Les cartes postales du front ou comment redécouvrir une partie de l’histoire de la 1ère guerre mondiale de manière plus insolite…
1914 / 1915
Les hasards de la vie font que, cet été, j’ai eu entre les mains deux témoignages intéressants sur la grande boucherie pompeusement baptisée « première guerre mondiale ». Le premier de ces témoignages est le récit autobiographique de François Bonnaud qui constitue une part essentiel du livre « Carnets de luttes d’un anarcho-syndicaliste » publié par les Editions du Centre d’Histoire du Travail ; le second c’est une collection de cartes postales et de lettres rédigées par mon grand-père, Casimir Lambert, adressées à son épouse, à sa petite fille (ma mère) ainsi qu’à ses parents. Je reviendrai sans doute sur l’ouvrage autobiographique passionnant de François Bonnaud, dans le cadre de « notes de lecture estivales » que je compte publier bientôt ; dans mon propos d’aujourd’hui, il me servira surtout de point de comparaison. Dans un premier temps, en effet, c’est de mon grand-père dont je voudrais vous parler. Ce qui me touche le plus, dans tous ces courriers, ce sont les mots qu’il a choisis pour décrire, ou plus exactement maquiller, l’horreur du quotidien vécu dans les tranchées, de 1914 à 1916. Cette année-là il quitte le régiment d’Infanterie Territoriale auquel il a été incorporé, pour joindre un régiment du génie, cantonné plus à l’arrière du front. Son état de santé, fortement dégradé, ne permet plus son maintien en première ligne. Malgré de longs mois passés à l’hôpital, il ne sera pas pour autant réformé. L’armée ne lâche pas ses recrues comme cela et elle le conservera « en son sein » jusqu’en février 1919, bien qu’il ait largement dépassé la quarantaine. Pour en revenir brièvement à la comparaison entre mon grand père et François Bonnaud, je dirai qu’il y a peu de points communs entre eux. Ils sont d’origine sociale assez différente et seul leur amour de la paix et leur dégoût de la violence et de la misère qui les entourent les aurait rapprochés alors. Si tous les deux évoquent, au fil des mots, leur révolte face à la situation à laquelle ils sont confrontés, le niveau de leur analyse politique n’est pas le même du tout. Mon grand-père ne remet pas en cause la légitimité du conflit dans lequel il est impliqué et quelques couplets franchement nationalistes viennent ponctuer ses plus longues missives.
Même s’il ne se déclare pas encore anarcho-syndicaliste, François Bonnaud témoigne d’un antimilitarisme assez violent, et n’a cesse de dénoncer, tout au long de son récit, les privilèges dont jouissent les haut gradés pendant que les poilus montent à l’assaut et se font décimer par milliers. Son journal de guerre débute en septembre 1916, lorsqu’il est incorporé au 4ème Zouave. En 1917, il est gazé et gravement blessé aux yeux, mais l’armée ne le lâche pas pour autant, lui non plus. En 1918 il est de nouveau au front, jusqu’à l’armistice.
Devenu sous-officier à la fin de la guerre, mon grand-père reconnait d’ailleurs à demi-mots ces privilèges, bien qu’il ne bénéficie que des plus modestes d’entre-eux. Disons que les conditions de vie à l’arrière du front lui paraissent d’autant meilleures qu’il a connu le pire dans les tranchées !
Mes parents sont maintenant tous les deux décédés – mon père étant parti le dernier au début du mois de juin – et comme souvent, dans de telles circonstances, cet événement entraine une plongée dans les archives familiales. A cette occasion, j’ai récupéré une bonne partie des documents provenant de la branche maternelle de mon ascendance : objets, souvenirs divers, photos et correspondance. Ces dernières m’intéressent particulièrement car cela fait plusieurs années que, dans le cadre d’un intérêt assez soutenu pour la généalogie, je cherche à reconstituer l’histoire de la famille – ne serait-ce que pour comprendre un peu mieux certains faits qui se sont déroulés dans le passé et leurs conséquences actuelles. Mon grand-père Casimir travaillait dans les Ponts et Chaussées, administration prestigieuse à l’époque (1900 – 1940) ; il a commencé sa carrière comme « agent voyer », pour la terminer « ingénieur ». Sans parler vraiment d’opulence, il a vécu toute sa vie dans une relative aisance – non celle d’un bourgeois de l’époque, mais celle d’un petit notable, jouissant d’une certaine considération et bénéficiant d’avantages matériels non négligeables, ne serait-ce qu’un emploi stable et un salaire régulier. Cette situation relativement favorable ne l’a pas empêché de subir, de plein fouet, la tragédie incommensurable qu’a représenté la guerre de 1914 pour les familles des pays impliqués dans ce pugilat quasi généralisé sur la planète.
Mon grand-père est né en 1875. A la déclaration de guerre, en août 1914, il est donc âgé de 39 ans et il a déjà eu le privilège de faire son service militaire – deux années sous l’uniforme – au début du siècle. Il s’est marié en 1908 et l’année suivante est née une petite fille, Yvonne, qui sera l’unique enfant du couple. Lorsque Casimir quitte le foyer familial pour profiter des joies du casernement, avant de connaître l’horreur des combats, sa fillette n’est donc âgée que de 5 ans. Pendant les deux premières années du conflit (les 22 premiers mois, en fait, selon son témoignage), il ne bénéficie que de 8 jours de permission et les échanges sentimentaux avec son épouse et son enfant vont se faire presque exclusivement de façon épistolaire. En 1915, sur le front d’Argonne, la cadence des échanges est élevée. Dans les boîtes de courrier, un premier tri m’a permis de reconstituer cette période de façon détaillée : une carte postale et/ou une lettre pratiquement chaque jour ou deux jours sur trois, aux mois de mars, avril et mai 1915, période particulièrement « noire » sur le front. Il est alors incorporé au 105ème régiment d’infanterie territoriale, et les combats atteignent un maximum d’intensité dans le secteur où il cantonne. L’objectif premier des courriers est simple : rassurer, dire, au jour le jour, qu’il est toujours vivant. La censure militaire, très rigoureuse, empêche tout envoi d’informations précises quant au lieu de résidence exact, aux opérations effectuées, aux pertes subies. L’objectif second est plus diffus mais me paraît être surtout de soutenir son propre moral en se convaincant de l’utilité du « travail » effectué (ce terme n’a pas été « inventé » par les GI américains ; les poilus l’utilisaient abondamment) et de la possibilité d’une victoire rapide. Les communiqués de l’état-major sont reproduits fidèlement dans les écrits de mon grand-père, non pas « mot pour mot », mais en conservant leur esprit triomphaliste : on parle de victoires russes prometteuses, de percées décisives sur le front (à l’Ouest, au Nord ou à l’Est, suivant l’inspiration du jour). Ces discours sont malheureusement pris pour argent comptant par les poilus qui espèrent encore une issue rapide au conflit, sous la forme d’une victoire écrasante sur l’ennemi, ce soldat « boche » que l’on estime totalement responsable de son propre malheur quotidien. Là aussi, le décalage avec François Bonnaud est indiscutable.
Au printemps 1915, les propos de mon grand-père sont plutôt « revanchards » et marqués par un nationalisme exacerbé, ainsi que je le signalais dans mon introduction. En cela, ils divergent clairement du récit autobiographique de Bonnaud. Il faut dire que dans un cas il s’agit de courriers envoyés au jour le jour et soumis à la censure militaire, dans l’autre de souvenirs mis en forme après guerre, même s’ils ont été construits à partir d’un journal de bord… Mon grand-père n’est d’ailleurs pas socialiste. Même s’il n’aborde jamais la question politique dans ses correspondances de l’époque, je sais, grâce aux souvenirs racontés par ma mère, qu’il était proche du parti « radical socialiste » (formation politique à laquelle a appartenu – entre autres – Georges Clémenceau, acteur de premier rang de la répression anti-syndicale pendant les années précédant la guerre). Quelques phrases jetées au hasard de sa correspondance, les jours où un certain pessimisme s’insère dans ses propos, montrent en tout cas qu’il ne porte pas la guerre dans son cœur, pas plus que ceux qui en sont – à ses yeux – responsables.
Jusqu’en mars 1915, mon grand-père n’envoie que des courriers sur des feuilles de cahier, ou il utilise des cartes/messages pré-imprimées et fournies aux soldats par les bons soins de l’armée. A partir de mars (meilleure organisation ou volonté de diversifier ses envois ?), il achète visiblement les cartes postales en lot et alterne les lettres et les envois illustrés. Il est intéressant de suivre la thématique de ces cartes envoyées du front. En mars 1915, les premières présentent des paysages de l’Argonne, ou des vues des destructions opérées par les belligérants lors de la bataille de la Marne. En avril (35 cartes adressées à la famille), et en mai, je trouve beaucoup de vues « militaires », casernements, soldats en manœuvre, canon de 75 sous tous les angles, scènes de la vie quotidienne des « poilus »… En ce mois de mai 1915, Casimir semble bénéficier d’un certain « répit » dans les opérations. Il prend le temps de tailler et de rédiger une jolie carte sur un morceau d’écorce de bouleau, écrit les initiales du prénom de son épouse sur une feuille de chêne qu’il ajoure minutieusement… Lorsqu’il bénéficie d’un peu de répit, des lettres plus longues viennent s’intercaler entre les cartes postales.
« Guerre de 1914-1915 – Mes deux petites chéries…
Comme souvenir de mon séjour dans l’Argonne, je vous envoie ces mots sur un petit morceau d’écorce de bouleau. Vous le conserverez comme souvenir de cette année douloureuse où nous avons vécu séparés. J’y place mille baisers et toute l’ardeur de la tendresse que j’ai pour vous deux. Quand, plus tard, nous retrouverons cette écorce, elle nous rappellera qu’au milieu de ces arbres j’ai souvent souffert et laissé envoler ma pensée vers mes deux petites adorées.
Votre mari et papa qui vous aime bien »
Dans le même coffret « souvenirs », quelques mois plus tard, en août 1915, la carte postale réponse d’une petite fille de 6 ans… Cela fait déjà un an qu’elle n’a pas vu son père.
« Mon papa chéri
Je vais bien. J’embrasse souvent ta photo. Le temps me dure bien de te voir. Je pense tous les jours à toi. La petite Yvonne qui t’envoie mille bises et mille caresses bien douces. »
Pendant ce temps là, sur la ligne de front, les pertes du 105ème régiment envoyé au casse-pipe sont considérables. En principe, les Régiments d’Infanterie Territoriale, composés d’appelés âgés de 35 à 40 ans à la déclaration de guerre (c’est le cas de mon grand-père), ne sont pas engagés en première ligne. Les soldats de ces régiments doivent être employés à l’arrière du front, à des travaux de maintenance, de surveillance ou de garde d’ouvrages fortifiés. Compte-tenu des pertes des premiers mois de guerre, ce principe n’est pas appliqué et les soldats de l’infanterie territoriale sont engagés avec leurs camarades sur la ligne de front pour « boucher les trous » et pallier aux manques d’effectifs de certains régiments. Le 105ème régiment va stationner dès la fin de l’année 1914 et tout au long de l’année 1915 sur le front de l’Argonne, zone choisie par les Allemands comme ligne de repli après leur défaite à la bataille de la Marne. En 1916, il est engagé en Champagne, puis, en 1917, il participe à la bataille de Verdun, mais mon grand-père n’en fait plus partie. En mars 1916, il est incorporé au 6ème régiment du génie, une affectation plus « calme » et surtout en arrière des zones de combat…
Les cartes postales des années suivantes feront l’objet d’une seconde chronique dans quelques temps (pour l’instant je n’ai établi que le classement chronologique des documents pour cette seconde période). Si vous souhaitez vous remémorer les tristes événements de cette guerre, je ne saurais trop vous recommander la lecture de la BD de Tardi et Verney, « Putain de Guerre » en deux tomes. Un ami me l’a offerte récemment et j’ai trouvé fort intéressantes aussi bien la partie BD à proprement parler, que la partie rétrospective des événements.
Au dos de la carte de Casimir (fin mars 1915) : « Dans tous les cas, la grande victoire russe va certainement précipiter les événements et, d’ici peu, nous allons voir la guerre générale en Europe et la solution sera plus rapide. Voilà sept mois que nous sommes séparés. Comme c’est long et que le temps dure parfois. Pour les hommes de 40 ans c’est ce qui épuise le plus, se voir loin de tout ce que l’on aime le plus au monde c’est dur mais enfin c’est pour le bon motif. L’essentiel c’est qu’on puisse se revoir bientôt. Soignez-vous bien ! Qu’Yvonne soit très sage et pense à son papa. Qu’elle apprenne bien à lire et à écrire et qu’elle ne fasse pas de misère à sa maman, à son grand-père et à sa grand-mère… »
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