On le sait depuis Sayuri stip-teaseuse : désirs humides (Ichijô sayuri : nureta yokujo, 1972), Tatsumi Kumashiro aime les personnages “vrais”. L’expression “plus vrais que nature” s’impose même, tant le cinéma de l’auteur tente par tous moyens d’échapper à l’entropie d’un genre (le roman porno), qui tend à condenser le matériau primal des émotions humaines en une représentation érotique fantasmée. Ainsi choisit-il de faire appel à une véritable strip-teaseuse, offrant son patronyme au titre même de ce deuxième long-métrage et premier grand succès public du cinéaste.
Requiem pour un rocker.
Par cette audace, véritable provocation à la censure de l’époque [1] et à l’autorité qu’il exècre par dessus tout, Kumashiro apporte un réalisme quasi-documentaire à son œuvre, lors des performances décomplexées de son personnage au naturel provocant. Ce souffle supplétif de réel dépasse les intentions d’un genre souvent confiné à l’exploitation, pour s’ancrer durablement dans une réalité où laideur et beauté se confondent alors avec objectivité.
Aussi quoi de plus naturel comme personnage, que le choix d’un rocker sur le déclin, fidèle à sa musique depuis une vingtaine d’années, pour incarner la marginalité de ces êtres en rupture avec la société et leur époque, et aborder ainsi la mutation, générationnelle autant qu’esthétique, qui marquera les années 80. Cette décennie élevée au pinacle de la prospérité nationale et du culte de la surconsommation de masse, enterre définitivement l’époque des grand studios tout en annonçant un nouveau départ dans le cinéma de Kumashiro. Ce virage qu’il a entamé d’une manière saisissante en signant pour la prestigieuse ATG [2] un film aux qualités esthétiques et visuelles anticipant l’univers brutal et déliquescent de Chansons paillardes : ah ! les femmes. Il s’agit de M., Mme et Melle Lonely (Misuta, Misesu, Misu Ronri, 1980) et son trio mélancolique à la dérive. Un film aux accents rock qui renvoyait déjà un monde aux teintes blafardes, perdu dans la solitude de ses nuits bleutées, comme si les couleurs encore si vivaces dans L’École du plaisir : jeux interdits (1980) venaient de quitter à tout jamais le paysage mental de ces être de chair et de sang habitant leur créateur.
Réalisé en l’honneur du dixième anniversaire du label « roman porno » créé par la Nikkatsu en 1971, Chansons paillardes : ah ! les femmes prend le contrepoint du genre – quoiqu’en affirme la trompeuse affiche originale – en centrant son récit sur un personnage masculin, le rocker George/Jyoji (Yûyua Uchida). Musicien usé en perte de vitesse, il écume les bars miteux, chantant sur des bandes son pour gagner quelques sous, tout en se prêtant péniblement à l’exercice de promotion de son dernier single, imposé par Yutaka (Rikiya Yasuoka) son ami et manager, auprès des disquaires locaux. Séparé de sa femme qui élève seule leur jeune fils, sa vie privée est en lambeaux, partagée entre Yoshie (Yuriko Sumi), qu’il force à travailler dans un toruko-buro (bain turc) pour assurer la subsistance du ménage, et Yoko (Reiko Nakamura), une jeune infirmière qu’il a séduite et pratiquement violée alors qu’elle soignait sa propre compagne, hospitalisée après une tentative de suicide.
Personnification de l’artiste maudit à l’heure où la variété japonaise inonde le pays et les modes se raccourcissent, qui mieux que l’authentique rocker rebelle Yuya Uchida pour incarner George dans sa déchéance quotidienne. Celui qui deux ans auparavant se plaignait déjà de l’apathie de son pays, alors qu’il tentait de promouvoir le reggae et son esprit contestataire au Japon dans La proie (Ejiki, 1979) de Kôji Wakamatsu, fait figure d’archétype de l’acteur naturel. Personnage entier, à la vie comme à la scène dirions-nous, seul capable de franchir l’épreuve du réel à l’écran. De ce fait, le musicien, acteur, producteur de musique et personnalité culte dans l’archipel, qu’on ne présente plus sur Sancho tant ses choix filmographiques imposent le respect (Jukkai no Mosukîto, Comic Magazine, La piscine sans eau, Furyo, Akame 48 Waterfalls…), écrase littéralement le métrage de sa présence. Par la porosité entre la fiction et le vécu du musicien, dont le ressenti à l’écran est palpable, notamment lors de plusieurs performances live documentant le film, Kumashiro opte pour un réalisme à l’approche quasi documentaire. La séquence voyant George se prêter contre bonne grâce à la promotion de son disque, devant la devanture clairsemée d’un disquaire, est à ce titre saisissante de vérité, l’acteur traduisant à merveille le désabusement qui mine l’artiste.
Au final il ne reste à George que l’expression d’une sexualité âpre et violente pour se sentir exister, même si celle-ci conforte l’image sexiste et misogyne amplifiée ordinairement par le roman porno. Néanmoins, nous sommes ici loin de la caricature, car là encore Kumashiro fait preuve de la singularité de son talent dans la peinture des corps en souffrance qui se rejettent et s’attirent dans un mouvement d’inexorable autodestruction, à l’image de la fin tragique de sa compagne. L’auteur filme avec une justesse inégalée l’intensité malsaine des relations qu’entretient le musicien avec les femmes qu’il croise. Tout à la fois égoïste, insensible, brutal et agressif, il manifeste un détachement vis à vis de son existence, qui l’entraînera jusqu’au viol de Kazumi – Ayako Ôta décidément abonnée au supplice [3] – la petite amie de Yutaka ; geste signant sa mort artistique dans un pays qui pardonne difficilement les écarts de conduite de ses idoles, fussent-ils d’exemplaires rebelles. Même si le duo d’actrices Yuriko Sumi et Reiko Nakamura n’est pas à la hauteur du comédien, à l’image des quelques séquences où elles sont seules, leurs interactions abruptes et passionnelles avec l’acteur fonctionnent. A tel point que Kôji Wakamatsu réunira ce dernier avec la suave Reiko Nakamura pour le superbe et “claustrophobique” La piscine sans eau (Mizu no nai pûru, 1982) l’année suivante.
Kumashiro accentue également de façon troublante et fascinante le portrait de cette sexualité d’odeurs et de sang. L’on songe ainsi à La femme aux cheveux rouges et ses descriptions explicites des relations entre Junko Miyashita et Renji Ishibashi, revenu ici lors d’une brève apparition pour brutaliser le visage de George ivre mort, faites de sueur et de frottements abrasifs jusqu’à l’écorchure ; ou encore au poète de La rivière du retour (Modori gawa, 1983) aspirant le sperme d’un amant, le visage enfoui dans le sexe de la prostituée dont il est amoureux. Ce naturalisme saisissant, dont la mise en scène habile évite judicieusement la vulgarité complaisante pour traduire toute sa suggestion par l’image et le cadrage, porte indubitablement l’empreinte du maître. Cette contamination des êtres qui s’exprime dans la claustration de la pénombre d’une chambre va même encore plus loin ici. Et atteint jusqu’au vampirisme, lorsque par jalousie Yoko entaille la plante du pied de son amant en train de faire l’amour à sa rivale, pour l’en distraire, et en lécher le sang qui en suinte. L’auteur réutilise ainsi un motif développé dans Le sentier de la bête (Shojo shofu : kemono michi, 1980), première collaboration entre Uchida et Kumashiro, dans lequel l’acteur y incarnait un camionneur rustre s’amourachant de la jeune héroïne du film.
En outre la filiation avec La Femme au cheveux rouges, également scénarisée par Haruhiko Arai, transparaît au travers des rapports entre les deux camionneurs Kôzô et Takao. Cette relation s’inscrit dans une même dynamique de fraternité à l’homo érotisme latent, qui unit George et son manager. Des liens à la masculinité hégémonique qui sont notamment perceptibles dans la scène où Yutaka masse George après lui avoir dévoilé son torse proéminent, déchirant sa chemise en signe de blessure morale infligée consécutivement au viol de sa petite amie. Ainsi la primauté de cette masculinité aura raison de la dignité féminine, qui s’efface piteusement face à la préservation illusoire d’une carrière vouée à la débâcle. La rivalité féminine est également exacerbée entre Yoshie et Yoko, amplifiée par leur différence d’âge. Mais ironie du sort, elle se résorbera finalement face à l’appel de la chair, exprimant l’inexorable force du désir, rempart contre la solitude et l’insignifiance de l’existence, autre thème récurrent chez l’auteur.
Kumashiro s’adapte ici parfaitement à l’air du temps. Il conserve les éléments constitutifs de sa mise en scène, au premier chef duquel le plan séquence, ici magnifié par la caméra portée de Yoshihiro Yamazaki, traduisant à merveille l’intensité des performances live de l’artiste. Signe des temps, ce n’est pas la musique de George qui lui attire les faveurs du public, mais sa prestation “iggy-popesque” débridée au cours de laquelle il se dévêtit en forçant le visage d’une fan sur son sexe pour lui faire mimer une fellation en plein concert. Même si la musique de Yuya Uchida est d’essence “rock ’n’ roll”, le film exhibe un esprit punk revendiqué qui s’affirme dans le comportement nihiliste de George ; que l’on voit même lors d’une courte scène, frapper des passants au hasard en pleine rue. Cet esprit en parfaite conjonction avec la scène musicale underground alors bouillonnante, s’inscrit d’autant dans la “contemporanéité” que le film s’ouvre sur un concert live d’Anarchy [4] au mythique Shinjuku Loft [5]. En outre le cinéaste fait toujours un emploi admirable d’inserts, tel que la fameuse couverture de Rolling Stone signée Annie Leibovitz et représentant John Lennon nu, lové autour de Yoko Ono l’embrassant. Cette image au symbolisme fort qui orne le mur d’un bar, apparaissant à plusieurs reprises, traduit à elle seule l’aspiration de l’artiste, tout autant que la vision de l’auteur vouant un amour inconditionnel à la femme.
Avec Chansons paillardes : ah ! les femmes, Kumashiro signe l’un des grands chef-d’œuvres tardifs de sa carrière et du roman porno Nikkatsu. La revue nippone Kinema Jumpo ne s’y est d’ailleurs pas trompée en le plaçant à la cinquième place des meilleurs films de l’année. Véritable hymne à la déchéance et au désespoir, George apparaît comme le miroir déformant d’un auteur dont on perçoit un amour inconditionnel pour la marginalité de l’artiste maudit, tout autant qu’un profond désenchantement face à l’insignifiance de l’être, à l’image de la superbe fin pleine d’ironie du film.
[1] La strip-teaseuse et performeuse Ichijô Sayuri, ayant popularisé le « tokudashi », une forme de strip-tease unique au Japon qui tient de la leçon de gynécologie et aboutissant à l’exhibition en gros plans des organes génitaux féminins ; était à l’époque du tournage en procès (qu’elle finira par gagner) pour attentat à la pudeur.
[2] L’Art Theater Guild est une société de co-production emblématique du cinéma indépendant Japonais. Pour plus de détails lire le dossier que lui a consacré le site Eigagogo : http://eigagogo.free.fr/Articles/ATG/atg_01.htm.
[3] Lire l’article L’École du plaisir : jeux interdits.
[4] Premier groupe punk du Japon, formé en 1978 par cinq copains de lycée dont Shigeru Nakano (chant), Shinichi Fujinuma (guitare), Taisei Hayami (guitare), Nobuyoshi Teraoka (basse), Takao Kobayashi (batterie) ; en hommage au premier single des Sex Pistols. Anarchy est devenu une véritable institution au Japon. Séparés en 1986, ils se reformeront temporairement dans les années 90. Ils viennent de faire l’objet d’un documentaire réalisé par Tatsuya Ota, sobrement intitulé Anarchy (2009), et retraçant les racines du mouvement punk rock au Japon.
[5] Située à Kabuki-Cho dans l’arrondissement de Shinjuku cette salle de concert ouverte en 1976 est devenue le temple de la musique “indie” japonaise.
aka Oh ! Women : a dirty song, Rolling on the road, Aa ! onnatachi : waika, 嗚呼!おんなたち 猥歌 | Japon | 1981 | Un film de Tatsumi Kumashiro | Avec Yûya Uchida, Rikiya Yasuoka, Yuriko Sumi, Reiko Nakamura, Moeko Ezawa, Ayako Ôta, Yuka Izumi, Seitaro Kuroda, Renji Ishibashi, Rumi Tama, Akira Takahashi
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