Fabrice Luchini lisant des textes de Philippe Muray, peut-on imaginer perspective plus réjouissante ? C’est celle que propose le Théâtre de l’Atelier, ce ravissant établissement à taille humaine situé place Charles Dullin (un nom qui rappelle que cet acteur le dirigea au début des années 1920). S’y rendre constitue déjà un plaisir en soi, car cette petite esplanade arborée devant laquelle se situe le bâtiment compte parmi les plus agréables du XVIIIe arrondissement. L’ombre d’Antonin Artaud, qui y fut acteur en 1922 et 1923, plane encore sur ce lieu.
Soit dit en aparté, il est dommage que ce théâtre, qui est l’un des plus charmants et accueillants de Paris, bénéficie – si l’on peut dire ! – d’un service de relations avec la presse aussi peu coopératif et si avare d’informations. Mais qu’importe : comme disait Chamfort, il faut « prendre les gens pour ce qu’ils sont et les laisser pour ce qu’ils ne sont pas ». Et mieux vaut s’intéresser à la belle performance de Fabrice Luchini.
Cet acteur, l’un des plus doués de sa génération, grand connaisseur de la littérature, n’a pas son pareil pour mettre les grands textes en valeur. Qu’il lise Céline, La Fontaine, Valéry ou Barthes, le plaisir du public reste garanti. Je me souviens l’avoir entendu dans une lecture d’Un cœur simple, cet étonnant conte de Flaubert qui ne tient que par le style : il s’y était montré époustouflant. Car, outre son talent de lecteur, Luchini sait attirer l’attention du spectateur, le surprendre, jouer avec lui jusqu’à en faire son complice. Sa manière de s’arrêter sur une phrase ou une expression pour la commenter, la pimenter d’un humour fin et incisif, introduire une digression, donne aux textes un relief qui appelle le rire autant que la réflexion. En amoureux de la langue, il sert ses auteurs avec un enthousiasme communicatif.
Et il tient, avec Philippe Muray, un écrivain à sa dimension. J’ai déjà, à plusieurs reprises dans ces colonnes, cité ce romancier et essayiste trop tôt disparu, admirateur de Céline, qui fut aussi l’un des penseurs de notre temps – un vrai penseur, s’entend, un agitateur d’idées et non l’une de ces stars médiatiques de l’intellectualisme bien-pensant qu’il aimait tant brocarder. Son style, ironique, fluide, brillant, était celui d’un pamphlétaire. Il s’attaquait en priorité aux fausses gloires et à ce travers de notre époque qu’il appelait le « monde moderne ». Non pas un monde orienté vers la modernité, mais celui de l’hyper-festif imposé et de l’infantilisation des individus que les bonnes âmes s’acharnent à protéger contre eux-mêmes sans leur demander leur avis au nom de principe de précaution, du culte du risque zéro et du bonnisme. Mordant, il dressait un portrait bien réel, mais sans concession, de notre société et des absurdités (ou nouvel ordre moral) que l’air du temps est parvenu à lui imposer à travers des groupes de pression aux revendications desquels elle accorde une importance disproportionnée.
En première ligne de ses cibles favorites, se situent les bobos qui s’offrent une psychothérapie à grands renforts de bonne conscience, de culte du politiquement correct, de discours prémâchés et de rituels tribaux. Les bobos qui ne jurent que par la très lucrative fête des voisins pour créer du « liensocial » et du « vivreensemble » tout en œuvrant pour que déguerpissent les clochards des quartiers qu’ils ont investis. Les bobos urbains (on frise ici le pléonasme…) qui mangent bio, roulent en Vélib aux beaux jours, achètent équitable, se veulent solidaires et considèrent comme vertu suprême la qualité de « citoyen responsable ». Les bobos qui prônent une « journée sans viande » pour lutter contre les gaz à effet de serre contenus dans les pets des vaches (une mesure aussi efficace pour le climat que s’ils avaient promu auprès des vaches elles-mêmes, le concept d’une journée sans pets…) en ne se souciant guère des millions de personnes pour lesquelles, faute de moyens, la journée sans viande dure six jours sur sept tout au long de l’année. Les bobos qui ne jurent que par des gadgets comme la « semaine sans écrans » dont ils assurent la promotion quotidienne sur leurs blogs (donc, devant un écran !) en oubliant les millions d’individus pour lesquels l’ordinateur est un outil de travail et la télévision une source d’information.
Les textes de Philippe Murray sont salvateurs contre la pensée unique
Les textes choisis par Fabrice Luchini parmi l’œuvre de Muray (notamment ses Exorcismes spirituels (publiés aux éditions Les Belles Lettres) se révèlent aussi corrosifs que savoureux. Une bouffée d’oxygène salvatrice contre l’air vicié de la pensée unique. Ainsi en est-il de ce poème où l’auteur croque à belles dents un archétype hilarant de la touriste altermondialiste. Ainsi en est-il encore d’une chronique, drôle et féroce, consacrée à Ségolène Royal, intitulée Le Sourire à visage humain, qu’il publia en septembre 2004, donc bien avant la campagne présidentielle. Court florilège :
« Notre époque ne produit pas que des terreurs innommables, prises d’otages à la chaîne, réchauffement de la planète, massacres de masse, enlèvements, épidémies inconnues, attentats géants, femmes battues, opérations suicide. Elle a aussi inventé le sourire de Ségolène Royal. C’est un spectacle de science-fiction que de le voir flotter en triomphe, les soirs électoraux, chaque fois que la gauche, par la grâce des bien-votants, se trouve rétablie dans sa légitimité transcendantale. […] C’est un sourire qui descend du socialisme à la façon dont l’homme descend du cœlacanthe, mais qui monte aussi dans une spirale de mystère vers un état inconnu de l’avenir où il nous attend pour nous consoler de ne plus ressembler à rien. […] Il [le sourire] a libéré le Poitou-Charentes en l’arrachant aux mains des Barbares. Il a lutté contre la pornographie à la télé ou contre le string au lycée. […] Il prend tout sur lui, christiquement ou plutôt ségolènement. C’est le Dalaï Mama du IIIe millénaire. […] C’est évidemment le contraire d’un rire. Ce sourire-là n’a jamais ri et ne rira jamais, il n’est pas là pour ça. Ce n’est pas le sourire de la joie, c’est celui qui se lève après la fin du deuil de tout. Les thanatopracteurs l’imitent très bien quand ils font la toilette d’un cher disparu. »
Chacun pourra piocher, par exemple, dans les quatre volumes d’Exorcismes spirituels, ou dans un autre essai passionnant, L’Empire du Bien (Les Belles Lettres) d’autres textes, qui ont notamment pour titres Malbaise dans la civilisation, Je ne veux pas me réapproprier la cité, Zone d’indignation protégée ou Trémolo business. Mais les privilégiés qui auront la chance de décrocher les dernières places disponibles pour les lectures du théâtre de l’Atelier (représentations les 10, 11, 24, 25 avril et 1er mai prochains) bénéficieront en prime du verbe luchinien qui procurere toujours un vrai régal pour les neurones.
Illustrations : Affiche du spectacle – Pochette du CD Luchini Flaubert – Philippe Muray, photo D.R.
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