Un fils de cordonnier immigré italien à Manosque, devenant, au début du siècle dernier, petit employé de banque parce que les études c’est trop cher, ça peut donner quand même un grand écrivain français, autodidacte et charnu : Jean Giono. Il se disait lui-même « voyageur immobile », écrivain peut-être « régionaliste » mais qui puisait en sa Provence l’eau vive d’un humanisme universel, au sens où l’homme n’est homme, pense Giono, que plongé dans le flux des sèves et des sangs du monde. De Colline au Hussard sur le toit, de Regain à Un Roi sans divertissement, certes les tons et les thèmes changent, mais il reste la foi en l’homme, vibrant et pacifique au cœur d’une sorte de spiritualité païenne. Dans Colline, le vieux Janet sur son lit de grabataire « déparle » moins que ne le croyaient les habitants des Bastides blanches, petit hameau de Provence frappé par le malheur. Et le « secret » de la guérison que Jaume arrache au vieillard dans la page que voici, peut-être est-il encore pour nous : plus que jamais pour nous, au moment où semble si gravement compromis le pacte de l’homme et de la nature.
Arion
« Tu veux savoir ce qu’il faut faire, et tu ne connais pas seulement le monde où tu vis. Tu comprends que quelque chose est contre toi, et tu ne sais pas quoi. Tout ça parce que tu as regardé l’alentour sans te rendre compte. Je parie que tu n’as jamais pensé à la grande force ? La grande force des bêtes, des plantes et de la pierre. La terre c’est pas fait pour toi, unique, à ton usance, sans fin, sans prendre l’avis du maître, de temps en temps. T’es comme un fermier ; il y a le patron. Le patron en belle veste à six boutons, en gilet de velours marron, le manteau en peau de mouton. Tu le connais, le patron ? T’as jamais entendu chuinter comme un vent, sur la feuille, la feuillette, la petite feuille et le pommier tout pommelé ; c’est sa voix douce ; il parle comme ça aux arbres et aux bêtes. Il est le père de tout ; il a du sang de tout dans les veines. Et s’il veut effacer les Bastides de dessus la bosse de la colline, quand les hommes ont trop fait de mal, il n’a pas besoin de grand chose, même pas de se faire voir aux couillons ; il souffle un peu dans l’air du jour, et c’est fait. Il tient dans sa main la grande force. Les bêtes, les plantes, la pierre ! C’est fort un arbre ; ça a mis des cents ans à repousser le poids du ciel avec une branche toute tortue. C’est fort une bête, surtout les petites. Ça dort tout seul dans un creux d’herbe, tout seul dans le monde. Tout seul dans le creux d’herbe, et le monde tout autour. C’est fort de cœur ; ça ne crie pas quand tu les tues, ça te fixe dans les yeux, ça te traverse par les yeux avec l’aiguille des yeux. T’as pas assez regardé les bêtes qui mourraient »
Jaume écoute. Il sent le monde branlant sous ses pieds comme une planche de barque. C’était si simple à l’ancienne façon : l’homme et, tout autour, mais sous lui, les bêtes, les plantes ; ça marchait bien, comme ça. On tue un lièvre, on cueille un fruit ; une pêche, c’est du jus sucré dans la bouche, un lièvre c’est un grand plat débordant de viande noire. Après, on s’essuie la bouche et on fume une pipe sur le seuil. C’était simple, mais ça laissait beaucoup de choses dans la nuit.. Maintenant il va falloir vivre avec ce qui est désormais éclairé et c’est cruel ! C’est cruel parce que ce n’est plus seulement l’homme, et tout le reste en dessous, mais une grande force méchante et, bien en dessous, l’homme mêlé aux bêtes et aux arbres. Vivante et terrible, il sent, sous ses pieds, bouger la colline.
« Je vais te dire le secret. » Jaume aimerait mieux que Janet se taise, maintenant. « Je vais te dire le secret ; c’est tout sucré comme un mort. Il y a trop de sang autour de nous. Il y a dix trous, il y a cent trous, dans les chairs, dans du bois vivant, par où le sang et la sève coulent sur le monde comme une Durance. Il y a cent trous, il y a mille trous que nous avons faits, nous, avec nos mains. Et le maître n’a plus assez de salive et de parole pour guérir. A la fin du compte, ces bêtes, ces arbres, c’est à lui, c’est au patron. Toi et moi nous sommes à lui, aussi ; seulement, depuis le temps, nous avons oublié le chemin qui monte jusqu’à ses genoux. Nous avons essayé de nous guérir, de nous consoler tout seuls et, ce chemin, il faudrait pouvoir le retrouver. Le trouver sous les feuilles mortes ; il y a des feuilles sur le chemin, il faut les lever à la main, l’une puis l’une, tout doucement pour que la lune le brûle pas, le petit chemin qui saute comme un chevreau, sous la lune. Et quand nous serons près de lui, dans les ruisseaux de sa salive et dans le vent de sa parole, il nous dira : “Mon bel hommelet, aux beaux doigts qui prennent et serrent, viens çà, mon homme, fais voir si tu te souviens comment on fait pour caresser des mains, c’est ce que je t’ai appris en premier, quand tu étais sur mes genoux, un petit avec la bouche pleine de mon lait… ” »
Jean Giono, Colline, 1928
*On pardonnera quelques coupures et la refonte des paragraphes pour les raisons pratiques que l’on devine.
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