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Regard sur le Liban : la francophonie

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libanIl n’était pas envisageable de clore la série d’articles consacrée à quelques aspects de la scène culturelle libanaise sans tenter de dresser un état des lieux de la francophonie. Dans un pays dont la langue officielle est l’arabe, mais où la politique d’éducation rend obligatoire l’apprentissage d’une langue étrangère dès la maternelle – un exemple dont nous pourrions nous inspirer… – il est clair que trois langues principales émergent : l’arabe, le français et l’anglais.

Ce paysage défini, il n’est toutefois pas aisé d’estimer la part qu’y occupe la langue de Molière car, selon les études menées, la proportion de Libanais entièrement ou partiellement francophones serait incluse dans une fourchette de 25 à 45% de la population. L’écart considérable de ces deux chiffres pose naturellement problème et il faudrait scruter en détail les méthodologies employées pour en trouver l’explication. En revanche, on relève sur le terrain quelques tendances, dont certaines surprendront peut-être, car elles s’opposent aux idées reçues.

Par tradition, le Liban demeure, au sein du Proche-Orient, un bastion de la langue française. Des raisons aussi bien historiques que culturelles expliquent ce phénomène qui plonge ses racines très antérieurement au mandat français, ce dernier ne s’étant exercé que de 1920 à 1945. On peut en effet dater les débuts de l’influence française du XVIe siècle, époque où furent signés les premiers traités avec l’Empire Ottoman, aux termes desquels la France devenait protectrice des Chrétiens d’Orient. Le système éducatif s’inscrivit progressivement au cœur de ce dispositif. C’est ainsi que, comme le souligna Pierre Rondot (père du général qui fut récemment entendu dans l’affaire Clearstream) dans un article publié en 1946, « [la France multiplia], en Orient, les écoles : Lazaristes, Frères des écoles chrétiennes, Jésuites, Dominicains, membres de l’Alliance israélite (auxquels s’ajouteront ensuite les professeurs de la Mission laïque) [prodiguèrent] culture et instruction françaises à des générations de jeunes gens. »

Aujourd’hui encore, ce réseau d’écoles chrétiennes (il faudrait y ajouter les Maristes, les Capucins, les Sœurs de la Charité, etc.) et laïques reste très actif et bien implanté sur le territoire. Mais, du point de vue de la population, la dimension confessionnelle tend à s’estomper. Il devient de plus en plus difficile de considérer un clivage qui rattacherait, comme tel était – en partie – le cas par le passé, les Chrétiens libanais à la langue française, tandis que les Musulmans afficheraient une préférence exclusive pour la langue arabe. Les étudiants de toutes confessions fréquentent les universités du monde francophone ; par ailleurs, nombre de membres de la diaspora, en particuliers ceux qui vivaient en Afrique subsaharienne et sont rentrés dans leurs foyers, souvent des Musulmans chiites, pratiquent quotidiennement notre langue. Voilà pourquoi, par exemple, la chaîne du Hezbollah Al-Manar diffuse un journal télévisé en français.

L’anglais se développe, surtout au détriment du français, au sein des jeunes générations, pour des raisons évidentes : un pays dont la tradition historique touche le commerce et les services ne peut négliger la langue internationale des affaires, voire de la technologie. Il semble toutefois que la plus forte progression concerne l’arabe. Il serait hasardeux de voir dans cette tendance le signe d’un repli identitaire ou la marque d’un rejet de l’Occident. La raison semble plus structurelle ; elle tient au manque d’homogénéité dans la qualité de l’enseignement du français dispensé dans les établissements scolaires. Si les écoles privées, qu’elles soient ou non religieuses, perpétuent la tradition qualitative qui fit leur réputation, le secteur public, dans bien des cas, connaît des défaillances. Or, le coût de l’enseignement privé représente aujourd’hui, pour les ménages, une charge de plus en plus lourde.

Aux frais élevés de scolarité, s’ajoutent en effet l’achat des fournitures scolaires, des uniformes, des vêtements de sport portant le logo de l’école qu’il faut souvent se procurer auprès de ces établissements à un prix prohibitif. Faute de pouvoir financer ces dépenses, bien des familles n’ont d’autre choix que d’envoyer leurs enfants dans les écoles publiques où le niveau assez inégal des enseignants rend plus aléatoire l’apprentissage des langues étrangères. Paris l’a compris, qui a signé avec Beyrouth un accord cadre (2008-2012) permettant de financer une meilleure formation des instituteurs en langue française.

On ne peut en outre nier les disparités sociales et géographiques se rapportant à cet apprentissage. L’anglais sera choisi pour son caractère utilitaire, tandis que l’image du français restera autant liée à la culture qu’à la communication, une perspective qui aura tendance à séduire en priorité les classes aisées. De même, si, dans les zones rurales, tant chez les Chrétiens et les Musulmans que les Druzes, l’arabe dialectal prévaut (complété par l’arabe littéraire pour une minorité d’entre eux), l’utilisation du français et de l’anglais sera plus courante chez les citadins, ceux-ci pratiquant assez fréquemment aujourd’hui le « franbanais », voire le « franglobanais », subtil et amusant assemblage des trois langues. Il n’est ainsi pas rare d’entendre, dans les rues de Beyrouth, deux amis échanger un « Hi ! Kifak, ça va ? » lors d’une rencontre qui s’achèvera par un « Yallah, bye ! » tout aussi surprenant.

Un bref aperçu de la presse locale et des affiches publicitaires confirme cette tendance. Les journaux arabophones dominent le paysage médiatique libanais tandis que les publications francophones véhiculent une image plus élitiste. Il est encore plus significatif de constater que les panneaux publicitaires en arabe ou en anglais concernent le plus souvent les produits courants ou technologiques, le français étant réservé aux produits de luxe. Autre phénomène significatif : on trouvera parfois des publicités ciblées sur un public masculin en anglais, d’autres, adressées à une clientèle féminine, en français…

Pour autant, la francophonie ne se porte pas si mal au Pays du Cèdre et les efforts déployés par les neuf Centres culturels français répartis sur l’ensemble du territoire n’y sont pas étrangers. Conscients que la scène culturelle beyrouthine devient de plus en plus anglophone, les responsables multiplient les initiatives. Celles-ci ne sont pas uniquement orientées vers une promotion culturelle de la France : leur but est d’abord de jeter des passerelles entre le Liban et le monde francophone, une méthode dont on peut mesurer l’efficacité. L’art et les arts de la scène en fournissent une illustration ; ainsi, l’été dernier, le CCF de Beyrouth a accueilli le photographe Ghadi Smat pour son exposition « Grand écart » consacrée aux deux visages du pays, les fastes beyrouthins et la pauvreté de certains espaces ruraux. Le même Centre organise actuellement l’exposition « Mes Byzantines », autour de l’œuvre de la plasticienne Martine Cieutat. D’autres actions sont entreprises, dans le but d’encourager la création artistique libanaise et de faire connaître les artistes français qui sont régulièrement invités et participent à des projets autour du théâtre, de la danse et de la musique, ainsi qu’à différents festivals. Des initiatives similaires se rapportent au cinéma – une occasion pour moi de recommander le film franco-libanais Caramel, belle chronique intimiste de Nadine Labaki sur la vie de cinq femmes représentatives de la société libanaise qui se croisent dans un institut de beauté.

Un accent particulier est mis sur la promotion de la lecture. Le 16e Salon du livre de Beyrouth, qui se déroulera du 23 octobre au 1er novembre prochain, fut créé dès 1992, à l’initiative de l’ambassade de France. Cette manifestation devrait être d’autant plus importante cette année que l’UNESCO a proclamé Beyrouth « capitale mondiale du livre » jusqu’en avril 2010. On y attend un invité prestigieux, J.-M. G. Le Clézio, ainsi que de nombreux écrivains francophones, particulièrement des pays du Sud (Madagascar, Haïti, etc.). Indépendamment de cet événement, le Centre met en place des aides financières pour la traduction de livres en arabe, une manière de faire connaître des auteurs francophones à un lectorat qui, sans cette opportunité, ne les aurait jamais abordés. Une politique de développement des bibliothèques a également été mise en œuvre, dans les CCF et au sein des bibliothèques municipales. Les résultats ne se sont pas fait attendre : à titre d’exemple, en 2009, au Centre de Saïda, le nombre des inscriptions aux cours de français, particulièrement des enfants, a atteint un niveau qui ne s’était plus rencontré depuis quinze ans.

Naturellement, il convient, pour toucher l’ensemble du spectre générationnel, développer les nouveaux média. En appui de Radio Liban (96.2 FM) qui partage ses ondes 12h/24 avec RFI sur l’ensemble du pays, les chaînes françaises (France 2, France 3, TV5 Monde, Canal +) connaissent une fréquentation qui suit le succès de la télévision par satellite. En outre, un partenariat entre l’Université du Liban et les services culturels français a permis l’ouverture d’un Master de journalisme francophone. Enfin, le site Internet du CCF permet à chacun de se tenir informé des activités permanentes et de l’agenda des événements organisés par le Centre.

On le voit, contrairement à ce que l’on aurait pu redouter, la francophonie, au Liban, voit s’ouvrir devant elle d’intéressantes perspectives. Tout est, bien sûr, une question d’adaptation. Adaptation, sans doute, aux particularités locales, notamment aux pesanteurs d’une société multiconfessionnelle où les différentes religions trouvent un terrain d’entente dans le maintien d’un certain conservatisme qui n’est pas sans influence sur les milieux culturels : en 2007, à la librairie Antoine de Beyrouth, j’avais appris que le Da Vinci code avait été interdit, sous la pression conjointe des religieux. Et lorsque je lis sur leur visage l’étonnement des Libanais avec lesquels j’évoque L’Origine du monde de Gustave Courbet, il me paraît évident que mon essai consacré à ce tableau aurait des difficultés à s’afficher dans les vitrines des libraires… Mais la principale adaptation se fera nécessairement autour des nouvelles habitudes culturelles d’une jeunesse pour laquelle Internet s’impose comme le medium par excellence. Ici comme ailleurs, pour accroître son audience, la francophonie ne pourra faire l’économie d’une révolution numérique.

Accès direct aux autres articles de cette série consacrée au Liban:

Article introductif – Le Musée national – Le Musée du savon – La peinture de Fatima El Hajj – L’or et le rubis du Château Kefraya

Illustrations : Les pays de la francophonie – Beyrouth, centre ville – Affiche du film Caramel – Affiche du Salon du livre de Beyrouth – Logo “Beyrouth, capitale mondiale du livre”.

Thierry Savatier

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