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Liban : un étrange destin

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Etrange destin que celui du Liban, si proche de la France par une sympathie réciproque issue des liens tissés (au départ, avec les Chrétiens d’Orient) depuis le XVIe siècle. Que les racines de ce pays s’ancrent profondément en Orient ne fait aucun doute ; pour autant, l’histoire contemporaine semble le rattacher à l’un des plus célèbres épisodes de la mythologie grecque, donc européenne, le mythe de Sisyphe. Comment ne pas songer, en effet, à la légende de ce fondateur de Corinthe, condamné à rouler éternellement un rocher sur les pentes d’une colline dont il redescendait avant d’en avoir atteint le sommet, devant l’absurdité et la douleur des conflits internes et extérieurs qui détruisirent à plusieurs reprises la prospérité libanaise ?


En octobre 2009, j’avais consacré dans ces colonnes une série de 6 articles au Liban, vu sous l’angle de sa vie culturelle. Un très récent séjour sur place m’a permis d’écrire un nouvel ensemble de chroniques qui traiteront d’autres aspects de ce même thème.

 

Si l’on excepte la beauté et la diversité des paysages, que restait-il de cette « Suisse du Proche-Orient » et de sa capitale, si souvent comparée à Paris, après la guerre civile de 1975, qui dura quinze ans, et l’occupation israélienne de 1982, qui s’acheva en 2000, sans compter, bien sûr, l’occupation syrienne ? En 2004 et 2005, j’avais pu constater combien le pays s’était redressé, en dépit des vieux murs toujours creusés de balles : un secteur du bâtiment florissant, un réseau d’infrastructures reconstruit, une activité économique soutenue permettait de penser que, sans pour autant revenir à la situation des années 1960, le Liban était en bonne voie. Mais, en 2007, c’est à une terre dévastée que j’avais été confronté : la guerre, un an auparavant, avait détruit des quartiers entiers, des usines, des immeubles, les principaux ponts et les routes. Tout était à recommencer. Cette année, avec ses infrastructures rétablies, ses bâtiments neufs, ses multiples projets immobiliers en cours de réalisation ou achevés (comme les Souks, le nouveau centre luxueux de Beyrouth), le pays se dirige progressivement vers une nouvelle ère. Pourtant, une question demeure, inévitable sans pour cela sombrer dans un pessimisme excessif : pour combien de temps ?

La position géopolitique du Liban a toujours suscité les convoitises, venant du Sud comme de l’Est. Doté d’une large façade maritime, de terres fertiles (« le grenier de Rome », disait-on dans l’Antiquité) et du plus riche bassin hydrographique d’une région où l’accès à l’eau revêt une importance vitale, il bénéficierait en outre, selon de récentes découvertes, d’une partie des gisements pétroliers et gaziers offshore compris entre ses eaux territoriales, celles d’Israël et celles de Chypre, qui, s’ils étaient exploités de manière efficace dans le futur, lui assureraient une croissance inattendue et le propulseraient au rang de puissance régionale potentielle. Or une telle perspective, qui modifierait le paysage géopolitique de cette partie du monde, n’est guère du goût des Etats voisins, notamment d’Israël qui cherche déjà à l’écarter de cette manne d’hydrocarbures.

Par ailleurs, la difficile stabilité politique actuelle, qui repose sur des jeux d’alliances et un partage des pouvoirs d’une subtilité toute levantine, ne s’est jamais montrée aussi fragile. Les lignes de front se déplacent. Les signes religieux identitaires s’affirment d’une manière préoccupante. Ainsi, des restaurants qui offraient, il y a encore un an, une carte des vins, l’ont supprimée, suite à des manœuvres d’intimidation. Et les femmes qui, comme à la fin des années 1960, suivaient la mode occidentale, se font maintenant de plus en plus rares, sauf dans les zones chrétiennes ; dans certains quartiers, elles ont même pratiquement disparu sous la pression sociale et portent le hijab, le tchador, voire le niqab. Des conflits intérieurs, notamment intercommunautaires, se dessinent. L’instruction menée par le Tribunal international pour le Liban, sur l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, n’y est pas étrangère. En abandonnant la piste syrienne pour se tourner maintenant vers celle du Hezbollah, sans volonté affichée d’examiner d’éventuelles implications alternatives, ce tribunal pourrait bien involontairement ouvrir une boîte de Pandore.

Les inquiétudes se font d’autant plus grandes que le paysage communautaire de cet Etat, qui ignore la séparation des pouvoirs spirituel et temporel au point de refuser le mariage civil, s’est considérablement modifié depuis les quarante dernières années, notamment d’un point de vue démographiques. Car le taux de natalité des chrétiens reste modeste comparé à celui des musulmans, tant chiites que sunnites, affectant d’autant l’équilibre entre les populations. Bref, si une nouvelle guerre civile ne serait, à l’évidence, de l’intérêt de personne, on ne peut en exclure l’hypothèse, et chacun sait que cette perspective offrirait aux Etats frontaliers le prétexte possible d’une invasion – ils en ont pris l’habitude. Le malheur de ce territoire est de n’avoir jamais vraiment maîtrisé son destin et d’être le théâtre d’une lutte d’influence régionale (incluant notamment Israël, la Syrie, la Palestine, l’Arabie Saoudite et l’Iran) dont les enjeux le dépassent.

Dans un tel contexte, ce qu’il y a de frappant, pour un esprit occidental, est l’extraordinaire énergie déployée par les Libanais, qu’attestent l’activité économique et les incessants projets qui naissent et se réalisent. Ici, le culte aussi béat qu’illusoire du « risque zéro » dans lequel nous nous engluons en France ne paralyse aucune initiative ; l’activité reste omniprésente et, sur l’autoroute côtière comme dans les embouteillages chroniques de Beyrouth, au cœur d’une circulation chaotique qui ferait s’évanouir nos ultras de la sécurité routière, de puissants 4×4 et de luxueux cabriolets croisent des camions surchargés et d’improbables épaves qui ne roulent que par les miracles conjugués de la carrosserie et de la mécanique. L’avenir, pour précaire qu’il soit, ne rend aucunement la population timorée.

Elle aurait cependant quelques raisons de baisser les bras. Ainsi, les coupures quotidiennes d’électricité pourrissent la vie des habitants. Officiellement organisées par souci d’économie, ces interruptions, assure-t-on dans la rue, favoriseraient le marché privé de l’électricité dont quelques politiciens seraient les bénéficiaires. Ailleurs, on parle d’un trafic de produits alimentaires périmés dont les organisateurs seraient proches du pouvoir. Difficile, dans ces conditions, de faire la part de la vérité et de la rumeur.

Ailleurs encore, dans les campagnes, un bruit sourd déchire fréquemment le silence : c’est celui des réacteurs de chasseurs israéliens en mission de surveillance ; ce viol régulier de l’espace aérien d’un Etat souverain par un autre, bien qu’il s’oppose au droit international, ne soulève plus guère de protestations. Pas plus qu’il ne suscite de craintes de la part d’habitants désormais rompus à cette expérience. On en plaisante même. Plus inquiétante est la peur des enfants, réveillés en pleine nuit par un violent orage, comme ce fut le cas à la fin du mois dernier ; l’intense lumière des éclairs, immédiatement suivie du lourd grondement du tonnerre, leur fit croire à un nouveau bombardement, comme ceux qu’ils avaient vécu en 2006. Le spectre de la guerre n’est donc jamais très éloigné, qui réunit les populations dans une commune insécurité, toutes religions, toutes opinions politiques, toutes classes sociales et toutes générations confondues.

Parallèlement à ce singulier monde du quotidien, s’épanouit un autre univers, celui de l’art, où les créateurs témoignent de leur temps, souvent avec audace et lucidité, parfois avec sévérité, sans toutefois se perdre dans les querelles religieuses ou politiques. L’art, fort heureusement, construit son propre système de valeurs. C’est à l’exploration de quelques facettes de cet univers que seront consacrées les quatre prochaines chroniques.

Illustrations : Carte du Liban – Beyrouth, avant 1960, photo D.R. – Cèdre du LIban, gravure.

Thierry Savatier
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