Henri Rousseau et son œuvre constituent une énigme. Ce peintre qui n’était pas peintre, ce douanier qui n’avait jamais été douanier (mais employé d’octroi), ce conservateur qui admirait l’académisme des artistes Pompiers et qui deviendra un modèle pour les Cubistes et les Surréalistes, ne s’aborde que dans le paradoxe.
C’est ce dont le spectateur prend conscience en visitant la très belle exposition que la Fondation Beyeler (Riehen/Bâle, Suisse), à l’occasion du centième anniversaire de sa mort, consacre jusqu’au 9 mai prochain à ce créateur majeur qui joua, peut-être malgré lui, un rôle évident de passeur vers la modernité. Trente-neuf toiles sont exposées, provenant de grandes collections publiques et privées d’Europe et d’Amérique ; au regard des rétrospectives auxquelles le public est désormais habitué, cela pourrait paraître peu. Mais il ne s’agit pas ici d’une rétrospectives. C’est plutôt une nouvelle manière d’aborder Rousseau qui nous est proposée. Et la qualité extrême des tableaux réunis fait de cette exposition un événement de tout premier plan. Le visiteur ne ressent pas cette impression de saturation qui l’étreint parfois après avoir parcouru une interminable enfilade de salles et survolé cent œuvres et souvent davantage. Par ailleurs, comme il est de mise dans ce lieu privilégié, la qualité impeccable de l’accrochage permet une véritable confrontation avec l’artiste.
Si les Impressionnistes représentaient le regard particulier qu’ils portaient sur le monde visible – un regard qui s’opposait à un art « concurrent » connaissant alors ses premiers vrais développements, la photographie –, Henri Rousseau avait, de son côté, ouvert une nouvelle voie. Celle-ci aurait peut-être pu le rapprocher de l’académisme s’il avait suivi le cursus classique des beaux-arts mais, n’ayant jamais appris le dessin, il dut palier cette lacune, ruser avec la peinture, contourner les difficultés en définissant sa propre technique. Les œuvres présentées à la Fondation Beyeler en rendent compte : gravures et photographies lui servent de modèle (à l’exemple de la célèbre Carriole du père Junier, 1908), ses tableaux ignorent la perspective, de ses personnages, toute ombre est absente. Sa peinture se fonde sur une juxtaposition d’éléments picturaux, de l’arrière vers l’avant, formant ainsi des strates comme s’il avait voulu réaliser des collages (les Cubistes s’en souviendront…). Il n’est pas dessinateur, qu’importe : il sera coloriste – et quel coloriste, avouons-le !
Le résultat produit une œuvre inclassable, qui prit à contre-pied le Jury du Salon, la critique et le public de son temps, ce régiment d’arrière-garde pour lequel l’avenir était le passé, qui avait tour à tour voué aux gémonies Gustave Courbet au profit de Cabanel, condamné les Impressionnistes en faveur des Pompiers, s’apprêtait à sonner la charge contre le Fauvisme, le Cubisme et dont les héritiers, aujourd’hui, tonnent contre l’art contemporain dans son ensemble. Cependant, Apollinaire, Alfred Jarry, Fernand Léger, Kandinsky, Delaunay ou Picasso ne s’y trompèrent pas lorsqu’ils virent en Rousseau, non un peintre du dimanche, mais un maître.
On le présente souvent comme le plus grand des peintres naïfs, mais ce qualificatif relève du cliché et la naïveté n’est qu’apparente. L’artiste explore un univers tout personnel, baroque, étrange où le visible et le sensible, le familier et l’inconnu, voire l’incongru se côtoient. Transgressant les normes, il annonce, tout comme Cézanne, mais très différemment, l’art du XXe siècle. Ainsi, peint-il le portrait d’un enfant (L’Enfant à la poupée, 1904-1905), ce n’est pas pour l’idéaliser, tout au contraire ; place-t-il des personnages dans un paysage (La Fabrique de chaises à Alfortville, 1897, Les Joueurs de football, 1908), c’est sans se soucier du moindre effet d’échelle ou de perspective. Ses portraits en pied (Portrait de femme, 1895) ou représentant des événements familiaux (La Noce, 1904-1905) frappent par leur absence de relief, les personnages s’y trouvent figés, regardant fixement devant eux pour la plupart, ce qui n’est pas sans rappeler les étonnants portraits de cour ou de famille qui furent peints en Chine entre le XVIIIe et le début du XXe siècle et préfigure les représentations humaines du Cubisme. Par ailleurs, certains de ses thèmes de prédilection portent les progrès techniques de son époque à une place tout à fait inusitée : aéroplane (Les pêcheurs à la ligne, 1908-1909), cheminées d’usines (Portrait de M. X. [Pierre Loti], 1910), poteaux électriques (Vue de Malakoff, 1908). Ce dernier tableau fait irrésistiblement penser aux toiles d’inspiration industrielle que peindra Fernand Léger quelques années plus tard.
Enfin, ce qui caractérise Henri Rousseau, c’est la dimension onirique de ses toiles, qui s’exprime entièrement dans ses scènes monumentales de jungle – une jungle dont il ignorait tout, sauf à travers le prisme déformant du Jardin des Plantes ou du Jardin d’Acclimatation, une jungle peuplée d’animaux exotiques, de plantes inquiétantes et de personnages énigmatiques (La Charmeuse de serpent, 1907). L’imagination fera le reste, elle définira l’univers fantastique du peintre et l’on comprend que Max Ernst ou Magritte aient trouvé là source d’inspiration, car ces tableaux ne représentaient rien moins que ces « photographies de rêve » dont André Breton disait qu’elles définissaient la peinture surréaliste.
Si l’exposition s’articule autour de trois thèmes (portraits, paysages de petit format, tableaux de jungle), l’adjonction d’autres toiles permet de découvrir les correspondances, les leitmotivs qui ponctuent l’œuvre de l’artiste : ainsi, le ballon des Joueurs de football (1908) est-il repris, deux ans plus tard, pour le soleil de Forêt vierge au soleil couchant, comme il avait déjà figuré, partiellement dissimulé par la végétation, dans Le lion ayant faim se jette sur l’antilope (1898-1905), superbe tableau qui fait partie, depuis 1988, de la collection Beyeler après avoir appartenu à Vollard.
Pour compléter cette exposition, ajoutons que la Fondation Beyeler a, pour l’occasion, publié un très beau catalogue (120 pages, 64 CHF) dont les textes devraient passionner les amateurs.
Illustrations : Pablo Picasso, Rousseau dans son atelier, Rue Perrel 2bis, Paris 1910 Musée national Picasso, Paris © 2010 Succession Picasso / ProLitteris, Zurich © RMN, Paris – © Droits réservés – Henri Rousseau, La carriole du père Junier, 1908 Huile sur toile, 97 x 129 cm Musée national de l’Orangerie, Paris, Collection Jean Walter et Paul Guillaume © RMN, Paris – © Franck Raux – Henri Rousseau, La charmeuse de serpents, 1907 Huile sur toile, 169 x 189,5 cm Musée d’Orsay, Paris, legs de Jacques Doucet, 1936 © RMN, Paris – © Hervé Lewandowski.
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