L’exposition au Grand Palais, consacrée à » Turner et ses maîtres « , est sans nul doute l’événement culturel et artistique le plus important de ce début d’année 2010 et a, pour mérite, de nous familiariser avec le cheminement du peintre avant que ce dernier ne trouve son propre style. Celui qui, selon Delacroix, avait l’air d’un fermier anglais, assez grossier et à la mine dure et froide, n’a jamais cessé d’intriguer, non seulement ses contemporains, mais le monde de la peinture en général et, ce, jusqu’à ces tous derniers temps. En somme, Turner était descendu au tombeau avec son mystère comme une sorte d’artiste sauvage au génie involontaire.
William TURNER 1775 – 1851 *
On disait même, à son propos, que ses oeuvres étaient celles d’un grand esprit qui a sombré. Et puis il restait le fils d’un barbier de Londres, un rustre, formé sur le tas, et ne payant pas de mine. La critique l’accusera de tout ou de presque tout, entre autre de vouloir noyer la tradition dans les remous sanguinaires et solaires de sa palette ; un siècle plus tard, en plein XXe siècle, le balancier s’inversera, sans nuance excessive. Aussi cette magnifique exposition, qui a nécessité une somme de recherche et de travail considérable, réhabilite-t-elle le petit homme dont les formes indéterminées, les ciels tempétueux, les lueurs magiques avaient eu, pour conséquence, de désorienter le public, et nous le fait-elle apparaître enfin comme l’un des plus grands génies de l’art. Car le souci premier des organisateurs ne fut pas le simple plaisir de rapprocher Turner de ses maîtres, mais de le situer dans le temps et, par la même occasion, de l’associer à l’ immense héritage du passé.
Autour de 1800, alors qu’il rejoint les rangs de la Royal Academy, Turner ne cache pas encore ses dettes à l’égard de ses aînés, bien au contraire. Une part de sa clientèle retrouve à travers ses tableaux, et à bon compte, le charme, devenu inaccessible financièrement, de la peinture d’antan. Et très vite, quelques amateurs éclairés vont commencer à croire en lui et le libérer de la nécessité d’imiter les modèles chers à ses prédécesseurs.
Le premier de ses mécènes sera William Beckford, qui jouit d’une immense fortune, et rédige des contes fantastiques dans son château néogothique. Il va payer le prix fort quelques oeuvres de toute première importance, dont » La cinquième plaie d’Egypte« , où l’artiste ne craint pas de rompre l’échelle des perspectives et d’user des contrastes de lumière. Il s’applique à traduire son romantisme en déséquilibrant volontairement la représentation des choses, agitant ses toiles d’un délire extatique et organisant ainsi la mise en scène d’un monde soumis à la violence la plus extrême. Désormais plus rien ne l’arrêtera.
A trente-cinq ans, il est devenu le peintre du vertige, du terrible, d’un chaos somptueusement orchestré. Deux séjours prolongés à Venise, la cité crépusculaire des doges, en 1833 et 1840, vont lui permettre de rompre les ultimes amarres et nourrir son imagination. Autant qu’à ses exigences personnelles, il entend coller aux attentes des nouveaux touristes, lecteurs de Shakespeare et de Byron. Progressivement, il substitue au motif lui-même son rayonnement solaire ou sa lente désagrégation. Ruskin, qui sera son plus fervent avocat, écrira : » Pour qu’une oeuvre complètement terminée atteigne à la grandeur parfaite, il y faut quelque chose d’indistinct « .
Avec Turner l’indistinct a pris définitivement la pas sur le distinct, alors même que le réel s’abime davantage dans une aura hallucinée ou les eaux glauques d’océans fantômes, limites devenues mobiles d’un génie qui présuppose le futur après avoir démodé le présent. Sa lumière insolite a fini par dévorer celle de ses maîtres, les Poussin, Lorrain, Piranèse, Van de Velde et sa nature déchaînée anéantir leurs frais bocages.
* Exposition » Turner et se maîtres » au Grand Palais du 24 février au 24 mai 2010
L’avis de Marc Lenot du blog de Lunettes Rouges sur cette exposition
Après ‘Picasso et les maîtres’, ‘Turner et ses peintres’, qui, à Londres, se nommait toutefois ‘Turner and the Masters’. C’est un titre inconvenant : autant l’exposition Picasso montrait à quel point celui-ci digérait et transformait le travail des peintres dont il s’inspirait, autant cette exposition-ci (au Grand Palais jusqu’au 24 mai) nous montre pour l’essentiel un Turner copiste inspiré, suiveur respectueux de ses maîtres, digne héritier de la tradition.
D’abord, élève, membre puis professeur à la Royal Academy, très au fait de la demande pour des tableaux imitant tel ou tel style, il se coule dans l’institution et suit ‘à la culotte’ les tendances du marché. Certes, le génie de Turner est déjà là et on voit déjà les lumières vaporeuses, la dilution des formes qui le rendront célèbre (par exemple dans Le déluge, inspiré par Poussin). Mais la rigueur scientifique de l’exposition nous impose des tableaux inspirés par Titien, par exemple, qui sont d’une lourdeur désespérante (La Sainte Famille, ci-dessus) surtout quand on ose les juxtaposer à la Vierge au Lapin, si élégante : formes confuses, composition fouillis, personnages engoncés, nulle grâce hélas. Pire encore est son ‘Pilate se lavant les mains’, supposé inspiré par Rembrandt, ‘toile misérable et ratée’ dit la critique. Par contre, bien sûr, ses tableaux inspirés de Claude Lorrain (avec l’accrochage de la National Gallery les juxtaposant, reproduit ici) sont superbes.
Au moment où, à la suite des Lumières et de la Révolution, un monde nouveau se profile, Turner se retire de la peinture religieuse, historique, et se consacre aux paysages : il s’affirme comme délibérément inscrit dans une tradition anhistorique. L’exposition fait ressortir sa quête compétitive du succès : il suffit qu’un Wilkie devienne à la mode en imitant Téniers pour que, aussitôt, Turner se mette à peindre des scènes de genre, un dentiste et son fils (ci-dessus La facture impayée), un maréchal-ferrant, qui sont tristes à pleurer. Mais peut-être y a-t-il quelque gloire (et quelque argent ) à glaner par là. Qu’un Loutherbourg peigne une catastrophe (Trombe d’eau dans les montagnes alpines) et notre Turner, courant après tous les lièvres, se précipite : et hop, une ‘Avalanche dans les Grisons’. Ça ne fait pas nécessairement de la mauvaise peinture, mais c’est confus, désordonné, et surtout humainement désolant : on est à mille lieux de la manière dont Picasso travaillait, et cette partie de l’exposition, si elle est scientifiquement louable, est esthétiquement désolante.
Une des anecdotes les plus révélatrices de la roublardise de Turner, de son souci de l’effet est ce tableau Helvoetsluys, Le Ville d’Utrecht prenant la mer. Accroché avant l’ouverture du Salon de 1832 à la Royal Academy à côté d’un beau Constable (L’inauguration du pont de Waterloo), le tableau semble plat à son auteur, trop gris, trop peu accroche l’oeil. Alors, juste avant le vernissage, Turner rajoute une tache rouge dans la mer, qu’il retouchera ensuite pour en faire une bouée, mais qui n’est d’abord qu’une tache de couleur, non point résultat d’une exigence de composition, mais contrepoint compétitif au Constable, pour le faire dès lors paraître terne et discordant. Tout Turner est dans cette anecdote.
Il faut parvenir aux dernières salles pour se défaire de cette impression de suiveur et se laisser aller à la beauté éblouissante des toiles lumineuses de Turner. Regulus était un général romain à qui les Carthaginois coupèrent les paupières et qui dut alors regarder le soleil en face. Dans sa toile (Regulus, 1828/1837) Turner peint l’éblouissement même du soleil : personages et lieux n’ont plus guère d’importance, seule compte la lumière. Le peintre se dépouille enfin de ses carcans académiques et parvient à une modernité fracassante.
Dans cette sublime Tempête de neige en mer de 1842 (au long sous-titre ’bateau à vapeur au large d’un port faisant des signaux et avançant à la sonde en eau profonde. L’auteur se trouvait dans cette tempête la nuit où l’Ariel quitta Harwich’, pour bien nous signifier que le peintre était présent ce jour là), le tourbillon de neige lumineuse attire, incite à l’immersion totale, à l’ivresse mortelle, et c’est sublime.
L’exposition se clôt sur trois des toiles inachevées de 1845, et cet état d’inachèvement est une splendeur : dans ce Confluent de la Severn et de la Wye, il n’y a plus d’architecture, plus d’arbres, seulement des formes originelles et de la lumière. On en viendrait à souhaiter ne voir que ces toiles inachevées (et les voir toutes ici), on en vient à souhaiter oublier le reste de l’exposition, si pédagogique, si érudit, et se contenter de la splendeur de ces toiles de génie. Tel Regulus, on baigne dans le bonheur de l’éblouissement.
Turner l’éblouissant
L’opinion de Thierry Savatier du blog Mauvaises fréquentations
On pense toujours connaître William Turner (1775-1851), mais les œuvres auxquelles on se réfère sont généralement les plus tardives, ces incontournables paysages où celui que l’on considère, à juste titre, comme le plus célèbre des peintres anglais, se joue de la lumière et reproduit un éblouissement dans l’acception aussi bien optique qu’émotionnelle du terme.
C’est oublier que la carrière de l’artiste connut une longévité exceptionnelle pour son temps : soixante années durant lesquelles il puisa dans l’héritage des classiques et se mesura à la tradition pour, finalement, mieux s’en libérer. Son appétit visuel ne se limitait pas à l’observation des panoramas d’une Europe en pleine mutation où les états modernes se façonnaient au gré de l’Histoire, entre Révolution française, conquêtes napoléoniennes et révolution industrielle.
Tour à tour, il visita les musées, s’invita chez les collectionneurs, étudia les grands maîtres (Claude Gellée, dit le Lorrain, le Titien, Nicolas Poussin, Watteau, Canaletto, Rembrandt, Gainsborough…), sans pour autant oublier de porter un regard sur ses contemporains (Bonington, George Jones, John Constable…) ni de prendre des séries de croquis sur le vif, au fil de ses voyages.
L’exposition nous montre l’évolution de la peinture de Turner. En se confrontant aux œuvres, en traitant les mêmes sujets que ses prédécesseurs et ses contemporains – ou des thèmes approchants –, sa personnalité s’affirme. Le visiteur rencontre un peintre ambitieux, soucieux de refuser la copie servile et un artiste qui, loin des seuls paysages, aborde bien d’autres sujets moins connus, mythologiques ou allégoriques, scènes de genre, peinture religieuse, voire l’architecture.
L’accrochage met en évidence les sources d’inspiration du peintre. Ainsi, L’Intérieur de la cathédrale de Durham (1798) est-elle à rapprocher des gravures de Piranèse ; on comparera, non sans curiosité, Paysage avec Jacob, Laban et ses filles du Lorrain (1654) d’Appulia à la recherche d’Appulus de Turner (1814), Le Déluge de Nicolas Poussin (1660-1664) et celui du peintre anglais (1805). Sans oublier les vues de Venise ou, surtout, Port de mer au soleil couchant du Lorrain (1639) et Regulus de Turner, pour leurs traitements respectifs de la lumière. Autant de peintures que l’on voit trop peu et dont la réunion présente un intérêt majeur.
Sans doute quelques toiles pourront décevoir : deux tableaux, La Sainte famille (1803) et La Déposition de croix (1802), par exemple, semblent lourds et pâteux, comparés à la lumineuse Vierge au lapin du Titien. De même, Pilate se lavant les mains (1830) sombre dans une confusion pénible qui contraste avec la précision de Jésus-Christ guérissant les malades de Rembrandt.
Mais on retrouvera, avec un plaisir renouvelé, dans les dernières salles, les paysages des années 1840 d’où tout académisme est absent, où l’artiste se libère de la tradition, où il peint moins la nature que les émotions qu’elle lui inspire, où il relève le défi de donner à l’huile la fluidité de l’aquarelle, où enfin, sous son pinceau lyrique, la lumière irradie la surface, synthétise les contours, dissout les formes, saute au visage du spectateur et l’invite à plonger à l’intérieur du tableau. Une toile suffit à s’en convaincre : Tempête de neige (1842): tout y est mouvement ; la mer déchaînée, la vapeur du navire, le vent et la neige se confondent. La voie qui mène à l’Impressionnisme, voire à l’art abstrait apparaît alors, toute tracée, comme le prouve encore une toile inachevée, Confluent de la Severn et de la Wye (1845). Et l’on saisit mieux l’incompréhension que Turner suscita de son vivant par sa modernité, cette incompréhension qui, souvent et sans en prendre conscience, tresse à l’artiste les lauriers de la postérité.
Illustrations : Couverture du catalogue de l’exposition – Turner, Le Déluge, 1805, Londres, Tate Britain, © Tate Photography – Turner, Tempête de neige, 1842, Londres, Tate Britain, © Tate Photography.