Assis sur le tas de paille qui lui sert de lit, Jean-Roch Coignet , grenadier de la garde impériale, contemple tristement l’infâme lavasse qui clapote au fond de sa gamelle. Deux mois, depuis l’abominable boucherie d’Eylau , qu’il est cantonné dans ce sinistre bourg d’Osterode. Les rations n’arrivent pas et il est impossible de se procurer des vivres. Quand ils voient arriver les soldats, les paysans se contentent d’ouvrir les portes des granges, des étables et des poulaillers tous également vides.
Les Russes, disent-ils, ont tout pris quand ils sont passés par là, en allant à la rencontre des Français. Sur et certain qu’ils mentent ! Les grognards n’en sont pas à leur première campagne et ils savent que, dès qu’il est question de guerre, les pékins cachent leurs réserves. Le tout est d’être plus malins qu’eux et de savoir les trouver mais ces Polonais sont astucieux en diable et personne n’a été capable de dégotter ne serait-ce qu’un panier de pommes de terre.
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On a beau avoir suivi l’Empereur de Marengo à Iéna en passant par Austerlitz, et porter à la boutonnière, le ruban rouge de la croix d’honneur, quand on a l’estomac vide, la gloire nez compte plus guère. A cette heure, Jean-Roch donnerait volontiers sa décoration et les trois chevrons qui ornent ses manches, pour un poulet en fricassée comme sait si bien les accommoder sa demi-sœur, la Granger, qui tient auberge dans son pays de Druyes-les-Belles-Fontaines . Mais, en cet Osterode de malheur pas l’ombre d’un poulet, pas plus que de vin ou de fil en quatre. Et, je vous le demande, ça vaut-il la peine d’avoir étrillé les kaiserlicks, rossé les cosaques et frotté les oreilles des pruscos si, au cantonnement, on ne peut pas déguster sa chopine et sa demie-tasse.
Tout en roulant ces mélancoliques pensées, le grenadier laisse son regard errer sur la lisière de la forêt de sapins qui entoure le village. Tout à coup, il sursaute. Quelqu’un vient d’apparaître entre les troncs d’arbres. Le particulier s’arrête un instant, prend l’allure dégagée de qui vient de se promener pour se dégourdir les jambes et se dirige droit vers les maisons. Jean-Roch le connaît bien. C’est le propriétaire de la grange où campe son escouade. Un grand diable blond, maigre comme un jour sans pain et à peu près aussi gai. L’œil du grognard s’allume. Il attend que l’autre soit rentré chez lui et quand il entend la porte claquer, il file à l’endroit précis d’où il l’a vu sortir du bois. Arrivé là, il a un petit sourire. On n’a pas pour père le meilleur braconnier du canton de Courson et avoir soi-même passé trois ans dans les forêts du Morvan, sans savoir reconnaître une piste si légère soit-elle et celle-là, branches brisées, brindilles écrasées, herbes foulées, ne sera guère difficile à suivre.
Jean-Roch avance sans hésiter entre les troncs des sapins. De temps en temps, il s’arrête un instant, écoute puis reprend sa marche en avant. Soudain il s’immobilise. Il a entendu un bruit qu’il reconnaîtrait entre mille : Quand, à six ans, on s’est fait pincer les mollets par un jars on n’oublie pas le cri d’une oie. Avec le sourire du renard qui trouve ouverte la porte d’une basse-cour, il quitte la piste et s’enfonce sous les arbres (on n’est jamais trop prudent et il faut éviter les guetteurs éventuels) puis il repart en direction des volatiles qui continuent leur concert. Précaution inutile. Il n’y a personne près de l’enclos où une dizaine d’oies cacacardent à qui mieux mieux. Et quelles oies mes amis ! Grasses à souhait, l’œil vif, le plumage brillant, le jabot bien rempli, des oies dignes d’un roi. Que dis-je d’un roi, d’un empereur ! « Et pourquoi pas d’un grenadier de la garde ? » En moins de temps qu’il n’en faut au colonel du régiment pour commander la charge, le grognard expédie les deux plus belles.
Avant de s’en retourner, il jette un coup d’œil au fouillis de petits sapins plantés là il y a deux ou trois ans et qui poussent tout de guingois. « J’vas le r’mettre d’aplomb ! » En manière de jeu, Jean-Roch en a saisi le plus proche par la pointe. Surprise ! L’arbre vient sans résister. Même chose avec son voisin et pareil avec le suivant. Sous la terre remuée, apparaît le couvercle d’un tonneau. Le grenadier sifflote sur deux tons. Finie la lavasse ! Il vient sûrement de trouver une de ces fameuses caches où ces malins de paysans camouflent leurs réserves.
Le temps de courir au village prévenir les camarades, de revenir avec des pelles, des pioches et une carriole et la cache est bientôt nettoyée. Le soir, avant de s’endormir, Jean-Roch soupire d’aise. Blanchard, le cuisinier de la compagnie, un normand du pays de Caux, a eu une fameuse idée de préparer ses oies avec les petites pommes entassées dans un des tonneaux tirés de la cachette et la tassée d’eau-de-vie qui a suivi et qui venait du même endroit lui promet une nuit toute pleine de rêves dorés. Avec un peu de chance, il sera bientôt caporal et pourquoi pas sergent, lieutenant et même… capitaine… « Moi capitaine ! Faudrait que j’sache lire et écrire!» Il hausse les épaules, il tire sur lui sa grosse capote de laine bleue et il s’endort sans imaginer un instantque, quarante ans plus tard, à Auxerre , chez le libraire Perriquet on imprimera, en deux tomes in-octavo, un livre que son auteur, un vieux de la vieille signera de son nom et de son grade : « Capitaine Jean-Roch Coignet »
L’oie aux pommes
Une belle oie – 120 g de beurre – un décilitre de calvados ou de goutte de pommes poyaudines – deux kg de pommes légèrement acides – le jus d’un citron –
En plus il faut pour :
la première farce : deux pommes et un bol de mie de pain rassis
la deuxième farce : quatre pommes – 150 g de jambon cuit – 2 jaunes d’œufs – sel – poivre – thym et laurier .
Pelez deux pommes, émincez les, hachez les grossièrement puis mélangez les aux 150 g de mie de pain rassis. Remplissez l’intérieur de l’oie que vous mettez dans un plat sans aucune matière grasse dans un four chaud. Après vingt minutes, sortez l’oiseau. Jetez la farce, quant au gras qui s’est écoulé, vous pouvez, au choix, le jeter lui aussi ou le récupérer. Je conseille aux amateurs la seconde option. Des pommes de terre sautées à la graisse d’oie sont un pur délice.
Pendant ces vingt minutes vous avez préparé une seconde farce avec les jaunes d’œuf, le sel, le poivre, le laurier et le thym émiettés, les quatre pommes et le jambon, ces deux derniers ingrédients, finement hachés. Remplissez en l’oie que vous remettez au four avec 20 g de beurre. Laissez cuire un peu plus d’une heure en arrosant souvent. A la fin de la cuisson sortez du four, versez les deux tiers de l’alcool sur l’oie et flambez.
D’autre part vous aurez fait fondre dans une sauteuse 100 g de beurre. Rangez y les pommes qui vous restent (au moins un kilo) pelées et coupées en grosses tranches. Poivrez, couvrez, laisser cuire à feu moyen une dizaine de minutes (il faut qu’elles restent fermes). Les flamber avec le reste de l’alcool.
Servir très chaud avec la sauce dégraissée autant qu’il est possible.
Pour boire, je ne conseille pas le fil-en-quatre, qui ne s’excuse que par la rigueur des temps vécus par le capitaine Coignet et je laisse à l’humeur et au goût de chacun le soin de choisir le vin qui accompagnera cette oie. J’ai, personnellement, trois bons souvenirs dûs respectivement à un solide Nuits Saint Georges, à un Saint Romain inattendu et à un Chinon dont j’ignore tout de qui l’a produit sauf que c’était un honnête homme.
[source…]
Toujours aussi jubilatoire. Merci.