Dès la première conférence des douzièmes « Rendez-Vous de l’histoire », réunis dans le magnifique château de Blois et consacrés au « Corps dans tous ses états », il a fallu refuser du monde. Le public s’est bousculé pour écouter plusieurs dizaines d’historiens et personnalités des sciences humaines sur des sujets différents que les anormaux, le sport spectacle, le bronzage ou la chirurgie esthétique.
On y croisait Sylviane Agacinski, Fabrice d’Almeida, Jean-Pierre Azéma, Georges Balandier, Antoine de Baecque, Pascal Blanchard, Pascal Boniface, Alain Corbin, Joël Cornette, Arlette Farge, Antoinette Fouque, Françoise Héritier, Jean-Noël Jeanneney, Claude Lanzmann, Henry Laurens, Bruno Laurioux, David Le Breton, Amin Maalouf, Adelwahab Meddeb, Pascal Ory, Mona Ozouf, Michelle Perrot, Pascal Picq, Yves Pouliguen, Anne Rasmussen, Daniel Roche, Georges Vigarello, Michel Winock, et d’autres encore…« Tous ces corps pour voir le corps, c’est formidable », a lancé Jean-Jacques Courtine, professeur à la Sorbonne, tandis que la philosophe Françoise Gaillard présentait « 100 000 ans de beauté », un pavé en cinq tomes publiés par les éditions Gallimard et la fondation Loréal. Une somme colossale à laquelle quels ont contribué 300 chercheurs, historiens du corps et artistes : 355 articles, trop courts souvent tant on aimerait affiner l’analyse, autant d’images, un luxueux mais passionnant cadeau de Noël (150 €). En regard de cet événement, qui fait la part belle à l’histoire des moeurs, voici un entretien avec Alain Corbin, fameux historien présent à Blois, qui a par ailleurs co-dirigé et publié en 2005-2006 la monumentale « Histoire du Corps » des éditions du Seuil – où les textes sont très étoffés.
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L’historien des mentalités Alain Corbin s’en penché, dans l’ouvrage publié au Seuil, sur l’histoire et les évolutions de notre conception de la sexualité entre 1770 et 1960 – qui se révèle passionnate, et riche de surprises. Alain Corbin a été surnommé par ceux qui apprécient ses travaux, « l’historien du sensible » car il s’est intéressé à l’histoire des représentations et du vécu de la sensibilité physique, que ce soit l’évolution de l’odorat et du dégoût olfactif depuis le Moyen Age – dans « Les miasme et la jonquille » -, ou encore à la fascination des Européens pour les bords de mer. Cet observateur d’une histoire sensitive et vécue de nos moeurs raconte ici pourquoi la période qui s’étend entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe fut » le grand siècle » du corps (entretien publié dans le Monde 2, avril 2005)
-Pendant les années 1770-1830, à vous lire, l’Europe entreprend de contrôler le corps. On apprend à retenir et masquer ses odeurs, cacher ses « humeurs », les premières règles de l’hygiène…
Alain Corbin : Le domaine de l’hygiène est concerné par un processus de civilité plus large, qui affecte la sexualité, et que Norbert Elias qualifie de » Processus de civilisation « . La densification des relations sociales, notamment au sein de la société de cour entraîne un plus grand respect des normes corporelles. On crache, on pète, on rote moins en public que naguère, et on ne touche plus aussi cavalièrement les femmes. L’omniprésence des autres se traduit par des disciplines du corps. La vie en société exige d’être beaucoup plus strict quant aux émanations corporelles. À la fin du XVIIIe siècle, Lavoisier, Prietstley et les savants qui illustrent la nouvelle chimie pneumatique analysent les gaz, découvrent l’oxygène qui nourrit le sang, précisent les mécanismes de la respiration des hommes et des plantes…
« Dans le même temps triomphe la théorie infectionniste qui attribue certaines maladies à l’infection de l’air, de l’eau, de la terre ou des corps. Ces découvertes entraînent une nouvelle vigilance à l’égard de ce qui fermente, pourrit, émet des gaz. Le corps évidemment est concerné, et la sexualité… Un lien s’établit entre l’hygiène publique et l’hygiène privée. Celle-ci se développe, tant par crainte des infections des autres, que par délicatesse, pour ne pas importuner, ou inquiéter. Cet essor de la délicatesse s’accentue entre 1770 et 1830. Cela se traduit par l’expulsion des cimetières hors des grandes villes, par la volonté de faire circuler l’air dans les rues et les maisons – la mode de l' » aérisme » –, de ventiler les » machines à guérir « , c’est-à-dire les hôpitaux. En même temps qu’on s’efforce d’aérer davantage la ville, on utilise davantage le savon, les eaux de toilettes, on se livre à des ablutions partielles.
-Vous parlez aussi, fin du XVIIIe, début du XIXe, d’une nouvelle » écoute du corps » ?
-En même temps, vous constatez l’essor d’un naturalisme… Et curieusement celui-ci va mener à dévaluer le plaisir sexuel féminin ?
« C’est sur ce fond médical et biologique qu’un nouveau discours apparaît, discréditant le plaisir et l’orgasme féminin, que l’on cesse de considérer comme nécessaires voire utiles à la fécondation. Puisque l’ovulation est un phénomène spontané, la jouissance féminine devient superflue. L’orgasme glisse vers une manifestation » épileptique « , proche de » l’hystérie « . La femme qui jouit inquiète. Certes, il est difficile d’évaluer l’impact populaire de ces découvertes scientifiques et la rapidité de leur vulgarisation. En 1864, le Dictionnaire Érotique d’Alfred Delveau, un livre largement diffusé, met l’accent sur les avantages de l’exacerbation des désirs masculins et féminins ; il décrit les plaisirs de la fellation, de la masturbation réciproque. Que pense un homme de 1868, qui le même jour consulte le dictionnaire de Delveau et une revue médicale révélant que l’orgasme féminin n’est pas décisif dans la reproduction humaine ?
-Vous suggérez que les années 1770-1860 furent le » grand siècle » du corps ?
-Comment un historien analyse un tel retournement de vision, autant philosophique que physiologique, à la fin du XIXe siècle ?
-La masturbation, en tout cas, semble avoir été prise au tragique jusqu’au milieu du XXe siècle ?
-A la fin du XIXe, l’homosexualité aussi commence a être traitée comme une pathologie relevant de la médecine ?
Alain Corbin : Selon Michel Foucault, le XIXe siècle se caractérise, à ce propos, par quatre centres d’intérêt : l’attention au sexe des enfants, à l’hystérie, au couple conjugal et à ce que l’on appelle tardivement l’homosexualité. La masturbation, répétons-le, a été dénoncée dès le milieu du XVIIIe siècle. L’hystérie féminine change de sens en ce que le cerveau et non plus l’utérus apparaît en être le siège. Quant à l’homosexualité, longtemps considérée comme anti-physique – ce qui ne répond pas aux vœux de la nature – comme la bestialité et toutes les formes de sodomie, elle apparaît désormais, non plus comme une simple pratique, mais comme une » inversion » qui caractérise tout l’individu. À cette époque, l’homosexualité est passible de prison, mais la police s’en préoccupe assez peu, sauf en ce qui concerne les attentats aux mœurs sur les mineurs. À partir des années 1870, l’homosexualité est médicalisée, mais en même temps psychologisée. Le personnage de l' » inverti » quitte la seule sphère du somatique, pour devenir un profil psychique, vite recouvert par la notion d’homosexualité. En 1870, un médecin parle de » l’inversion du sentiment sexuel avec conscience morbide « . L’homosexualité entre dès lors dans la catégorie des » perversions » décrite par la psychopathologie sexuelle. L’inverti est proche de la folie, son mal affecte tout son être, sa sensibilité est exacerbée, il a l’air maladif et est sujet aux larmes, il est blême et passionné, onaniste et envieux. Au-delà de cette nosographie, l’homosexualité s’installe dans le paysage urbain, l’inverti devient un personnage à la fois réprouvé et fascinant, parce qu’il affiche un autre corps, vit dans un milieu où les classes se mélangent, développe une sous-culture, nourries de références à la Grèce antique ou à l’Italie de la Renaissance.
Histoire du corps. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello. Seuil. Coffret 3 voumes illustrés. 108 €