Est-ce pour forcer l’aspect policier que l’éditeur de la collection Grands détectives a traduit ‘La splendeur de la soie’ par ‘Du sang sur la soie’ ? Même écarlate, la soie chatoie, ce qui n’est pas le cas du sang. S’il y a crime à Byzance (et cela arrive souvent), ce n’est qu’après moult intrigues et combinaisons politiques. Rome est terne et austère, Byzance à la même époque brille et a des reflets changeants.
En bonne anglo-saxonne, Anne Perry a voulu écrire contre l’absolutisme abstrait français et latin, en faveur des « querelles byzantines ». Elle oppose la civilisation de la soie (chaude, multiple, intellectuelle) à la civilisation de la bure (glacée, obéissante, dogmatique). Byzance, c’est un peu les États-Unis bouillonnants, marchands et multiculturels – héritiers de l’Angleterre comme Byzance mimait Venise ; Rome, c’est un peu l’Europe de Bruxelles et sa bureaucratie bornée qui dit l’unique pour tous les peuples. « Il y avait de la beauté à Constantinople, une sagesse et une liberté de penser, peut-être chaotique, mais infiniment variée, des possibilités infinies d’aventure de l’esprit. (…) Constantinople incarnait le commerce et la diplomatie, le dialogue contre la violence. Rome voyait dans l’ouverture intellectuelle du relâchement moral, et dans la tolérance aux idées (aussi ridicules et confuses soient-elles) un signe de faiblesse, sans comprendre que la soumission aveugle finissait par étouffer la pensée » p.788.
Anna se déguise en eunuque (un troisième sexe qui ne saurait exister à Rome en 1273) pour enquêter sur l’exil en monastère de son frère jumeau Justinien, accusé d’avoir participé à un complot contre l’empereur Michel Paléologue. Être femme autour de la Méditerranée n’a jamais été simple, seuls les hommes sont libres. L’eunuque a l’avantage de n’être ni homme ni femme, exclu du jeu de la séduction et considéré comme un technicien négligeable. Médecin formé par son père et ouverte aux savoirs juif et musulman qui ont recueilli et développé la science des Grecs, Anna se fait appeler Anastasius pour approcher les grands. Elle soignera l’évêque eunuque Constantin, le Premier eunuque Nicéphore et l’empereur Michel lui-même. Mais surtout la subtile, brutale et belle Zoé Chrysaphès, experte en intrigues et poisons. « Violente, insatiable, d’une féminité agressive évoquant non pas l’odeur fraîche de l’eau ou la douceur du lin, mais le musc de la sensualité et les couleurs brûlantes de la soie, Zoé incarnait tout qui était impudique chez une femme. Il ne fallait jamais, au grand jamais, faire confiance à Zoé, ne jamais oublier ce qu’elle était : un outil au service d’une grande cause, une lame dangereuse qui risquait de frapper dans toutes les directions » p.735.
Anna, Zoé du bien, découvrira peu à peu la vérité sur son frère, tout en étant prise dans les rets de cette Ville rivale de Rome qui lutte à la fois contre les croisés latins financés par Venise, contre les khans mongols qui menacent le nord et contre les Musulmans qui menacent le sud. En 1204, 70 ans auparavant, les Croisés ont pris, dévasté et pillé la ville, violant femmes et enfants avant de massacrer et d’incendier, comme si les Byzantins n’étaient pas ces Chrétiens comme eux… Et ils sont prêts à recommencer ! L’époque bouge, ce ne sont pas moins de six papes qui se succèdent entre 1271 et 1285. Le roi de Sicile Charles d’Anjou, oncle du roi de France, a l’énergie et la puissance de vouloir unifier les royaumes d’orient, Byzance y compris. Les nombreux personnages du roman voient leurs destins se croiser au gré des ambitions politiques et des croyances religieuses exclusives. On y rencontre même Dante à 11 ans, illuminé de son amour pour la petite Béatrice ! Et le lecteur saura de près ce que furent les Vêpres siciliennes…
L’intrigue policière n’est qu’un prétexte au tableau : ce qui est en jeu dans cet ouvrage est la tolérance. Toute foi exclusive se voit menacer de servir plus les pouvoirs terrestres que l’ineffable bonté de Dieu. On ne saurait massacrer « au nom de Dieu » : Il est assez puissant et assez omniprésent pour savoir ce qu’Il fait sans que les hommes s’en mêlent ! Anna, déguisée en Anastasius, est la porte-parole d’Anne Perry quand elle déclare : « Je veux une Église qui enseigne la miséricorde et la bonté, la patience, l’espoir, s’abstienne du pharisaïsme, mais laisse place à la passion, au rire et aux rêves » p.717. Tout ce que ne fait pas la Rome des papes – souvenez-vous du ‘Nom de la rose’ ! L’Église, aussi bien celle des papes que celle des évêques de Byzance, est un carcan qui empêche la foi : « Vous n’aimez pas Dieu plus que moi, dit-elle à l’évêque Constantin, Vous aimez votre pouvoir, l’assurance de ne pas avoir à penser par vous-même ou de devoir affronter le fait que vous êtes seul et que vous ne valez rien du tout… » p.812.
Et la foi dans tout ça ? Toute Église instituée tue la foi au profit de l’obéissance. Anne Perry ne critique pas seulement la Rome des papes ou l’intransigeance des évêques orthodoxes, mais aussi tout dogme imposé, qu’il soit stalinien hier ou aujourd’hui musulman. « Vous avez créé un dieu à votre image, un dieu de lois et de rites, d’observances, parce que cela ne requiert que des actes visibles. C’est facile à comprendre. Vous n’avez pas besoin de ressentir vraiment les choses ni de donner votre cœur. Il vous manque la grâce et la passion, le courage inimaginable, l’espoir même dans l’obscurité totale, la douceur, le rire et l’amour pur. Le chemin est plus long et plus escarpé, au-delà de votre compréhension. Mais le Paradis est bien haut dans le Ciel, il doit donc en être ainsi » p.908.
Ce roman chatoyant et complexe, empli d’intrigues sourdes et de fureurs, d’or et de sang, de luttes intestines et de querelles byzantines, montre à quel point toute civilisation est fragile. Les barbares sont à nos portes et nous nous querellons sur des points insignifiants de doctrine ! Il faut qu’une femme sous le costume d’eunuque (neutralité sexuelle) opère comme médecin (neutralité soignante) pour démontrer que la raison n’est pas d’imposer sa vérité mais de discerner le possible, au travers des grands principes qui sont autant de moulins. La fin est belle, pleine d’émotions…
Anne Perry, Du sang sur la soie (The Sheen on the Silk), 2010, 10-18 2011, 979 pages, €10.50
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