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Odilon Redon fascine au Grand Palais

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Cézanne, Monet et Odilon Redon. Ces trois peintres majeurs qui appartiennent à la même génération, comptent parmi les plus grands passeurs de leur temps. Passeurs entre le XIXe et le XXe siècle et passeurs de témoin dans la succession ininterrompue des mouvements artistiques.
A partir de la fin du XIXe siècle, Cézanne (1839-1906), en synthétisant ses compositions, ouvre la voie au cubisme, comme le reconnaîtra volontiers Picasso ; Monet (1840-1926), de son côté, tisse un lien vers l’abstraction. Il suffit, pour s’en convaincre, de plonger, par exemple, dans ses Nymphéas : la toile impressionniste apparaît à distance, mais celui qui réalise un plan rapproché, qui focalise sur n’importe quel détail, découvre alors une image bien différente, abstraite. La référence à Jackson Pollock n’est jamais très loin, dans l’œil du spectateur.

Avec Odilon Redon (1840-1916), c’est une passerelle vers Dada et le surréalisme qui se dresse. Chacun en prend pleinement conscience en parcourant l’exceptionnelle exposition Odilon Redon, Prince du Rêve organisée jusqu’au 20 juin prochain au Grand Palais. Exceptionnelle, cette rétrospective l’est par l’ensemble des œuvres exposées : 180 peintures, pastels, fusains et dessins auxquels il convient d’ajouter une centaine d’estampes. Elle l’est aussi par son initiative, puisqu’aucun événement de cet ordre n’avait été organisé depuis 1956. Elle l’est enfin par son riche catalogue (RMN-Musée d’Orsay, 464 pages, 50 €). Il est vrai que Redon résiste aux classifications. On peut, naturellement, le ranger parmi les symbolistes, mais cette facilité s’efface devant son style qui ne peut guère se définir mieux qu’en reprenant l’expression d’Emile Hennequin : « cette originalité absolue ». Une singularité tout à fait étrangère à une époque que traversent l’impressionnisme triomphant et un art pompier à l’agonie.

Car si, dans ses premières huiles, on peut déceler l’influence de quelques maîtres – Fantin-Latour pour Mon Portrait (1867) et Delacroix pour Roland à Roncevaux (1868-1869) –, ses fusains et ses gravures, où se joue la lutte du noir et de la lumière, prennent le spectateur au dépourvu. L’univers de Redon, jusqu’au tout début du XXe siècle, ne s’attache ni au réel, ni aux scènes de genre, ni aux sujets académiques ; il puise ses sources dans un onirisme sombre (bien plus proche des brumes flamandes que de son bordelais natal) et littéraire. Ce n’est pas un hasard s’il choisit de rendre hommage à Baudelaire, Edgar Poe, Flaubert et Darwin mais aussi, dans le champ pictural, à Goya, le graveur des Caprichos, le peintre des cyclopes, sorcières et autres monstres. Et l’on s’étonnerait presque que Redon ne se soit pas confronté directement à Lautréamont, tant la communauté d’esprit semble flagrante.

Cette « œuvre au noir », pour reprendre une terminologie alchimique qui, finalement, n’est pas si incongrue, annonce clairement le surréalisme. On trouvera en effet dans Œil-ballon (1878), Le Boulet (1878), L’Esprit des bois (1880), Araignée souriante (1881), l’album A Edgar Poe (1882), Le Cœur révélateur (1883) ou L’Œuf (1885) autant de « photographies de rêve » – c’est ainsi qu’André Breton définissait la peinture surréaliste – réunissant chimères, êtres hybrides, chevaux ailés, fleurs étranges où un œil se substitue à l’androcée et au gynécée, autant de créatures peuplant un monde parallèle, imaginaire, le continent de l’inconscient.

Tout cet ensemble, résolument fascinant, occupe l’étage supérieur. Au-dessous, se trouvent les pastels et les huiles qui marquent la dernière période du peintre, de 1899 à 1916. Curieusement, si les Noirs frappent par leur modernité, leur intemporalité, le passage à la couleur s’inscrit dans le temps et paraît aujourd’hui daté. Ces œuvres incluent des scènes d’un mysticisme plutôt mièvre, des bouquets de fleurs, quelques portraits plus ou moins mondains et très « 1900 », ainsi que des panneaux décoratifs d’un bel effet, mais sans réelle puissance. Huiles, aquarelles et pastels dans le goût japonisant (un superbe Panneau rouge de 1905, Etude de chat, papillons, fleurs et femme, vers 1910-1914, Décor de la salle à manger du château de Domecy, 1900-1901) côtoient des bouquets aux couleurs ardentes. Redon réussit ce que l’on pouvait croire impossible, faire flamboyer les pastels et les fusains. Pour autant, la fascination qu’exercent les travaux de sa première période fait ici défaut. Une seule huile se détache vraiment, sans doute parce que le peintre y retrouve son inspiration originelle, Le Cyclope (vers 1914), beau et bizarre. Comme pour donner raison à Baudelaire qui avait écrit : « le beau est toujours bizarre. »

Illustrations : Affiche de l’exposition – A Edgar Poe, planche I : L’Œil, comme un ballon bizarre se dirige vers l’infini, lithographie sur Chine, 1882, © BnF – Panneau rouge, huile et détrempe sur toile, 1905, collection particulière, © François Doury.

Thierry Savatier

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