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Je n’étais pas à Berlin, ou un automne allemand

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Entre la journée du 9 novembre qui rassembla à Berlin les politiques et les curieux et une partie de ceux qui s’étaient déjà précipités sur place il y a vingt ans et les horizons pluvieux du 11 septembre dans lesquels se profile une chancelière allemande devant un Arc de Triomphe français, il y a presque une centaine d’années d’histoire. Il y a surtout deux mondes que tout semble opposer !

Les controverses qui sont nées sur le fait de savoir qui était réellement à Berlin et pourquoi, quand les premier coups de marteau ont entamé le béton, paraissent bien dérisoires ! Et la pluie qui balayait des chefs d’Etats souriants passant sous l’arche de Brandebourg rappelaient d’autres pluies d’automne dont se souvenaient sans doute les plus âgés d’entre eux, s’ils ne l’avaient pas entendu raconter par leurs parents ou leurs grands-parents.

Je ne suis jamais allé à Berlin. J’ai survolé la ville une seule fois avant d’atterrir à Tempelhof peu de temps avant l’abandon définitif de cet aéroport, pour y déposer un ancien ministre de l’intérieur de la République allemande de retour d’un voyage en Transylvanie. J’ai aperçu du ciel une cicatrice urbaine qui mettra encore du temps à disparaître, malgré les médicaments coûteux qui sont employés pour aider la chirurgie réparatrice.

Parmi les sourires de la soirée d’anniversaire certains étaient crispés et gênés. Le témoignage éclatant de la vitalité d’une ville après tant d’assauts de la mort rapide ou lente ne semblait pas forcément une bonne nouvelle pour tous. La chancelière semblait sincèrement émue. On la comprend. Mais que dire du texte que le Président russe a cru bon de lire ? A-t-il en quelque sorte demandé qu’on évacue le pardon ?

Je n’étais pas non plus à Berlin vingt ans après, ni même Place de la Concorde où se reflétait curieusement l’image de la porte où plane les « Ailes du désir ». Entre les images tournoyantes, de chaîne en chaîne, les mêmes partout, je lisais l’un après l’autre les chapitres de l’ouvrage de Stig Dagerman « Automne allemand ».

C’est le hasard, mais le titre était bien trouvé.

Entre le 9 et le 11 septembre 2009, j’ai acquis le sentiment rétrospectif qu’une grande part de ma vie s’est récapitulée et que les strates de la mémoire de Berlin adhérent les unes aux autres en y enfermant mon sort, comme celui de millions d’Européens qui ont commencé le XXIe siècle avec un sentiment de Paix fondé sur les ossements de millions d’Européens que les guerres et les extrémismes ont transformé en poussière.

Après avoir vécu dans un sentiment permanent de peur, c’est certainement au travers de démonstrations festives, que l’on veut nommer aux yeux de tous le concept de Sécurité et susciter du même coup une forme de Réconciliation collective aussi étendue que possible. Mais ce grand théâtre répercuté dans le monde, au point de souligner que le mur chinois arrête la chute des dominos de la liberté, ne m’empêche pas de penser ces jours ci à ceux qui ont décidé que je naîtrai, un jour, et à ceux que j’ai la responsabilité d’avoir fait naître.

L’argent, le commerce, les constructions occupent progressivement la place du mur et de la zone de non droit. Mais l’argent, qui comble les interstices ou les rides, avec plusieurs couches de fard, ne peut faire oublier l’écart qui se maintient ou qui se creuse entre ceux qui commandent les grues ou vivent dans les tours ; et les autres.

Les journalistes qui, depuis des semaines, égrènent avec vingt ans de retard les questions sur l’accélération de l’histoire qu’ils n’ont pas pu poser ou résoudre quand il en était encore temps, pensent bien faire aujourd’hui en interrogeant les citoyens allemands qui étaient enfermés, et leurs enfants qui sont nés dans une prison aux portes ouvertes, sur leur idée du bonheur. Ils sollicitent de manière un peu appuyée l’expression de regrets et mettent en scène l’Ostalgie.

Dans l’ouvrage de Dagerman publié en 1947, dont le regard implacable traverse les ruines de l’Allemagne défaite, de nombreux paragraphes se superposent sans grande modification, aux regrets que nous avons entendus s’exprimer ces jours ci entre les immeubles et dans les boutiques de l’Est de Berlin.

« On entend des voix qui disent que tout allait mieux jadis mais on les isole de la situation dans laquelle se trouvent ceux qui les élèvent et on les écoute de la façon dont on écouterait une voix venant de l’éther. On appelle cela de l’objectivité parce que l’on n’a pas assez d’imagination pour se représenter cette situation, et même parce que, pour des raisons de bienséance morale, on se refuserait à faire usage d’une telle imagination sous prétexte qu’elle fait appel à une sympathie excessive. On analyse ; mais en fait c’est du chantage que d’analyser les idées politiques d’un affamé sans analyser en même temps sa faim. »

Je dis bien…1947. La plume d’un homme né en 1923 qui s’est suicidé en 1954.

Les feux d’artifice de la Porte de Brandebourg me faisaient cruellement penser aux bombardements qui ont laminé les grandes villes allemandes pour contraindre un pays à capituler. Ils exprimaient sans doute – en creux – l’exultation de voir ce pays réunifié, pris aujourd’hui dans le piège du bien être universel.

Les voix des inquiets comptaient ces jours ci pour bien peu. « Erst kommt das Fressen, dann die Moral » (D’abord la bouffe, ensuite la morale). La faim qui ravageait les êtres dans les ruines de Berlin, la faim de liberté qui tenaillait les habitants de l’Est, n’est pas si différente de notre faim à tous d’images roses et lumineuses, à la mesure:de notre besoin de consolation. C’est ce même Dagerman qui a écrit le texte admirable « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier »

Il aura fallu quarante années pour atteindre l’espoir de la réunification et vingt ans encore pour figurer par le spectaculaire, un pardon universel. Entre-temps le violoncelle modeste de Rostropovitch, à qui des passants ont jeté quelques sous, comme à un étudiant de conservatoire perdu dans les rues, s’est tu. Même son image transcendante nous semble fade aujourd’hui devant le design des lieux qui ont servi de cour de récréation temporaire aux chefs de la planète !

Une autre polémique vient d’intervenir entre un député français qui est courageusement monté au créneau de la défense de son Président et une femme de couleur, écrivaine qui vit à Berlin parce qu’elle ne se sent plus chez elle en France. Comment une lauréate d’un prix aussi prestigieux que le Goncourt peut-elle dire ce qu’elle pense dans des termes aussi peu diplomatiques ?

Les chefs d’Etat, si j’ai bien compris, ont tous parlé de liberté. Le représentant de la France, comme les autres. Et pourtant !

Retournons une derrière fois au texte tellement clairvoyant de ce jeune Suédois qui découvre la terrible peur des Allemands sur qui on se venge d’avoir obéi.

« .. .l’accusation collective dressée à l’encontre du peuple allemand vise bien, en fait, l’obéissance jusqu’à l’absurde, l’obéissance même dans les cas où la désobéissance aurait été la seule attitude humainement justifiée. Mais, tout bien considéré, cette même obéissance ne caractérise-t-elle pas les rapports de l’individu avec l’autorité dont il dépend dans tous les Etats du monde ? Même dans ceux où la contrainte n’est que très modérée, il n’est pas possible d’éviter que le devoir d’obéissance du citoyen envers l’Etat ne se heurte à son devoir d’amour ou de respect pour son prochain (par exemple pour l’huissier qui fait jeter à la rue les meubles d’une famille ou pour l’officier qui envoie un subordonné à la mort dans un combat qui ne le concerne pas). En fin de compte, c’est bien le fait de poser le principe de l’obligation d’obéissance qui est essentiel. Une fois ceci concédé, il apparaît vite que l’Etat qui exige l’obéissance dispose des moyens nécessaires pour y contraindre même dans les cas les plus odieux. L’obéissance envers l’Etat ne se divise pas . »

Michel Thomas-Penette
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