Comme tous les tableaux mythiques, la Joconde n’est pas exempte de mystères. Sans doute n’ont-ils rien de commun avec ceux du Da Vinci code, roman qui, du point de vue de l’histoire de l’art, se révèle assez pauvre. On a beaucoup émis d’hypothèses sur ce portrait, concernant le modèle d’abord : un autoportrait de l’artiste travesti en femme, le portrait d’un jeune amant, celui, plus vraisemblable, de Lisa Maria Ghererdini.
Plus récemment, une étude spécifique du panneau menée par le Centre de recherche et de restauration des musées de France et le Conseil national de recherche du Canada permit d’avancer que la femme représentée était très probablement enceinte ou venait d’accoucher. La présence, révélée par un traitement d’imagerie numérique sophistiqué, d’un voile de gaze attaché à l’encolure de son corsage et d’un chignon couvert par un bonnet le suggérerait, pensent les spécialistes. Quant au cheminement du tableau, quoi qu’il fût bien moins rocambolesque que celui de l’Origine de Monde de Courbet, il réserve quelques énigmes et épisodes tourmentés.
Son exécution, commencée en 1502, aurait duré jusqu’en 1506 ; Léonard l’aurait conservé et emporté en France, avant qu’il n’entre l’année de sa mort, en 1519, dans la collection royale de François Ier. Et se pose alors une première question : si, comme plusieurs historiens l’avance, il s’agit bien du portrait de Lisa del Giocondo (née Lisa Maria Gherardini), fruit d’une commande du marchand de soie Francesco di Bartolomeo del Giocondo, pourquoi le peintre ne livra-t-il pas le tableau à son commanditaire ? L’acquisition par le roi de France scella le sort de la Joconde. Transféré au gré des règnes de Fontainebleau à Versailles et aux Tuileries, il rejoignit définitivement le Louvre en 1804.
Pour être plus précis, il faudrait sans doute écrire : « presque définitivement », puisque, aussi curieux que cela puisse paraître, le panneau fut volé le 21 août 1911. Guillaume Apollinaire fut-il complice de ce vol ? La rumeur le laisse entendre, qui nomme également Picasso, mais il convient toujours de se méfier des ragots. Il semblerait plutôt que le commanditaire ait été un certain Valfierno, faussaire argentin qui pensait – naïvement – vendre quelques copies qu’il en avait exécutées avant le vol à des collectionneurs, leur laissant croire qu’il s’agissait de l’original. Ce qui est en revanche certain, c’est qu’un ouvrier italien, Vincenzo Perrugia, accompagné de deux comparses, fut bien l’auteur du vol. Il conserva la Joconde sous son lit pendant deux ans ; Valfierno, devant l’échec de ses tractations frauduleuses, n’avait probablement pas souhaité prendre livraison d’une œuvre aussi encombrante. De retour dans son pays, Perrugia tenta, tout aussi naïvement, de le négocier à la fin de 1913. L’affaire fut naturellement éventée et c’est ainsi que Mona Lisa pu regagner le Louvre, jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Les bruits de bottes qui résonnèrent en Europe à la fin des années 1930 allaient, en effet, lui faire vivre des années assez mouvementées. Le 27 septembre 1938, la veille de la signature des accords de Munich, un convoi quitta le Louvre pour Chambord, avec de nombreux trésors artistiques (dont la Joconde) qu’il convenait de mettre à l’abri d’un bombardement surprise, dans l’éventualité où les négociations auraient ouvert un conflit armé avec l’Allemagne. La Joconde reprit sa place au bout de quelques jours, mais, après la déclaration de guerre, elle repartit (en novembre 1939) pour le château de Louvigny, puis, en juin 1940, pour l’abbaye cistercienne de Loc-Dieu, aux confins du Quercy. Le 3 octobre, elle quitta l’abbaye pour Montauban où elle fut accueillie par le musée Ingres et échappa miraculeusement, le 31 août 1942, à une infiltration d’eau due à un violent orage.
Après l’invasion de la zone Sud, elle fut envoyée plus en sécurité au château de Montal, dans le Lot. Ce n’est que le 15 juin 1945 que le tableau – comme bien d’autres – quittera le château pour réintégrer le Louvre.
En dehors des voyages aux Etats-Unis en 1963, puis au Japon et en Union Soviétique en 1974, Mona Lisa ne s’éloignera plus de Paris. Depuis 2005, elle figure dans la Salle des Etats du musée du Louvre et bénéficie de la protection d’une vitre blindée. C’est contre cette vitre que, le 2 août dernier, une touriste russe lança une tasse de thé vide. Le geste est d’autant plus curieux et stupide qu’il était évidemment voué à l’échec. Mais il se pourrait que l’auteur de cet acte de vandalisme ait souffert d’une perturbation psychique peu connue, le « syndrome de Stendhal », ainsi nommé par référence au malaise que ressentit l’écrivain alors qu’il visitait l’église Santa Croce de Florence en 1817, décrit avec précision dans l’un de ses premiers ouvrages, Rome, Naples et Florence. Rainer Maria Rilke éprouva un malaise équivalent en visitant cette ville emblématique de la Toscane.
Cette perturbation, forme de crise d’identité, se rencontre généralement chez les touristes en contact avec des œuvres d’art. Plusieurs facteurs doivent être réunis pour le faire naître : la personnalité du sujet, le fait qu’il soit en voyage, donc loin de ses repères habituels et culturels, enfin qu’il soit confronté à des œuvres dont une, par un détail observé par hasard, servira de déclic, celui-ci réveillant probablement un souvenir ou un traumatisme enfoui dans sa mémoire. La plupart des personnes touchées par ce syndrome éprouvent un sentiment de persécution qui se traduit par un malaise, voire un évanouissement ou une crise d’hystérie, mais, chez certaines, apparaît une irrépressible envie de détruire l’œuvre en question. Pour une raison inexpliquée, il semble que ce phénomène soit plus fréquent en Italie, singulièrement à Florence, que dans le reste de l’Europe.
Une pathologie connexe, appelée « syndrome de Jérusalem », ne fait pas appel à un trouble d’ordre esthétique mais religieux : les victimes, prenant subitement conscience d’une sorte de révélation, développent un comportement quasi identique à celui observé dans les musées.
Selon une spécialiste, le docteur Graziella Magherini, psychiatre florentine, nous serions tous porteurs du syndrome de Stendhal, mais ne le développerions qu’en étant confrontés à une émotion particulière suscitée par une œuvre regardée comme « le symbole d’un drame intérieur ». Pour autant, il ne faut pas s’abstenir de fréquenter les musées ; l’abus d’art ne nuit pas gravement à la santé…
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