Il est prudent de se méfier des classifications trop hâtives. Réalisme, cubisme, surréalisme… sont autant de catégories sans doute utiles, mais qui ne permettent pas toujours de situer un artiste sans quelques nuances. Le cas de l’art brut en offre aussi l’exemple car ses frontières demeurent complexes, poreuses, sinueuses et, pour tout dire, assez imprécises.
Jean Dubuffet en donnait cette définition dans un manifeste de 1949 :
« Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. »
Il est évident que Dubuffet, ainsi que des psychiatres (Hans Prinzhorn, Walter Morgenthaler, Hans Rennert et, en France, mon défunt ami Gaston Ferdière qui initia Dubuffet à la question), ont trouvé, en s’intéressant à ce que l’on appelle, faute de mieux, l’art psychopathologique, des créateurs répondant fidèlement à ces critères. Mais si l’on considère que le qualificatif d’art brut, d’ailleurs ambigu, ne devrait s’appliquer qu’aux autodidactes, comment, dès lors, définir la production si singulière, si intéressante et si multiple de Chomo (1907-1999) ?
Roger Chomeaux, dit Chomo, artiste rude et sensible, qui vivait près d’Achères-la-Forêt, en pleine forêt de Fontainebleau où il avait créé, après la Seconde guerre mondiale, son « village d’art Préludien », n’était en rien « indemne de culture artistique ». Il avait étudié aux Beaux-arts de Valenciennes, puis de Paris où il avait remporté plusieurs prix de sculpture, notamment de modelage d’après l’antique. En d’autres termes, il ne pouvait se classer dans la même catégorie que Pujolle ou Séraphine de Senlis.
Sa démarche n’en fut sans doute que plus remarquable, par le souci qu’il eut de faire table rase des acquis pour réinventer une œuvre originale. « J’ai mis quarante ans à me décrotter des académies », disait-il. Chomo était un être polymorphe et absolu dans ses choix. S’il travaillait tous les arts (jusqu’à la musique et au cinéma) avec vigueur, il rejetait la société de consommation, courait les décharges pour y trouver les produits de récupération qu’il intégrait dans ses sculptures et son architecture. Mais il n’avait rien d’un anar de salon, sa sincérité ne pouvait être mise en doute : il vivait chichement dans un lieu isolé, refusait tout compromis qui aurait abouti à une commercialisation ou une médiatisation de son art ; il rabrouait sans ménagement les mécènes (Alix de Rothschild) et les célébrités (Jean Cocteau, Michaux…), sans compter les visiteurs anonymes qu’il recevait en fin de semaine (on payait à la sortie) en les traitant de « con » dans le but de faire fuir les fâcheux. Ceux qui passaient cette « épreuve » avec succès ne le regrettaient pas. Ils découvraient un univers unique, poétique et insolite dans lequel évoluaient des chats, des volailles et les abeilles dont Chomo prenait grand soin. Parallèlement, l’artiste entretenait un cabotinage plutôt sympathique, parlant parfois de lui à la troisième personne, ne manquant pas une occasion de choquer, par des saillies bien étudiées, le commun des mortels. Bref, le bonhomme pouvait se montrer tour à tour intraitable, grincheux ou charmeur, tout en demeurant lui-même.
Ce comportement farouche ne lui permit guère de se faire connaître, en dehors d’un petit cercle d’initiés. Son unique exposition parisienne à la galerie Jean Camion, en 1960, lui valut un beau succès auprès des vieux surréalistes – notamment d’André Breton et Dali – de Picasso, de Michaux. Elle se solda, en revanche, par un désastre commercial, l’artiste, méfiant devant ce qu’il pensait un pur engouement parisianiste, refusant le moindre compromis.
Jusqu’au 7 mars dernier, une exposition s’était tenue à Paris, qui permit au public de découvrir ce créateur étonnant. Et le 7 juin prochain, aura lieu une vente aux enchères où sera dispersée une centaine d’œuvres représentatives de sa production. Le lieu ne manque pas de prestige, puisque c’est le château de Cheverny qui servira de cadre à l’événement. Un tel projet ne pouvait naître que dans l’esprit de Philippe Rouillac, le sympathique commissaire-priseur de Vendôme, désormais rejoint par son fils Aymeric, car il faut une belle dose de perspicacité et un grain de folie bienvenu pour avoir songé transférer tous ces objets insolites du cœur d’une forêt dense à ce château que Mademoiselle de Montpensier appelait « palais enchanté ». Pour les amateurs qui ne pourraient se déplacer, signalons un intéressant site Internet créé par l’étude Rouillac, entièrement dédié à Chomo, sur lequel on trouvera des vidéos de Chomo, des textes et le catalogue de la vente.
Peintures, encrines et sculptures seront au menu de cette vacation dont l’expert est Laurent Danchin, celui-là même qui organisa la récente exposition parisienne et qui eut la chance de bien connaître l’artiste. On trouvera d’étranges bois brûlés qui, pour certains d’entre eux, ne sont pas sans rappeler l’art totémique océanien. Des sculptures de grillage et plastique fondu suivront, ainsi qu’une série d’encrines et d’acryliques. Viendront ensuite des sculptures de béton siporex qui affichent (pour les lots 343 à 348) une relative parenté avec l’art précolombien. Des œuvres en tôle, représentant des personnages ou formant des bas-reliefs, précéderont une série d’encrines, puis des sculptures de bois de Séverine et de tôle. L’une (lot 372) se rapproche assez du style de Giacometti. La vente s’achèvera sur une nouvelle série d’encrines et d’acryliques, certaines étant titrées « mutant ».
Cette vente est d’autant plus importante qu’elle ne vise pas à disperser l’ensemble de l’œuvre de Chomo, mais bien à la sauvegarder. Au milieu des années 1980, époque où je fréquentais beaucoup Gaston Ferdière, ce dernier avait pensé qu’il était indispensable de protéger tous les objets que Chomo exposait et continuait de créer, dont certains devaient affronter les intempéries de l’hiver en plein air. Le projet n’aboutit pas. Mais aujourd’hui, une demande de classement du « village d’art Préludien » aux monuments historiques a été déposée par les héritiers de l’artiste, démarche qui nécessite à la fois la rédaction d’un catalogue raisonné (tâche passionnante dont s’occupent Laurent Danchin et Me Rouillac) et l’établissement d’une cote de l’artiste sur le marché de l’art. La vacation du 7 juin répond à cette exigence. Il faut espérer que le ministère de la Culture donnera une suite favorable à la requête des héritiers, Chomo n’ayant, jusqu’à présent, pas suscité l’attention des pouvoirs publics alors que son œuvre constitue un réel intérêt artistique et humain. Les titres – dans une langue dont il avait remanié l’orthographe – de deux de ses encrines datées 1997 et 1998, des portraits, résument d’ailleurs le personnage et sa relation au monde : le lot 339 s’intitule « Ouvré vou bande de qon » et le lot 337 « rien à fér tu é mon frère ».
Illustrations : Chomo travaillant – Modulation, sculpture en bois brûlé peint – Totem à clous, sculpture en bois brûlé, clous, peinture dorée et argentée – Je qroi a la qreasion dé sétoile, encrine – Les gardiens, sculptures en siporex – Photos © Etude Rouillac.
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