La première rétrospective depuis trente-trois ans au centre Beaubourg des œuvres de Salvador Dali se termine lundi prochain. Une dernière occasion de rencontrer le grand maître, en concurrence avec le Salon du Livre de Paris.
Comme il revendiquait à la face du monde qu’il était un génie dès ses jeunes années (et il le fut), Salvador Dali (1904-1989), avec sa célèbre mégalomanie égocentrique, se croyait immortel. Malgré la disparition de son unique Gala et sa déchéance laborieuse vers son irrémédiable destin, Dali avait raison : il est bien immortel.
Pour preuve, cette monumentale exposition au Centre Pompidou à Paris du 21 novembre 2012 au 25 mars 2013. Il ne reste donc plus beaucoup de jours pour y aller, dans des conditions d’accès parfois très difficiles, de foule et de queue. Des attentes de trois heures sont parfois à déplorer. Attendre sous la pluie et sous le regard d’un extravagant Dali affiché en géant sur la façade, c’est sans doute encore du Dali.
8 000 visiteurs admirent chaque jour Dali et les organisateurs limitent à 750 le nombre de présents dans les salles. Après avoir décidé de faire des nocturnes tous les jours sauf le mardi (jour de fermeture) spécialement pour Dali de 11h00 à 23h00, Beaubourg a décidé pour le sprint final de faire comme le Grand Palais avec Picasso ou Hopper, à savoir, faire du temps continu : l’exposition ne fermera pas ses portes du vendredi 22 mars à 11h00 au lundi 25 mars à minuit !
Il faut parfois choisir ses heures en dehors des périodes d’affluence même si c’est parfois difficile de se libérer dans les heures creuses. Ce tableau peut aider.
En dehors donc de ces inévitables désagréments du grand nombre, la visite vaut le coup. C’est la première rétrospective depuis …1979-1980 (du vivant de Dali). C’est bien un événement culturel et les gens ne s’y sont pas trompés.
Dès que le visiteur pénètre dans la première grande salle, l’émotion est perceptible. Il entre directement dans cet univers particulier du grand maître, avec sa présence au moins auditive, ses intonations si connues mais aussi si agaçantes, son allure loufoque, monarchiste, à la fois raffiné et kitch, innovateur et racoleur, créatif et commercial, original et gore, amoureux et scatologique… Le mauvais goût, parfois présent, est sublimé par la passion et la création.
Le titre très vague « Dali » indique que l’exposition est très généraliste. Avec deux cents œuvres, des toiles mais aussi des dessins, des sculptures, des objets parfois très intrigants, des films vidéos, des lettres etc., on peut avoir une vision d’ensemble de l’œuvre et la vie de Salvador Dali.
Des œuvres très connues et d’autres quasiment inconnues cohabitent. Au contraire des expositions sur Van Gogh et Hiroshige qui viennent de se terminer à la Pinacothèque, les œuvres exposées proviennent d’un grand nombre de musées (français, espagnols, néerlandais, américains etc.) et aussi de collections privées souvent rares d’accès.
C’est sûrement très banal de le dire, mais Salvador Dali est mon peintre préféré. Et malgré ses parts obscures (son soutien à Franco, sa fascination pour Hitler, Lénine, Guillaume Tell), c’est un tout, il faut le prend en bloc. Ou ne pas le prendre.
Le commissaire général de l’exposition, Jean-Hubert Martin, résume ainsi l’ambivalence de Dali : « Sa conviction, réellement paranoïaque, de la supériorité de son ego sur toutes les contingences politiques n’était pas de nature à convaincre les victimes de la politique de Franco ! Il n’en reste pas moins qu’avec ce gage, il disposait d’une liberté totale à Port-Lligat [près de Cadaqués] (…). Ce rejeton de famille bourgeoise aime l’esprit de cour. Il adore être proche du pouvoir politique, lui prêter allégeance, pour mieux le vilipender par ailleurs et montrer la supériorité des créations de l’esprit sur la politique. Cette attitude est loin d’être exceptionnelle chez les artistes, elle est au contraire récurrente. Courtisanerie et marque d’allégeance d’une part pour s’assurer les moyens de travailler, mépris du pouvoir temporel et des servitudes qu’il exige par ailleurs. L’artiste mord la main qui le nourrit. ».
Comme Picasso ou Van Gogh (ou plein d’autres), Dali avait acquis la technique dès l’adolescence (il a vendu ses premières œuvres à l’âge de 15 ans). Cette aisance technique lui permettait de tout faire, de tout réaliser. De laisser son âme inaugurer des styles nouveaux, son talent de s’exprimer librement.
J’ai par exemple été étonné des toiles très inspirées par la période cubiste, Braque, Picasso, comme « Nature morte au clair de lune » et « Académie cubiste » où le peintre n’a que 22 ans.
Mais il n’y a pas que la technique, et le cerveau de Dali n’est pas seulement généreux en créativité mais aussi en révolutions oniriques. Dali est le meilleur traducteur de rêves. Sans doute pas mes propres rêves, mais déjà, raconter avec les mots ses propres rêves, c’est très difficile, alors les peindre, cela tient vraiment du génie. Et Dali l’a. C’est pour cela que ses compositions sont d’une extrême richesse. Cette densité rend un tableau percutant et peut ainsi toucher à des endroits différents de la sensibilité du public.
Le peintre n’est pas avare en introspection et autodérision puisqu’il a tout de suite compris le rapport commercial à son art et s’en est à la fois moqué et servi avec démesure. Dali s’est beaucoup amusé à tromper les exégètes de son art par de nombreuses fausses pistes. Il a également sa part d’imposture dans son projet grandiose. Dali lui-même rappelait en 1960 : « Si l’on veut qu’une peinture reste éternellement abstraite et informelle, il faut la doter de la plus grande irrationalité concrète ! ».
L’une des dimensions dans laquelle s’est exercée sa créativité inépuisable fut dans le choix des titres des œuvres. Certains peintres choisissent des titres très insipides (comme « La femme devant la baignoire » etc.) tandis que lui s’est cuisiné des titres alambiqués aux petits oignons, comme cette étrange ode contre les fonctionnaires avec beaucoup de signalétique érotique : « Bureaucrate moyen atmosphérocéphale, dans l’attitude de traire du lait d’une harpe crânienne ».
Comme beaucoup d’artistes, Dali a ses obsessions. Sa muse Gala, bien sûr, mais aussi plein d’autres sujets, comme le rêve, la mort, le sexe, la guerre, le nucléaire, etc. ce qui couvre ses œuvres de harpes, de béquilles, de fourmis, d’œufs, de sauterelles, et aussi, de beaucoup d’images doubles, comme cette « Métamorphose de Narcisse » où le personnage devient un œuf de fécondité, et cette « Plage enchantée avec trois Grâces fluides » où le visage des muses sont en trompe-œil.
Il y a évidemment des œuvres majeures. Sans doute la plus importante (et aussi la plus connue), « Persistance de la mémoire » où Dali représente des montres molles (venue de la vision d’un camembert coulant). Un tableau que j’adore et que je n’avais encore jamais vu en vrai, et dont le petit format étonne (à peine plus grand qu’une feuille A4), d’autant plus que j’avais acheté dans le passé une reproduction trois fois plus grande !
Au loin de ces montres molles, on distingue une falaise, au bord de la mer, la même, probablement que celle, peinte cinq ans auparavant, de « Falaise » où un personnage nu regarde seul le large écroulé sous l’immensité de la nature.
On peut être surpris par l’extrême précocité du peintre Dali, qui n’avait pas trente ans quand il s’est mis à composer ses toiles avec divers objets et êtres… « La Vache spectrale » où l’on peut voir un poisson et un canard pourrait même préfigurer, trois quarts de siècle plus tôt, la lente infamie de la nourriture industrielle qui a déjà engendré bien des affaires scabreuses (l’encéphalite spongiforme, les saumons nourris aux farines animales, les bœufs à ADN chevalin etc.).
Cette richesse picturale est parfois mise au service d’une extrême vulgarité sexuelle du peintre, mais personne ne lui en tiendra rigueur, même pas les parents qui amènent leurs enfants (nombreux) sans se douter des œuvres qu’ils leur donneront à voir, comme « Le Grand Masturbateur » qui n’est que de la pornographie intellectuelle (j’aurais envie de dire devant : « Ceci n’est pas une pipe » !) ou encore ces petits dessins sans doute épris de jalousie mettant en scène « Paul et Gala », dont l’intensité érotique est bien à la mesure des obsessions sexuelles de son auteur.
Cette vulgarité et la mégalomanie peuvent en effet mettre mal à l’aise, choquer ou, du moins, agacer, mais elle est souvent accompagnée d’un humour parfois potache, d’une ironie gentille comme dans cette légende de « Œufs sur le plat (sans le plat) » qui représentent les phosphènes (taches) dans l’œil du fœtus ; considérés comme des « souvenirs visuels de la période embryonnaire ».
Ou même devenir franchement bisounours avec des tableaux au cadrage original (qui fait partie intégrante de l’œuvre) « Un couple aux têtes pleines de nuages », à la fois prometteur d’un amour joyeux mais conscient de la solitude définitive de l’âme.
Parmi les tableaux que je ne connaissais pas, j’ai vu « Impressions d’Afrique » et aussi « L’Énigme de Hitler » qui est un tableau assez troublant, juste avant le début des hostilités meurtrières (et avant l’exclusion sans ménagement de Dali du groupe des surréalistes), montrant des objets de la vie quotidienne et laissant apparaître une discrète photo du Führer. Le téléphone cassé pourrait évoquer les Accords de Munich et une communication de masse dans un seul sens. En 1964, Dali expliqua qu’il n’avait « pas encore déchiffré cette énigme » et que ce tableau était « dénué de toute signification politique consciente ». C’est un peu cela, l’imposture, jeter dans la mare publique des œuvres inexpliquées parce qu’inexplicables.
Dans ce tableau avec Hitler, l’objet le plus gros est un téléphone. C’est aussi cet ustensile qui a alimenté l’imagination de Dali jusqu’à en fabriquer un objet introuvable, surréaliste, le « Téléphone aphrodisiaque » composé d’un drôle combiné en forme de homard.
Ce thème a été repris par d’autres artistes, entre autres par André Franquin dans sa célèbre bande dessinée sur l’antihéros Gaston Lagaffe, employé de bureau totalement inefficace dont l’imagination est toute « dalinienne » : le gag du téléphone homard qui surprend le supérieur hiérarchique, Fantasio.
Dans les tableaux surchargés de symboles et de messages, il y a « L’Homme invisible » qui contraste presque avec la simplicité (pas si évidente) de « Méditation sur la harpe ».
Dali a aussi représenté plusieurs Christ sur sa croix, qui ont parfois scandalisé l’Église pour ses perspectives osées ou ses décompositions en cubes. Dans « Pieta », il semble annoncer, vu de Terre, l’Ascension du Christ, happé vers un cœur de tournesol.
N’hésitant pas à rendre hommage à d’illustres prédécesseurs, Dali a ainsi honoré Claude Le Lorrain dans « La main de Dali retirant une Toison d’or en forme de nuage pour montrer à Gala l’aurore toute nue très, très loin derrière le soleil » et aussi Jean-François Millet dans « Aurore, midi, couchant et crépuscule ». Le Musée d’Orsay a pour l’occasion prêté à Beaubourg le fameux « L’Angélus » qui a été beaucoup décliné par Dali.
Dali s’est lui aussi associé au « pop’ art » avec notamment « Le Voyage fantastique » où la deuxième bouche, plus petite, se transforme en sein perforant le genou d’un homme.
À la (presque) fin de l’exposition, le visiteur tombe sur une gigantesque toile, quatre mètres fois trois mètres : « La Pêche au thon » impressionnante de densité et de couleurs plutôt douces.
Parmi d’autres toiles non représentées ici, Dali a rendu hommage aussi à Voltaire, à Rousseau, à Freud, à Giambattista della Porta (un physicien), à Lincoln, à Vermeer, à Vélasquez (son maître le plus important), à Picasso, à Fra Angelico, à Fredrico Garcia Lorca, ) Pradier, etc.
Quand j’en suis ressorti (à l’heure de fermeture, je n’avais qu’un peu plus d’une heure), j’ai eu cette impression flottante d’un univers qui s’est achevé comme éclate une bulle de savon. Tout ce petit monde s’est refermé comme les pages d’un livre. Peut-être jusqu’à une prochaine rétrospective. Mais il ne faut pas hésiter, entre autres, à aller au Musée Dali à Figueras, un ancien théâtre municipal qu’il a transformé en un étrange et démesuré tombeau.
L’exposition Dali a eu lieu jusqu’au 25 Mars 2013.
Au Centre Pompidou, à Paris 4e, métro Hôtel de Ville, Rambuteau.
L’exposition sera ensuite présentée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia de Madrid.