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Je te salue, vieil océan

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oceanC’est l’été, irrésistiblement les hommes courent vers les mers et les océans, « le Grand Bleu collé à la surface de la Terre »  (Lautréamont), pour s’y baigner et s’y rafraîchir, rêver face à la houle, plonger dans les eaux élastiques, explorer ses fonds extraordinaires, surfer sur ses rouleaux écumants, regarder un soleil mystique s’y noyant.

« ELLE EST RETROUVEE, QUOI ? L’ETERNITE… ECRIVAIT RIMBAUD. C’EST LA MER ALLEE AVEC LE SOLEIL. » L’ETERNITE ? EN VERITE LES OCEANS, LES MERS SONT MENACEES COMME JAMAIS, LEURS EAUX PROFONDES COMMES LES CREATURES QUI Y VIVENT. UN SUJET A MEDITER CET ETE, ASSIS SUR UN ROCHER ESCARPE OU ALLONGE NU SUR UNE PLAGE. A MEDITER EN CONNAISSANCE DE CAUSE.

En novembre 2006, quatorze chercheurs internationaux réputés, des biologistes marins, des océanographes, des économistes, ont publié dans la très sérieuse revue « Science » les résultats de quatre années d’enquête sur la situation de la biodiversité marine autour du monde. C’est à ce jour le plus grand bulletin de santé des mers et des océans jamais entrepris. Ses résultats sonnent l’alarme, et le tocsin : zones côtières chaque jours plus polluées, envahies par les méduses, écosystèmes marins en danger partout, destruction massive des récifs et des mangroves (les nurseries  des poissons), menaces sur de nombreuses espèces comestibles, risques de disparition de la totalité des grandes espèces d’ici 2050 si aucune mesure n’est prise pour limiter la pêche industrielle et décréter des sanctuaires marins.

Un jour, nous lèverons-nous pour écrire : « Ce matin, ma mer est morte » ? Voici un long entretien avec Boris Worm, biologiste marin, un des initiateurs de l’enquête publiée dans Science. Un homme encore sous le choc de ses découvertes (publié dans le Monde 2, 10/02/07)

Boris Worm à Halifax (Canada)

« JE TE SALUE VIEIL OCEAN » par Lautréamont


« Vieil océan,ta grandeur morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère? Remue-toi avec impétuosité… plus… plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance de Dieu ; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur ton propre sein… c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de l’homme est empruntée; il ne m’imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors, je vois qu’il ne m’appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal »


OCEANS EN DANGER (entretien avec le biologiste marin Boris Worm)


BORIS WORM, JEUNE HOMME DE 37 ANS, PARLE D’UN AIR SOMBRE…

« Vue de l’espace, sous un certain angle, la Terre est une planète bleue, extraordinaire, qui a fait pleurer les astronautes qui l’ont contemplée. Les océans semblent la couvrir toute entière, une eau vivante, pleine de milliers d’espèces. La vie vient de cette eau,qui ressemble beaucoup à notre sang d’homme. Les océans et les mers occupent 72% de la planète en surface. Elle joue un rôle considérable dans la distribution de la chaleur terrestre, les échanges gazeux de notre atmosphère, notre équilibre climatique et la production d’oxygène. Quand vous faites deux inspirations, la première consomme l’oxygène dégagé par les plantes,la seconde l’oxygène fourni par l’océan. L’homme se croit libre, indépendant, le maître de la nature, il est en fait  connecté en permanence avec la biosphère et les océans. Il dépend d’eux pour sa survie, son alimentation,sa santé. Cette année,les territoires sous-marins ont apporté 20% de protéines animales à 2,6 milliards d’habitants sur Terre, une nourriture saine,diversifiée, abondante, aux propriétés contre les maladies cardiovasculaires reconnues. La pêche et ses activités connexes font vivre 200 millions de personnes, surtout dans les pays en développement. Pourtant, aujoud’hui,les océans sont menacés.»
BORIS WORM est un des initiateurs du plus grand bulletin de santé jamais réalisé sur l’état global des océans, vit et enseigne la biologie marine à Halifax,la capitale de la Nouvelle Ecosse, sur l’Atlantique Nord canadien,un des plus grands ports de pêche au monde. Lui et quatorze chercheurs internationaux, des biologistes marins,des océanographes, des économistes,ont publié le 3 novembre 2006 dans la revue Science les résultats de quatre ans d’enquête sur la situation de la biodiversité marine autour du monde. Un travail colossal.

CANADA. QUAND LES MORUES BLOQUAIENT LES VAISSEAUX
« J’ai été choqué au vu des résultats, reconnaît Boris Worm,un passionné de plongée et de kayak. Dans les régions côtières,la dégradation s’accélère, la qualité des eaux baisse. En pleine mer,les grandes espèces reculent, la stabilité des écosystèmes est affectée. Nous assistons au niveau mondial à ce que nous avons connu au Canada, un effondrement de la biodiversité marine.» Quand en 1497, le navigateur vénitien Giovanni Caboto dit John Cabot croisa au large des côtes de Terre Neuve,il signala que les cabillauds (les morues) étaient si nombreux qu’ils bloquaient ses vaisseaux. Cinq siècles plus tard, le cabillaud qui a fait vivre Terre Neuve et Halifax et nourri des centaines de milliers  d’êtres humains à travers le monde,a disparu à 97%. « Nous l’avons exterminé en quarante ans,avec la pêche industrielle et les chaluts de fonds», explique Boris Worm d’un ton clinique. Lui et ses 14 confrères ont passé au crible 32 expériences de laboratoire consacrées à l’étude de la biodiversité marine, réalisées dans des estuaires, des zones poissonneuses, des régions dégradées. Etudié 12 zones côtières en Mer Baltique, en Adriatique, dans la mer de Wadden, dans les baies de San Fransisco, du Delaware, de Galveston, ou bien l’estuaire du Saint Laurent au Canada. Compulsé des données sur les ressources halieutiques (liées à la pêche) provenant de 800 sources archéologiques (carottage des sédiments marins), paléontologiques (études d’espèces), ou historiques (des espèces pêchées), remontant jusqu’à 200 ans, parfois 1000 ans. Leurs recherches ont couvert jusqu’à 80 espèces marines, mammifères, poissons herbivores et carnivores, invertébrés, tortues, végétations, oiseaux, tous étroitement associés dans chaque écosystème. Ils ont testé la qualité des eaux sur le littoral et en haute mer. Chiffré la pêche de gros dans 64 « grands écosystèmes marins » autour du monde, recensant jusqu’à 500 millions de prises faites par les pêcheries entre 1950, date des débuts de la pêche industrielle, et 2003.

L’ALARME

À peine les résultats alarmistes de leur enquête sont-ils publiés dans Science – certaines simulations annoncent l’effondrement de la pêche mondiale en 2050 – la FAO (l’organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) réagit. Si les prévisions faites pour 2050 par les chercheurs leur semblent « exagérée », son directeur des ressources halieutiques reconnaît que les menaces pesant sur plusieurs espèces de grands poissons n’est « plus acceptable ». Il faut agir au plus vite, ajoute-t-il, fixer des quotas de pêche, imposer des moratoires, si l’humanité veut éviter  dans 30 ans « une crise alimentaire mondiale ». Peter Kareiva, conseiller scientifique du gouvernement américain auprès des pêcheries, écrit: «  Il n’y a pas d’autre manière de protéger la biodiversité marine qu’en accumulant les données montrant sa valeur économique. » En France, Philippe Cury, directeur du Centre de Recherche Halieutique Méditerranéenne et Tropicale de Sète (CNRS), nous déclare : « Un grand nombre de grandes espèces ont atteint un niveau tellement faible qu’elles ne peuvent plus jouer leur rôle écologique. Diminuer la biodiversité revient à fragiliser la résilience des écosystèmes. Et ce n’est pas l’attitude de l’Europe qui redonne espoir en maintenant la pêche au « thon rouge » en Méditerranée, une espèce dont on pêchera certainement le dernier exemplaire avant 1950… »

La parole à Boris Worm.


ENTRETIEN BORIS WORM

Commençons par la situation sur les côtes. Quel constat après cette enquête ?


Notre constat confirme, au niveau global, ce que toutes les enquêtes scientifiques, les rapports de la FAO et la World Wild Foundation (WWF), pressentaient au niveau régional, la moitié des zones littorales au monde se dégrade. Aujourd’hui, la plupart des zones côtières des pays développés sont endommagées et érodées, que ce soit au Japon, en Australie, aux Etats-Unis, en Europe ou sur la zone européenne de la Russie. 70% des récifs de coraux, qui font vivre jusqu’à un million de variétés de poissons, protégent le littoral, sont en voie de disparition. En un siècle, la moitié des zones à palétuviers des régions tropicales humides, les mangroves, habitat d’innombrables espèces de poissons et crustacés, ont disparu, suite aux pollutions, à l’urbanisme, ou transformés en terres agricoles. Les mangroves défendaient les côtes de l’assaut des mers, elles servaient de territoires pour la reproduction, de nurseries. Ajoutez le commerce des fruits de mer. Leur population diminue dangereusement, ce qui nuit à la qualité des eaux. Il faut savoir qu’une colonie d’huîtres filtre l’eau d’une baie toute en trois jours, la nettoyant, résorbant les substances polluantes. Si vous les ramassez toutes, ou détruisez les autres fruits de mers, vous altérez la qualité de l’eau, ce qui va se répercuter sur la reproduction de certains poissons, ou attirer des micro-organismes dangereux. Dans les régions où la qualité de l’eau se dégrade, nous assistons à des invasions d’algues toxiques, de méduses, de substances nocives, responsables de maladies et d’intoxications humaines. Dans les océans, chaque espèce compte. La dégradation d’une seule espèce affecte l’existence et le comportement de toutes. Là où vous surpêchez les grandes espèces, les plus petites prolifèrent, dévorent les œufs et les larves des grandes, ce qui accélère leur disparition. Ajoutez le réchauffement, qui favorise la montée des mers, ce qui risque d’accélérer l’érosion marine de côtes moins protégées. Je suis allé voir les îles les plus lointaines, les plus isolées du monde, les Îles Inaccessibles, là-bas les récifs de coraux s’effritent à cause du réchauffement.

Que se passe-t-il en haute mer, dans les grands ecosystèmes marins ?

Nous assistons à une dégradation de la biodiversité en tout lieu, même dans les grands écosystèmes marins. Nous avons trouvé des corrélations solides entre les prises massives de la pêche industrielle et l’effondrement et la disparition des grandes espèces. Aujourd’hui il y a trois chiffres à  retenirUn : 7% des espèces marines ont disparu en un siècle, principalement chez les mammifères marins et les poissons de grande taille. Plusieurs variétés de baleines, de dugongs, d’espadons, de tortues, de vaches de mer, de requins, de raies n’existent plus. Deux : 29% des 600 groupes d’espèces pêchées au monde sont en train de s’effondrer, c’est-à-dire qu’elles sont descendues à 10% de leurs stocks de 1950 (par exemple, au Canada, la morue, le saumon boccaccio, le marsouin commun, le fouille-roche gris, la raie tachetée, le chevalier cuivré, le colin, l’églefin, l’espadon, le capelan, la crevette ou le thon rouge). Ces chiffres confirment et aggravent les chiffres avancés en 2004 par la FAO : 25% des espèces seraient surexploitées par les pêcheurs (en ayant perdu 90% de leur population). Trois : 53% des espèces pêchées, soit une sur deux, sont pleinement exploitées par la pêche, c’est-à-dire qu’elles sont capturées à 50% de leur stock.  L’intensification actuelle des prises – 100 millions de tonnes pêchées en 2002 – nuit à leur renouvellement et les met en péril.

En quoi ces effondrements affectent gravement les écosystèmes ? Ne suffit-il pas, comme le préconise la FAO, d’arrêter ou de limiter certaines pêches pour que l’océan reprenne sa diversité ?

Notre enquête n’arrive pas comme un coup de tonnerre. En mars 2005, la FAO a lancé un appel solennel à la reconstitution des stocks de poissons appauvris. Un « impératif incontournable » disait-elle. Tout comme la protection des stocks « ichtyologiques », c’est-à-dire capables de se renouveler. Si nous n’agissons pas, déclarait la FAO, nous risquons une crise alimentaire mondiale grave d’ici 2050, quand nous serons 9 milliards d’humains. Notre enquête confirme toutes ces prévisions. Les « stocks ichtyologiques » en Atlantique du Nord Est, en Méditerranée, en Mer Noire, en Atlantique du Nord-Ouest, du Sud Est, en Pacifique du Sud Est, dans l’Océan austral continuent d’être exploités et surexploités par la pêche industrielle. Nous prenons le risque de les épuiser, donc d’appauvrir plus encore les prises futures, comme cela est arrivé au Canada. C’est la grande leçon de notre enquête, partout où la biodiversité se dégrade, les écosystèmes s’effondrent. Quand l’écosystème s’effondre, il ne se régénère pas toujours. Il faut comprendre que la diminution massive d’une population entraîne sa propre disparition. Considérez seulement la variabilité génétique. Si vous réduisez fortement le nombre d’une espèce, le saumon par exemple, vous détruisez d’autant sa possibilité de s’adapter aux nouveaux dangers, aux pollutions, aux intrus. Ce qui aggrave son dépérissement. Depuis quelques années, le nombre de saumons sauvages s’épuisent, nous n’en consommons plus que 4000 tonnes par an, les autres viennent de l’aquaculture, qui soulève d’autres problèmes encore… Nous nourrissons les poissons d’élevage avec des poissons sauvages, ce qui multiplie le tonnage des prises des petites espèces, et accélère leur épuisement.

La pêche industrielle et la surpêche sont-elles les grands responsables ?

Les résultats parlent d’eux-mêmes, les espèces commencent à régresser, la biodiversité à se déliter à partir de 1960, puis de plus en plus vite, c’est-à-dire quand la pêche industrielle gagne en puissance, avec ses gros chalutiers, ses techniques sophistiquées de chasse, ses chaluts de fond, ses filets dérivants de plusieurs dizaines de kilomètres. Il existe aujourd’hui 3,5 millions de bateaux de pèche, presque tous de petite taille, qui développent une pêche artisanale et traditionnelle. Les autres, 1% des embarcations, équipées de radars, de sonar, de la navigation électronique, de l’assistance par satellite, représentent la flotte industrielle. Ce 1% assure 50% de la pèche mondiale. En un demi-siècle les pêcheurs les mieux équipés se sont intéressés à l’ensemble de l’écosystème marin, depuis la surface jusqu’aux grandes profondeurs, afin de diversifier et augmenter leurs prises. Si au siècle dernier, nous chassions la baleine avec des harpons, comme le raconte Moby Dick, la chasse au canon, avec ses bateaux rapides, a bientôt décimé bien des baleines et nombre d’espèces de surface. Ensuite, les pêcheurs se sont intéressés aux espèces sous la surface, comme l’églefin (fumé, il donne le « haddock », ndlr), ou celles proches des côtes, comme le cabillaud et les fruits de mer, ou celles qui remontent les cours d’eau, comme les saumons. A la fin des années 1980, ils sont descendus plus bas pour prendre les poissons des profondeurs, à plus de 400 mètres, puis jusqu’à 2500 mètres. Ils ont attrapé les grenadiers, les empereurs, les lingues bleu, les sabres, les requins chondrytchiens, aujourd’hui tous menacés d’effondrement.

Quelles techniques de pêche font le plus de dégâts ?
Certains pêcheurs industriels utilisent des chaluts de fond, qu’ils descendent très profondément, tirés depuis les bateaux par des poulies électriques. Ces chaluts capturent leurs poissons cibles, mais aussi quantités d’autres espèces protégées ou comestibles, des poissons trop jeunes, des mammifères marins, des crabes, qu’ils rejettent à moitié morts à la mer. Depuis dix ans, ces prises accidentelles augmentent, si bien qu’en 1997 la FAO les estimait à 30 millions de tonnes, soit un tiers des captures utiles. 90% des jeunes cabillauds ont ainsi été  inutilement  pêchés ces dernières années, ce qui a achevé de ruiner les pêcheurs canadiens. Selon le WWF, les carrelets pris dans les filets de pêcheurs de crevettes européens représentent 12000 tonnes, soit une valeur marchande de 18 millions d’euros. Ajoutons que les espèces des profondeurs, vivant dans des eaux très froides, connaissent une croissance lente et vivent longtemps. Un grenadier vit 60 ans, un empereur jusqu’à 150 ans. Résultat, leur maturation sexuelle vient tard, il leur faut une vingtaine d’année pour qu’ils se reproduisent. Comme ils sont pêchés chaque année, leurs stocks s’épuisent vite. Aujourd’hui, 65000 tonnes de poissons des profondeurs sont pêchés chaque année.

Les grands fonds aussi les intéressent ?

Les pêcheurs s’attaquent depuis des années aux espèces vivant sur les fonds marins, qu’ils raclent avec des « chaluts à vergue », des grands filets maintenus ouverts par une barre de métal, équipés de chaînes métalliques qui labourent le sol, s’y plantent jusqu’à six centimètres, arrachant toutes les couches supérieures et les sédiments. Toutes les espèces qui vivent là, éponges, coraux, fruits de mer, algues sont déchirées ou détruites. Un chalut à vergue capture dix fois plus d’espèces des profondeurs qu’un chalut de fond, ses prises accidentelles et inutiles sont encore plus nombreuses. Certains bâtiments de pêche utilisent de pompes électriques sous-marines, soufflant de puissants jets dans les infractuosités des fonds, qui en chassent toutes les espèces. Plus aucune retraite n’est laissée aux poissons comme aux mollusques. Nous allons les chercher partout, où ils fraient, se reproduisent, élèvent leurs petits ou se cachent. Les pêcheurs les traquent par hélicoptère, repèrent les bancs, les poursuivent. Il existe une flottille de 200 à 400 navires suréquipés, qui abîme durablement les mers, tandis que la surpêche d’espèces menacées continue partout, surtout dans les pays pauvres.

Quand vous annoncez des océans rendus stériles en 2050, vous êtes surs de ce que vous avancez ?

Cette fameuse phrase de notre rapport, qui a fait tant de bruit ! Je la cite : «  Cette tendance générale à l’érosion de la biodiversité pose un sérieux problème, car elle tend vers un effondrement global des tous les taux de poissons pêchés pour le milieu du XXIe siècle (si l’on se base sur l’extrapolation de la régression à 100% en 2048, montrée par notre simulation) ». Il s’agit d’une extrapolation théorique d’un modèle parmi plusieurs autres, concernant les prises des pêcheries, que tous les médias ont repris comme une prophétie sur l’épuisement définitif des océans. C’est vrai qu’elle est inquiétante. Elle va dans le même sens que toutes nos études consacrées à la biodiversité, basées sur les données solides, expérimentales, connues de la FAO et des observatoires de la nature. Elle nous dit que si rien n’est tenté dans les 50 années, nous allons vers une régression massive des grosses espèces de poissons. Si au niveau mondial, nous amplifions la pêche aux espèces menacées, si nous surpêchons les populations à l’équilibre, nous finirons par perdre la plupart des espèces. C’est un probable à envisager !

Ray Hilborn, Steve Murawski, deux biologistes marins américains critiquent la méthodologie de vos évaluations des effondrements d’espèces.

En nous basant sur les prises faites par les pêcheurs, nous n’avons pas tenu compte de l’impact du contrôle de la pêche. Nous admettons que les chiffres concernant les prises de certaines espèces par des pêcheurs responsables ne révèlent pas toujours l’état réel d’une population de poissons dans un lieu donné, quand celle-ci est surveillée. Mais le public doit le savoir, 1% seulement des mers du monde sont protégées. Même en reconnaissant quelques erreurs d’appréciation ici et là sur les évaluations de stocks de poissons trop pêchés, ce variable ne change rien à la tendance générale, mondiale, vers une baisse massive de la diversité marine et l’épuisement des stocks ichtyologiques. D’ailleurs, Ray Hilborn et Steve Murawski regrettent que l’application des quotas d’espèce par les pêcheries « traîne considérablement ».

Le directeur de la division halieutique de la FAO vous reproche d’avoir dramatisé la situation. Il juge votre extrapolation de 2050 « statistiquement dangereuse » : « Elle implique une conduite irresponsable des toutes les industries et les gouvernements pendant les 40 ans à venir. »
Je suis d’accord. Notre extrapolation reste une simulation obtenue en croisant deux fonctions, elle ne tient pas compte de l’initiative humaine dans l’avenir. J’espère que notre modélisation ne sera jamais confirmée ! La FAO sonne l’alarme sur les risques d’épuisement des stocks depuis bientôt vingt ans. Ils se battent chaque jour pour infléchir les politiques des gouvernements et des pêcheries. En 2001, ils ont élaboré un « Code de conduite pour une pêche responsable » qui a été contresigné par 180 pays. Mais l’application demeure lente et difficile, surtout dans les pays en développement dont les économies dépendent de leurs exportations de poissons, où des millions de personnes vivent de la pêche.

Quelques propositions optimistes malgré tout ?

Nous avons étudié toute la littérature scientifique concernant 48 zones protégées, des réserves marines, des sanctuaires fermés à la pêche, des territoires consacrés à la plongée sous-marine, en nous focalisant sur l’état initial et la reprise de la biodiversité. Nous avons constaté partout des améliorations des stocks ichtyologiques, une reprise de la vie sous-marine. Cela nous a rendu espoir sur les capacités de régénération des mers, et de nourrir les humains. Nicolas Beaumont, co-auteur de notre étude, chercheur au Laboratoire Marin de Plymouth, a constaté que le rétablissement de la biodiversité dans une zone sinistrée multiplie par 4 la productivité de la pêche en poissons et fruits de mer. Elle rend les écosystèmes moins sensibles à 21% aux fluctuations et aux pollutions. Protégé, l’océan s’auto-reconstitue quand la biodiversité n’a pas été détruite. L’océan est le grand nettoyeur, le grand recycleur qu’il a toujours été. Steve Palumbi, un autre co-auteur, biologiste à Stanford, a montré que l’océan absorbe les eaux usées des égouts et les transforme en substances nourrissantes. Il dissout les toxines, il transforme le CO2 en élément nutritif et en oxygène. L’océan est notre allié, comme les forêts sur terre.

Que disent les économistes de votre équipe ?

Les économistes ont calculé les coûts de la dégradation des services rendus par les mers dans des régions connues. Les aides sociales aux pêcheurs (à Terre Neuve, 37.000 personnes se sont retrouvées sans travail après l’effondrement de la morue, la vie économique de 500 à 700 villages de pêcheurs s’est arrêtée),  la réhabilitation des zones littorales et des régions touristiques, la dépollution des eaux et des côtes, nous payons déjà très cher les dégâts causés. Sans oublier les risques d’une crise alimentaire mondiale, souvent évoquée par la FAO, si les pêches venaient à baisser durablement. L’océan, disent-ils, est notre assurance vie. Une assurance d’autant plus efficace qu’elle nous protège contre les mauvaises surprises. Une invasion d’espèces nuisibles ou venimeuses, comme certains parasites des algues ou des méduses, sera toujours bien combattu par un écosystème en état de marche.

Vous avez étudié les mesures intéressantes qui permettraient d’inverser la tendance ?

La protection des zones où les poissons vont frayer et se reproduire, l’ouverture de réserves et de zones interdites à la pêche pour permettre une régénération, l’interdiction de la pêche de grand fond et des filets dérivants, la prohibition de la chasse de toutes les espèces en voie d’extinction ou menacées d’effondrement, l’exploitation durable des espèces grâce à des quotas, des moratoires, toutes les mesures qui tendent à la reconstitution de la biodiversité marine, c’est-à-dire à retrouver l’extraordinaire écosystème renouvelable des océans, doivent être prises. Elles seules proposent une économie viable. Durable.

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