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Hommage à Kenji Mizoguchi : les années 40 au Japon en DVD

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Revoilà Mizoguchi avec ce  coffret consacré à une période moins connue mais tout aussi passionnante de sa longue filmographie : les années 1940. Passionnante car annonciatrice des merveilles de la décennie suivante, de Contes de la lune vague après la pluie (1953) à La Rue de la honte (1956), mais passionnante surtout, parce qu’ayant assistée, elle aussi, à la naissance de quelques chefs d’œuvre.

Kenji Mizoguchi, une immersion dans les années 40 au Japon

Concernant ces années-là, n’ont été retenus que les films de la seconde moitié, 1945-1950, chose qui, surprise et déception, n’est pas vraiment précisée sur le coffret. Nous sommes donc privés d’un monument inédit : Les 47 rônins, datant de 1941-1942, parangon de ces nombreux films produits sous la dictature militaire et jalon important de la carrière du réalisateur. De la période de guerre, difficile il est vrai à aborder, ne subsiste au sein de cette édition que L’Epée de Bijomaru (1945), aux accents vengeurs et à vocation, a priori, purement propagandiste.

Les quatre autres films (Cinq femmes autour d’Utamaro, Les Femmes de la nuit, L’Amour de l’actrice Sumako et Flamme de mon amour) furent tournés après la guerre, cette fois sous les directives des nouveaux vainqueurs et occupants : les Etats-Unis. N’en déplaise à ces contingences historiques contrastées, l’œuvre de Mizoguchi n’en demeure pas moins d’une étonnante unicité, faisant à la fois preuve d’une technique virtuose et d’un fort intérêt à l’égard de certains thèmes, que Mizoguchi peaufine et varie, qu’il nuance sans cesse, progressant constamment de films en films. De cela témoigne déjà la curieuse Epée de Bijomaru (1945). Malgré son statut d’ouvrage de commande, tournée de surcroît en 20 jours et sous les bombardements, elle présente d’indéniables qualités. « Vantant l’abnégation de soi et le dévouement à la tradition japonaise (1) », ce type d’exercice, encouragé par les autorités était destiné à ragaillardir le moral du peuple.

En dépit de ce qui nuit au film, soif de vengeance et sacrifice aveugle de l’individu pour le bien suprême, celui de l’empereur, Mizoguchi parvient à mettre en scène l’une des figures récurrentes de son cinéma, une héroïne féminine à la fois séduisante et vigoureuse ; là, où il faut bien le dire, on se serait davantage attendu à une démonstration de virilité masculine. Si l’on veut bien mettre de côté le matraquage militariste, l’aspect documentaire que prend par endroit le film sur le forgeage de cette épée est tout à fait réussi. Il dépasse même cette dimension réaliste pour en atteindre une autre, surnaturelle, sorte de parabole sur l’artisanat et l’art, deux concepts assez semblables au Japon. Plus encore pourrait-on y voir une métaphore sur l’élaboration et la création d’un film. Tout autant sont nécessaires courage et détermination, douleur et dépassement de soi dans ce qui pourrait apparaître finalement comme un manuel de réalisation, valable en temps de guerre comme en temps de paix.

Avec la défaite et le changement de régime, révolution radicale de la société et des mentalités, les autorités américaines contrôlent et encadrent sévèrement la production au sein des studios. Elles empêchent que soit évoquée l’ère Edo (1600-1868), creuset de la tradition japonaise, célébrée dans les films historiques tournés pendant la dictature militaire et vantant la voie des samouraïs. Or, Kitagawa Utamaro (1753-1806) a vécu précisément à cette époque. Pour sauver son projet de biographie filmée sur ce peintre novateur (Cinq femmes autour d’Utamaro, 1946), Mizoguchi dû donc plaider en personne auprès des instances de censure, invoquant l’immense popularité de celui-ci auprès des Japonais, de même, sans doute, que son indépendance d’esprit face au gouvernement de l’époque.

En signe de rupture avec le passé, les Américains encouragèrent une certaine forme d’érotisme, quelque peu proscrit jusqu’alors. Soit une occasion rêvée pour Mizoguchi de décrire le monde de Yoshiwara, quartier des plaisirs de Edo, et la constellation de femmes de toutes conditions, depuis la simple prostituée jusqu’aux geishas de luxe, qui furent les muses d’Utamaro ; et dont ils admirèrent, l’un comme l’autre, la force et la splendeur. Les querelles amoureuses de ces cinq femmes sont le prétexte du film. Défilent sous les yeux du peintre ces filles, soit modèles, soit satellites, toutes inspiratrices.

Devant l’incapacité légitime de présenter les peintures à l’écran, telles quelles, en train de se faire, Mizoguchi, de façon très habile, met davantage en lumière le contour de ses actrices et les cadre comme l’aurait fait une estampe du maître. L’impérieux dans tout cela étant le regard, l’appréciation de la beauté et le cheminement du désir, ce désir sans cesse renouvelé de l’artiste, qu’il soit peintre ou cinéaste, plutôt que l’exposition froide ou dénaturée de son œuvre. Aucun sacrilège donc contre le génie du maître mais un véritable hommage d’une rare intelligence, finement analysé par ailleurs en bonus par Jean Douchet. On a le même plaisir à entendre les commentaires d’Hélène Bayou, conservatrice au musée Guimet, à propos des œuvres d’Utamaro et de leur contexte de production.

Dans ses précieux mémoires(2), le scénariste de Mizoguchi et un de ses plus fidèles collaborateurs, Yoshikata Yoda évoque ce film en ses termes : « ce qui compte pour moi, c’est d’avoir voulu faire presque inconsciemment le portrait de Mizoguchi à travers Utamaro. » Il y a une convergence certaine entre ces deux artistes, un regard similaire et peut-être, les mêmes relations avec le pouvoir. Ce dernier a beau les emprisonner : alors qu’Utamaro est assigné à résidence, Mizoguchi est contraint à la propagande ; rien dans l’absolu, ne pourra les empêcher de créer. Libérés tous deux, l’un des punitions du shogounat, l’autre des affres de la dictature et de la guerre, ils travaillent alors avec acharnement à leur art respectif.

Se dessinent les mêmes ressemblances entre le réel et le filmé au cœur de L’Amour de l’actrice Sumako (1947). Sous les traits du metteur en scène de théâtre Hogetsu Shimamura (So Yamamura), apparaît à n’en point douter, la figure tutélaire du réalisateur Mizoguchi. Théoricien et esthéticien, il révolutionna le théâtre moderne à l’européenne (ou Shingeki) au début du XXème siècle, et fut l’amant d’une actrice hors du commun : Sumako (Kinuyo Tanaka). Trouble, le film s’appuie autant sur la relation des protagonistes que sur celle du réalisateur et de sa comédienne dont on sait, pour la petite histoire, qu’ils furent un temps assez proches…

Shimamura et Mizoguchi offrent à leur actrice la possibilité de dévoiler toutes les subtilités de son jeu, observent les infinies variantes de son interprétation, guettent la recherche d’un sentiment, le surgissement d’une émotion. Chutant parfois, sombrant dans les pièges et les excès du mélodrame L’Amour de l’actrice Sumako, reste un témoignage passionnant sur le théâtre, à travers la description de la vie de ces herbes flottantes(3), de leur quotidien, de leurs difficultés, et s’avère être, plus qu’un simple témoignage, un exercice de style brillant sur la façon de le filmer, depuis les répétitions jusqu’aux représentations.

Ce qui frappe à la vision de ces œuvres de Mizoguchi, lorsqu’on les regarde les uns à la suite des autres, c’est la facilité avec laquelle le réalisateur parvient à s’adapter et à traiter un sujet. Qu’il s’attache à peindre à la tradition ou le monde contemporain, même aisance, même facilité à adopter une forme précise et à la maîtriser à la perfection. Deux mots reviennent souvent à l’esprit : virtuosité et modernité. Et ces deux termes s’appliquent encore davantage à son film suivant : Les Femmes de la nuit ; avec l’un des thèmes de prédilection du réalisateur : la prostitution. On le sait, la vente lorsqu’il était enfant de sa propre sœur pour permettre à sa famille de subsister l’a durablement choqué.

Sur ce film, on ressent à la fois la profondeur de cette souffrance et l’ampleur de cette admiration pour ces femmes sacrifiées. Après guerre, le Japon est en ruine, comme l’Italie, autre vaincue. Mizoguchi, impressionné par Rome, ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini, en reprend les enseignements, les adapte et les développe dans un autre contexte, celui de son pays. Mizoguchi filme Osaka comme jamais, rasée par les bombardements et minée par le marché noir. Mieux que tout autre, il peut comprendre ces femmes qui souffrent, condamnées pour survivre à se prostituer, qu’elles soient jeunes ou plus âgées.

Héroïne du film, Fusako Owada (toujours Kinuyo Tanaka) devient progressivement l’une d’entre elles. Un mari mort à la guerre et un fils qui meurt de la tuberculose, sans argent, elle devient secrétaire, puis l’amante d’un patron sans vergogne. Il la trompe avec sa propre sœur cadette. Blessée, elle sombre peu à peu dans la prostitution. Mizoguchi filme son quotidien, la rue, les descentes des flics, les rivalités entre prostituées, la recherche de clients. Le tableau de ce monde de la nuit est effroyable, fidèle à ce qu’elles endurent, fidèle à la cruauté qu’elles subissent et qu’elles font à leur tour subir à plus faibles qu’elles, c’est-à-dire, aux nouvelles venues. Vaste entreprise de corruption des corps qui donne une idée précise de ce que devait être la société japonaise à l’époque. Totalement détruite et ce à tous les niveaux. Sans concession, ce tableau de l’après-guerre, brut et réaliste, est sans aucun doute l’un des plus grands films de Mizoguchi.

Autre temps, autre portrait de femme sublime, avec Flamme de mon amour (1949), qui retrace le parcours dans les années 1880 d’une figure « féministe » du Mouvement de la liberté et des droits du peuple. Long et sinueux chemin que celui de Eiko Kageyama (Kinuyo Tanaka), depuis ses jeunes années à la campagne, à Okayama, près d’Hiroshima, jusqu’à Tokyo, où partie rejoindre l’un de ses amis d’enfance, membre du parti libéral, elle va aller de défaites en victoires et d’illusions en désillusions.

A la dureté du monde masculin féodal s’ajoutent ici la fausseté et l’hypocrisie des mouvements politiques d’émancipation. Si en public ils luttent pour l’égalité des droits, ces dignes représentants de la liberté entretiennent en eux-mêmes leurs habitudes réactionnaires et machistes vis-à-vis des femmes. Dénigrée et chassée par son père, trompée par son amant qui n’hésite pas à trahir le mouvement pour de l’argent, Eiko Kageyama est une nouvelle fois manipulée par celui en qui elle croyait le plus, son mari, Kentaro Omoi (Ichirô Sugai) leader du parti. Avec subtilité, Mizoguchi démonte la mécanique politique pour en sonder les ressorts secrets. Entre période de doutes et heures de gloire, c’est à la lente progression d’un parti à laquelle on assiste. Sont évoquées et dénoncées par là-même les terribles conditions de vie de l’époque, la dure loi du labeur, et les conséquences parfois perilleuses de l’engagement militant, comme dans cette séquence horrible des travaux forcés, en plongée, magistralement filmée.

Avec ce portrait de Eiko Kageyama, portrait d’une femme dont on peut sentir toute l’admiration de la part du réalisateur, s’achève la décennie des années 1940. Flamme de mon amour (1949) sera aussi le film final de Mizoguchi pour la société de production Shochiku avec laquelle il rompt en 1950, à la suite d’un diférend à propos de La Vie d’Oharu qu’il ne réalisera qu’en 1952. Il rejoint alors la rivale Shintoho, laissant derrière lui quelques uns de ces chefs d’œuvre, auxquels l’édition de ce coffret rend un bien bel hommage, orné de suppléments intéressants pour la plupart et dont l’un, bonus caché en forme de dernier clin d’œil, évoque l’actrice fétiche du réalisateur, fidèle comme une ombre et toujours lumineuse : l’immense Kinuyo Tanaka.

Sébastien Bondetti

(1) Daniel Serceau citant Tadao Sato à propos de la définition du genre Geido-mono dans Kenji Mizoguchi, un art de la condensation, éd. Peter Lang, 1995 p. 152.
(2) Souvenirs de Kenji Mizoguchi par Yoshikata Yoda, ed. Cahiers du cinéma, 1997.
(3) En référence à Ukikusa monogatari (1934), Histoires d’herbes flottantes, qui raconte la vie vagabonde d’une troupe d’acteurs de théâtre.

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