Il est vain de vouloir choisir parmi les quartiers historiques de Rome celui qui est le plus enchanteur. Comment établir un palmarès entre des sites tous aussi prodigieux les uns que les autres…
La Place du Capitole et la montée de la Cordonata, la Place d’Espagne et son escalier descendant par paliers de l’Église de La Trinité-des-Monts, voisine de la Villa Médicis, jusqu’à sa barque fontaine, la Villa Borghese et ses pins élancés, la Fontaine Trévi, la Place du Quirinal, le Pont Saint-Ange, la Place Saint-Pierre ouvrant ses colonnades du Bernin comme des bras, le Campo dei Fiori et la statue de Giordano Bruno en son milieu, la Place de la Colonna, la Place du Panthéon avec à côté celle de Santa Sopra Minerva où un éléphanteau du Bernin se marre, la trompe de côté, sans qu’on sache si c’est de son exploit de porter sur le dos un obélisque ou d’avoir sondé, dans ce lieu de l’humiliation de Galilée, la folie humaine ?
À Rome, ce ne sont pas seulement les palais ou les églises qui ont porté l’architecture à des sommets inégalés, mais aussi un pont, un simple escalier, une modeste fontaine, une place. Pour le visiteur familier qui, depuis des années, ne cesse pas de revenir s’imprégner de Rome et pour qui chaque retour pourtant est toujours la première fois, les préférences dépendent donc des circonstances et de l’humeur du moment.
La Piazza Navona, un décor à la fois grandiose et intime
Cette fois-ci, en ce mois de juillet 2009, on s’est laissé plus particulièrement séduire par la Piazza Navona. Cette place insolite que les âges par strates successives ont porté à cet achèvement architectural, a tout pour elle. Du cirque romain de Domitien, elle garde la forme oblongue fermée d’un champ de courses de chars. Les façades lumineuses des maisons et des palais sont comme toujours à Rome dans les ocres plus ou moins clairs ou foncés. À l’âge baroque, sur une de ses longueurs, Borromini y a élevé l’église de Sant’Agnese in Agone avec sa coupole entre deux clochers, tandis que son rival Le Bernin, toujours lui, dressait l’altière Fontaine des Quatre Fleuves hérissée d’un obélisque juste en face et au beau milieu de la place. À ses deux extrémités ont été ensuite ajoutées deux autres fontaines aussi gracieuses l’une que l’autre.
On est souvent venu s’y promener en fin de nuit quand, dans le silence du jour qui n’est pas encore levé, elle bruit du clapotis des tritons, sirènes et putti, maltraitant de malheureux poissons, égrené sur l’ accord puissant en basse continue du ruissellement des Quatre fleuves géants. Dans la journée, peintres et caricaturistes l’envahissent de leurs chevalets et de leurs toiles entre lesquels flânent les passants ; et, sur le pourtour, de part et d’autre du côté courbe, on se presse aux terrasses des cafés et restaurants, dont à elles seules certaines enseignes sont un menu, comme « La Dolce Vita ». Un inconvénient, les consommations ne sont pas données !
Gintaré, comme un diamant dans l’écrin de la Piazza Navona
Le soir, s’installent devant les terrasses des musiciens de rue. Le 28 juillet 2009, un groupe portugais nommé « Tuna Feminina de Economia de Porto » s’est ainsi produit : il comptait une trentaine de jeunes filles, étudiantes en économie, austèrement vêtues de robe et veste noires sur corsage blanc. S’accompagnant de guitares et de clarinettes, elles chantaient en choeur comme de bon coeur et dansaient à ravir.
Mais on n’était pas encore revenu de ce qu’on avait vu et entendu la veille. Une frêle jeune femme blonde, assise sur un tabouret, un sourire à vous arracher les larmes, avait à elle seule envoûté un coin de la Piazza Navona des chants s’élevant de son accordéon que, de ses bras grêles mais musclés, elle ouvrait et pressait tantôt languissamment pour la triste chanson des « Feuilles mortes » ou la mélodie du film « Le parrain », tantôt fougueusement, au contraire, comme « La Foule » elle-même qui rapproche puis sépare aussitôt deux êtres dans sa cohue.
Sans doute, restait-on médusé par la passion que l’artiste mettait dans son interprétation. Mais, il faut le reconnaître, la voir jouer était un ravissement plus grand encore, tant la grâce de la jeune femme rayonnait et pétrifiait les malheureux qui osaient s’attacher à son sourire yeux fermés accompagnant ses mélodies d’une musique silencieuse plus pénétrante encore. Oui, il est des moments où l’on s’abandonne dangereusement au médium qui alors à lui seul devient le message, selon le paradoxe de Mac-Luhan.
Cette jeune femme est lituanienne, et, selon ses disques, elle se prénomme Gintaré. Impossible de la manquer quand elle s’installe et noue derrière son dos les cordons de son accordéon avant qu’elle n’en fasse s’envoler ses ritournelles !
Ce soir du 27 juillet 2009, même la Piazza Navona a consenti, le temps de quelques chants d’accordéon, à n’être plus qu’un écrin, somptueux certes, mais discret, et, comme il sied à un présentoir d’orfèvre, à ne pas se mettre en avant pour faire briller de tous ses feux, une perle, une pierre précieuse, un diamant. Ce soir-là, Gintaré était cette perle, cette pierre précieuse et ce diamant.
Paul Villach