sa mère. Je regardais ma montre: le sacre de Sarkozy en direct à la télévision était pour une heure et demie plus tard, et je pouvais donc me permettre cet ultime contretemps.
Sa famille habitait dans le coeur historique de Boukhara, et j’étais plutôt content de découvrir l’intérieur d’une de ces maisons simples comme il en existe encore beaucoup dans ce quartier un peu excentré par rapport aux monuments principaux. Cette petite maison n’était pas sans me rappeler celle de Fazli à Samarcande, la sobriété de l’ameublement étant largement compensée par l’abondance de tapis dans la pièce principale. Ici aussi, une armoire et une télévision avec lecteur de DVD occupaient quelques pourcents de l’espace de cette pièce. Décelant ma curiosité pour la musique ouzbèke, Fatima se proposait de m’aider à acheter quelques CD le lendemain. Une belle aubaine pour moi! Par interprète interposé, sa mère tenait à s’enquérir de mes préférences alimentaires, me faisant répondre que je n’étais pas difficile et que quelque chose de très simple serait idéal pour ma ligne. Bref, encore un bel exemple de cette irréprochable hospitalité dont je me réjouissais à l’avance de profiter le lendemain. Mais l’heure tournait, et je ne voulais pas abuser du temps de mes hôtes, et encore moins rater le début de la soirée spéciale sur TV5. J’ai proposé de prendre congé, et Fatima de me raccompagner vers la rue principale.
A peine dehors, elle passa à la deuxième phase de son plan sans doute bien rodé. Elle éveilla tout de même mes soupçons avant l’heure en me proposant de me vendre pour une somme astronomique le DVD qu’elle m’avait montré chez elle. Je ne pouvais pas croire qu’un tel prix, égal voire supérieur à ce qui peut se pratiquer en France, puisse uniquement couvrir ses frais. Manifestement, sa formation de guide – à supposer qu’elle soit réelle – lui avait appris autre chose qu’à instruire les touristes et à communiquer en langue étrangère avec eux. J’ai donc poliment décliné sa proposition, étonné quand même de cette étrange manoeuvre.
Puis, au moment de se dire au revoir et à demain, elle se lança à l’eau: pourrais-tu me donner quelque chose pour demain? comment ça? oui tu sais, pour le marché, pour faire à manger, il faudrait payer
(cela m’a étonné, mais après tout, dans d’autres pays ça ne choquerait pas vraiment) je comprends oui, pas de problème. Combien te faudrait-il? combien tu veux donner? je n’en ai aucune idée, je ne connais pas les prix locaux. mais dis-moi quand même un prix. et bien quand je vais au restaurant, je paie en général entre **** et **** sums, mais comme c’est un prix pour étrangers, je suppose que ça doit être moins cher en achetant sur les marchés. ah bon? En fait il faudrait que tu me donnes ***** sums (une somme bien plus importante) comment ça? Mais c’est beaucoup plus cher qu’au restaurant. oui mais tu dois inviter toute ma famille, c’est pour ça que c’est plus. ah? mais tu n’auras rien à payer pour la visite de la ville que je peux te faire. mouais as-tu compris? je crois que j’ai parfaitement compris oui (une phrase dont elle n’a pas dû saisir le degré)
Bon, il s’agissait bel et bien d’une arnaque superbement ficelée, tellement bien même qu’il m’était très difficile de faire marche arrière, car cela faisait déjà deux ou trois heures que je croyais avoir discuté en toute amitié. Et c’est ainsi qu’après avoir victorieusement évité une ou deux centaines de fois ce genre d’arnaque en Chine, je me faisais avoir en toute beauté en Ouzbékistan et ai dit ok, tout en gromelant intérieurement.
Nous nous sommes donc retrouvés le lendemain pour déjeuner, et en dégustant le repas, très bon mais plutôt simple, je n’ai pas pu m’empêcher d’admirer la superbe plus value qu’avait ainsi réalisée la jeune fille. Mais comme cela ne lui suffisait toujours pas, elle insistait pour me faire acheter des DVD ou VCD à des prix exorbitants, ce à quoi j’ai dû finir par répondre que je ne vois pas pourquoi je devrais dépenser autant pour de la musique moche, alors que je peux certainement trouver la même en Chine pour quasiment gratuit. Merci à toi, chère Chine, de m’avoir permis une fois encore d’opposer l’argument massue du pays le moins cher au monde, et qui m’a facilement tiré des griffes de nombreux vendeurs collants dans de nombreux pays au monde.
Devant cet échec, elle a voulu se refaire en tentant une nouvelle fois de m’extorquer quelques billets pour me faire entrer dans des medersas soi-disant confidentielles, non sans une fois encore réaliser un petit bénéfice. C’en était trop et j’étais sur le point de mettre ma politesse de côté, quand elle a compris que j’avais parfaitement compris son manège et que je voulais dorénavant me débarrasser d’elle. es-tu fâché contre moi? le devrais-je? bon alors au revoir? oui oui, au revoir
Je l’ai recroisée un ou deux jours plus tard par hasard, nous nous sommes adressés quelques politesses et elle en a bien entendu profité pour me recommander un restaurant où sa soeur venait de commencer à travailler. Pour le coup, j’ai décidé de me passer de dîner ce soir-là, afin d’être sûr de ne pas me tromper de restaurant en voulant aller ailleurs.
Sarko et Ségo vus d’Ouzbkistan
L’homme ou la femme?
J’avais le soir du 6 mai la chance de dormir dans une chambre équipée du satellite et ai pu regarder sur TV5 la soirée électorale en direct. Ayant raté celle de 2002, cela faisait donc 12 ans que je n’avais pas vu en direct l’affichage à 20 heures pile (même s’il était 23 heures en Ouzbékistan) de la tête du nouveau président. J’ai donc pu accomplir mon devoir de téléspectateur ce soir-là.
Je n’étais d’ailleurs pas le seul à m’y intéresser, de nombreux ouzbeks m’ayant interrogé sur les candidats au cours du voyage. Anticipant le choix des français, les ouzbeks avaient l’air de préférer Sarkozy sans que j’ai vraiment compris pourquoi. Peut-être une misogynie inavouée à l’égard de la candidate socialiste malheureuse… Toujours est-il qu’à part une dame, dont je n’ai pas non plus compris les motivations, c’est surtout le nom de Sarkozy qui motivait les sourires et les pouces tendus vers le haut.
Avant le 6, on me demandait parfois si je pensais que c’était l’homme ou la femme qui allait gagner, sans même les nommer, et qui je soutenais, montrant là bien qu’à leurs yeux c’était là ce qui les opposait le plus. Malgré l’apparente et sans doute véritable émancipation dont bénéficient les femmes ouzbèkes par rapport à leurs congénères dans nombre d’autres pays musulmans, la société ouzbèke reste assez machiste et l’homme domine encore sa famille. Il m’est d’ailleurs arrivé à plusieurs reprises de croiser des groupes hermétiquement séparés, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, par exemple lors de certains événements comme une veillée mortuaire à Samarcande ou un repas festif à Khiva. Certaines conversations tant avec des hommes qu’avec des femmes m’ont d’ailleurs confirmé une certaine soumission de l’épouse à son mari, en total décalage avec ce que l’on pourrait imaginer au premier coup d’oeil en regardant le paysage humain d’une ville ouzbèke.
Dans un registre plus spécifiquement politique, l’Ouzbékistan est sans doute un des seuls pays au monde où on m’ait complimenté à la fois sur Chirac et sur Mitterrand. Fait très courant, surtout depuis la guerre d’Irak, en ce qui concerne le premier, c’est en revanche plus rare pour le deuxième, dont une grande partie de la population semble connaître le nom. L’explication toute simple est que l’ancien président français a visité l’Ouzbékistan peu de temps après son indépendance, étant sans doute un des premiers chefs d’Etat à avoir fait le voyage. 15 ans plus tard, les gens s’en souviennent encore. Note pour les futurs voyageurs: si vous souhaitez faire un cadeau original à un ouzbek, une copie du débat télévisé entre les deux candidats de 1988 serait sans doute un gag qu’ils apprécieraient!
C’est le jour de mon départ d’Ouzbékistan, le 16 mai, que Sarkozy a officiellement pris ses fonctions. Le matin-même, à l’aéroport de Tachkent, tandis que pestais au milieu de l’interminable et chaotique queue lors du passage de l’immigration, quelle ne fut pas ma surprise de voir plusieurs grands écrans s’allumer pour diffuser le discours d’adieu de Chirac de la veille, juste au-dessus des cages des policiers. Comme c’était surréaliste! Malgré cela, mon passeport français n’a pas suffi à me faire gagner quelques places dans la queue, bien au contraire: à trop vouloir regarder l’écran, je me suis fait griller quelques priorités.
Les quatre dragueuses
Juste après avoir fait mes adieux à la jolie fourbe décrite plus haut, je me suis fait aborder par un quatuor de jeunes filles hilares en tenue légère et aux formes généreuses, apparemment ravies de pouvoir se raconter des histoires drôles en présence d’un homme sans que celui ne les comprenne. Bien qu’aucune d’entre elles ne parle anglais, elles insistaient apparemment malgré tout pour que je fasse un bout de chemin avec elles en direction de l’université.
Comme on dit que juste après une chute de cheval, la meilleur chose à faire c’est de remonter immédiatement en selle, j’ai accepté leur proposition, d’autant plus que je n’avais rien prévu en ce début d’après-midi. Et puis comme elles ne parlaient pas anglais, il était peu probable qu’elles veuillent m’entraîner dans une nouvelle arnaque, car de toute façon je ne comprendrais rien à rien.
Je suis toujours étonné du nombre de choses que l’on peut se dire sans parler la même langue. Il faut dire qu’une certaine similarité lexicale entre le russe et le français est un atout pour les francophones, car il y a toujours des mots que l’on peut comprendre de part et d’autre. Par exemple « université, touriste, avocat, restaurant, etc… » Et puis il y a aussi « I love you ». Comme toutes les quatre à la suite ont ainsi interrompu leurs ricanements en s’adressant à moi, j’ai supposé qu’il s’agissait d’une formule de salutation en langue ouzbèke, phonétiquement étonnamment proche d’une phrase anglaise bien connue, et je les ai remerciées pour leur solicitude.
Et puis il y a le langage des signes aussi. Non pas celui codifié par lequel les sourds-muets arrivent à entretenir des conversations complexes, mais ce langage universel dont nos lointains ancêtres devaient souvent abuser avant d’inventer le langage parlé, et qui permet parfois de faire passer quelques idées. C’est ainsi qu’après la formule de salutation « I love you », deux d’entre elles ont fait signe de se passer un anneau autour d’un doigt, en faisant des allers retours avec leur index entre elles et moi. Mais que diable voulaient-elles donc? Que nous allions voir ensemble le film « Lord of the Rings »? Ah que ce langage des signes peut-être compliqué et incertain quand même! Moi je leur ai donc répondu dans un anglais qu’elles ne devaient pas comprendre que ça ne me dérangeait pas de voir Lord of the Rings avec elles, même si je l’avais déjà vu et j’ai donc fait un signe affirmatif de la tête. Mais ce n’était apparemment pas suffisant car elles me posaient une question que je n’ai pas comprise tout en réitérant le même geste. Apparemment il fallait que je fasse un choix ou un truc comme ça.
Alors moi je leur ai dit que je les trouvais bien sympathiques tous les quatre mais que j’étais d’une nature indécise, et que donc quel que soit ce qu’elles me proposent, ça ne me dérangeait pas de les sélectionner toutes les quatre. Et puis il me semble que quelque part dans le Coran il y a un truc comme ça qui parle d’une limite de quatre, mais je n’arrive pas à me souvenir de quoi il s’agit. Ma réponse, ou plutôt ma non-réponse les a fait hurler de rire et elles ont eu l’air de dire que ce n’était pas possible.
Sur ce, nous avons rejoint la ville nouvelle, et tandis que nous approchions de l’Université, les quatre demoiselles apostrophaient tous les étudiants que nous croisions. Apparemment elles leur demandaient s’ils parlaient français, mais comme tout le monde faisait un signe négatif de la tête, moi j’essayais de dire qu’en angliski c’était possible aussi, mais elles ne m’écoutaient de toute façon plus. En passant devant un hôtel, elles ont à nouveau hurlé de rire en voyant un vieux japonais qui attendait son groupe devant son bus. En fait elles croyaient qu’il était chinois, et comme elles avaient compris que je vivais en Chine, elles se disaient que ce monsieur pourrait peut-être nous aider et elles m’ont sommé de lui adresser la parole. Mais comme un touriste japonais ne s’improvise pas traducteur chinois – ouzbek en une minute, tout ce que j’ai pu demander en japonais au brave homme était s’il pouvait parler anglais mais cela n’avait pas l’air d’être le cas, donc avons passé notre chemin.
Puis finalement nous sommes arrivés devant le bâtiment où elles devaient avoir cours, et elles se sont ruées dedans en me faisant un petit signe de la main. Ca, j’ai bien compris, ça voulait dire au revoir.
L’ancien combattant
Mon supposé dernier jour à Boukhara, j’ai décidé de fuir la ville-musée pour faire un tour dans la ville nouvelle, bien décidé à y trouver une quelconque animation digne d’intérêt. En fait de vie, je n’ai trouvé que de larges avenues désertes bordées d’arbres, et des bâtiments imposants d’un autre âge. Au revoir la route de la soie, bienvenue en ex-Union Soviétique!
Mes pérégrinations m’ont ramené à proximité du stade de la ville, non loin de l’Université déserte et de la vieille ville dont je n’aurais jamais soupçonné l’immédiate proximité si je n’avais vaguement en tête l’orientation générale de Boukhara. Et soudain, une immense clameur s’éleva du stade, des centaines voire des milliers de voix semblant hurler de quelconques slogans en cadence. Puis un calme saisissant reprenait possession de la ville fantôme, pour faire place nette quelques minutes plus tard devant un nouveau tintamarre indescriptible. Tandis que je faisais le tour de l’imposant ouvrage, tentant de trouver une entrée ou, à défaut, un angle de vision propice à épier ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur, les phases de silence et de frénésie alternaient à un rythme irrégulier. Les abords du stade étaient désespéremment vides, et tout ce qui ressemblait à un accès grillagé et cadenassé. Personne non plus à qui demander ce qui pouvait bien se passer, ou du moins pour répondre dans une langue qui me soit intelligible. Il devait être écrit que ce fascinant phénomène resterait un mystère pour moi.
J’avais en fait ma petite idée sur la question, puisque nous étions le 8 mai, un jour célébré en France comme anniversaire de l’armistice de la Seconde Guerre Mondiale, et qui en ex-Union Soviétique est célébré un jour plus tard, pour d’obscures raisons historiques. Le lendemain 9 mai devait être un jour férié, et j’imaginais qu’une grande fête était prévue dans le stade à laquelle participerait toute la ville, et que nous en étions aux répétitions finales. Je brûlais de curiosité, me plaisant à imaginer des mouvements d’ensemble dans le stade, comme on ne peut en voir que dans les pays idéologiquement tenus d’une main de fer. Hélas, le peu que j’ai pu voir de l’intérieur du stade ne révélait que des gradins vides et pas la moindre présence humaine à l’intérieur. Le fruit de mon imagination fertile retomba comme un soufflet.
De retour à mon hôtel, j’en profitais pour interroger le sympathique – et anglophone – patron et lui demander ce que tout cela lui évoquait. Ni lui ni son personnel n’étaient hélas au courant de rien, même si on me confirma qu’il y aurait probablement des festivités le lendemain. Il me suggéra de tenter ma chance et de rester un jour de plus à Boukhara, histoire de voir ce qui pourrait bien se passer. De fait, de nombreuses avenues étaient coupées, des drapeaux apparaissaient partout et la ville était trop calme pour que nous soyons dans autre chose que l’oeil d’un cyclone. Il devait se passer quelque chose le lendemain, c’était écrit quelque part, et je n’ai donc pas pu me résoudre à passer toute la journée dans un taxi à destination de Khiva et à rater ce spectacle.
Le lendemain, je me suis donc levé tôt comme prévu, non pas pour aller à la gare routière, mais pour me présenter à l’entrée du stade, certain que des foules se battraient pour obtenir les quelques places encore invendues. Le quartier était en fait encore plus mort que la veille dans l’après-midi, et absolument rien ne laissait présager une quelconque célébration grandiose. Après avoir vainement tenté d’interroger quelques personnes, dont un petit homme vert, en articulant des mots comme « cérémonie » et « parade » et en priant pour qu’ils se prononcent de la même façon en russe, j’ai finalement accepté la réalité des faits: si quelque chose devait se passer quelque part, je n’avais aucun moyen de savoir quoi, où et quand. Tant pis pour ces défilés d’anciens combattants à la poitrine tapissée de médailles soviétiques que je voulais voir au moins une fois dans ma vie, il valait encore mieux que je parte à Khiva où après tout, il se passerait peut être aussi quelque chose en fin d’après-midi.
Et c’est sur le chemin de l’hôtel où j’allais chercher ma valise que je l’ai vu. Ou plutôt que je l’ai d’abord entendu. Environ 80 ans, un costume et une allure très dignes, et surtout quatre ou cinq médailles que j’ai en parties reconnues, à hauteur de sa poitrine. Ces précieuses récompenses tintaient en s’entrechoquant, au rythme du pas décidé de l’ancien combattant qui les portait, et s’engageait résolument vers une direction mystérieuse. Je me suis arrêté pour le regarder passer. Nous étions seuls dans cette petite rue qui semblait déboucher sur un cul-de-sac. Que faisait-il donc seul ici? Etait-il à lui tout seul la cérémonie de commémoration de l’armistice? Il est arrivé à ma hauteur sans faire attention à moi, le regard fixe et déterminé de celui qui sait où il va, et empreint de fierté de celui qui sait qu’on ne l’arrêtera pas. Je n’ai donc pas cherché à importuner ce respectable patriarche, et c’est avec un certain soulagement que je suis arrivé à mon hôtel: j’avais pu en voir un.
Les passagers
Le patron de l’hôtel avait eu la gentillesse de m’accompagner au point de départ des taxis collectifs afin de m’aider à négocier le bon prix pour Khiva. Ceci fait, il me laissa entre les mains du chauffeur, satisfait que j’étais de la facilité avec laquelle tout cela s’était passé. Ce que je n’avais en revanche pas prévu, c’était que ce jour-là personne ne semblait vouloir partir à Khiva. Les gens ne se déplacent-ils donc pas les jours fériés? Un minibus plein finit par partir, nous laissant seuls le chauffeur et moi, ainsi que quelques copains du chauffeur qui semblaient rigoler à l’idée que j’allais devoir changer mes plans et prendre le taxi seul, payant ainsi le prix fort. Malgré notre impossibilité de communiquer, ils ont réussi à faire passer le message, mais j’ai moi aussi su leur faire comprendre que je n’étais pas pressé, et que je m’étais encore laissé deux ou trois heures d’attente avant d’en arriver à cette solution de la dernière chance.
Une dame a fini par monter à bord, et une autre par refuser, son budget étant trop limité. Finalement, deux petites heures après mon arrivée sur le parking, un couple de quinquagénaires s’est à son tour installé à l’arrière et nous avons enfin pu démarrer. Passés quelques barrages de police, nous avons rapidement laissé derrière nous la ville-oasis de Boukhara pour rejoindre la périphérie sud du désert de Kyzyl Koum. Peu nombreux étaient toutefois les paysages réellement désertiques, ce qui s’étendait à perte de vue jusqu’à l’horizon ressemblant en fait plutôt à une étendue de buissons émergeant d’un mélange de terre, de roche et de sable. Sacrés envahisseurs mongols, ce n’était pas un vrai désert qu’ils avaient parcouru sur leurs infatigables destriers. Leur exploit me paraissait désormais bien surfait! Ceci dit, il faut bien reconnaître que la route dont la qualité du revêtement était très inégale pour parfois ne devenir plus qu’une large piste de graviers n’était guère fréquentée. Les caravanes que nous croisions sur cette version semi-asphaltée de la route de la soie étaient réduites à quelques voitures isolées et de tout aussi rares camions. Sans doute victime d’un mirage ou d’une hallucination, j’ai même cru croiser deux bolides recouverts de sponsors et fonçant à vive allure. Sans doute les descendants de Marco Polo…
Au bout de deux heures de route, le chauffeur et les quatre passagers que nous étions avons entrepris d’irriguer une petite parcelle de désert avant de remonter à bord pour grignoter deux ou trois biscuits. Ce fut l’occasion d’une nouvelle tentative de dialogue qui dura bien une heure ou deux. Au risque de me répéter, je suis toujours émerveillé du nombre de choses que l’on peut se dire par gestes et phrases incompréhensibles interposées. C’est en fait surtout avec le chauffeur que j’ai « discuté », car ça lui permettait de continuer à regarder la route et à moi de ne pas attraper un tortis colis car j’étais assis à l’avant. L’homme était ingénieur, et même si c’est à peu près tout ce que j’ai compris de lui, je me suis dit qu’il a dû en traverser des épreuves pour préférer devenir chauffeur de taxi collectif. Les anciens porte drapeaux de l’industrie soviétique ont en effet souvent dû opérer de telles reconversations, qui seraient perçues comme humiliantes dans nos contrées. Mais il n’avais pas l’air malheureux et semblait bien s’accomoder de son nouveau travail probablement plus rémunérateur.
Tout le monde à bord était ouzbek et ma question de savoir s’ils étaient tadjiks ou autre chose parut incongrue, déclenchant un rire poli chez mes interlocuteurs. Nous avons dépassé un bus de l’intourist rempli de passagers âgés, sans doute français, et dont l’allure semblait proportionnée à la probable vélocité pédestre de ses occupants. Ce fut donc à mon tour de rire en les pointant du doigt tandis que le chauffeur mettait les gaz pour franchir l’obstacle, provoquant ainsi une hilarité générale sur le dos de ces « touristes ».
Après avoir roulé à vive allure pendant cinq heures, nous avons atteint Ourgentch où les trois passagers sont descendus l’un après l’autre. Le très bref aperçu que j’ai eu de cette ville sans âme ne me fit pas regretter de ne pas m’y arrêter, bien que ce point sur une carte dont le nom me parlait depuis de nombreuses années ait longtemps provoqué une profonde curiosité chez le voyageur en chambre que j’étais alors.
L’impressionnante traversée du mythique fleuve Amou Daria, l’Oxus d’Alexandre le Grand, sur un pont de fortune peu rassurant fut la dernière péripétie avant une arrivée à Khiva sans encombres.
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