Vivre au Liban. En 2012, le Liban et ses diverses communautés ne peuvent que constater une montée des tensions et de l’islamisme politique radical, alors que le printemps arabe en 2011 et sa révolution 2.0 avaient ouvert beaucoup d’espoirs de démocratie dans les pays arabes et que l’aggravation de la guerre civile en Syrie ne fait qu’amplifier les risques de déstabilisation. Le Liban pourrait-il se retrouver face à ses vieux démons?
Vivre au Liban : vers un retour des vieux démons?
Lors de sa récente visite à Beyrouth, Benoît XVI a présenté le Liban, où cohabitent plusieurs religions et où la Constitution prévoit un partage des responsabilités politiques en fonction des confessions, comme un possible « modèle » pour les Etats de la région. Langage diplomatique, vision optimiste ou – ce qui serait son rôle – argument destiné à protéger les chrétiens d’Orient ? La question reste ouverte. Car un pays qui ignore la laïcité, où le mariage civil n’existe pas et où, dans les secteurs publics et privés, obtenir un emploi dépend moins par tradition de la compétence d’un candidat que de sa religion, constitue un terreau fertile pour toutes sortes d’affrontements communautaires. L’Histoire l’a déjà prouvé avec la guerre civile de 1975.
Il est d’ailleurs significatif d’observer que beaucoup d’habitants, si résignés aujourd’hui devant les coupures d’électricités de plus en plus fréquentes qui minent leur quotidien (voir article précédent), seraient volontiers prêts à s’étriper pour des questions religieuses, même les plus futiles au regard de notre conception sécularisée, si leurs chefs de file les y poussaient. Voilà pourquoi de nombreux artistes, intellectuels et jeunes libanais scrutent avec attention la laïcité « à la française » et pensent qu’un mode d’organisation similaire pourrait mettre fin à l’instabilité croissante dont ils sont les témoins. Dans cet esprit, depuis plusieurs années, une marche laïque (Lebanese Laïque Pride) rassemble quelques milliers de manifestants qui souhaitent l’instauration du mariage civil, la fin du sectarisme religieux et l’établissement de la laïcité ; arborant des banderoles où l’on peut lire « civil marriage, not civil war », « That’s the way I laïque it » ou « Sectarianism : danger », ils semblent de moins en moins isolés, mais restent toutefois très minoritaires.
Montée des tensions entre communautés et de l’islamisme radical
Car les sources de tensions se multiplient. Les camps palestiniens, sur lesquels le gouvernement n’a aucun droit de regard, sont le bouillon de culture d’un islamisme radical d’autant plus redoutable que ces camps regorgent d’armes ; au Nord, à Tripoli et dans sa région, des groupes qui se réclament d’Al-Qaïda revendiquent la création d’une république islamique sunnite et menacent les autres musulmans sunnites de représailles s’ils n’adoptent pas leur pratique obscurantiste de l’Islam. Rappelons que les premières victimes de ces fanatiques ont toujours été leurs corréligionnaires. En outre, des affrontements armés réguliers ont lieu dans cette zone, depuis le début de la crise syrienne, entre sunnites (anti-Assad) et alaouites (pro-Assad), dont les militaires libanais, populaires mais sous-équipés, font autant les frais qu’une population qui n’en peut mais.
Autre exemple : en août dernier, à Saïda, un cheik salafiste jusque là inconnu, dont il se dit qu’un émirat gazier du Golfe le finance, est parvenu, avec une poignée d’allumés, à bloquer l’une des deux artères principales de la ville pendant plusieurs semaines pour revendiquer le désarmement du Hezbollah chiite. Plutôt que de mettre fin à ce désordre en utilisant son pouvoir de contrainte légitime, le gouvernement a préféré négocier. Cette méthode, inefficace face à un interlocuteur qui ne raisonne qu’en termes d’affrontement, fut interprétée comme un signe de faiblesse et le cheik en question, fort de sa nouvelle notoriété, menace aujourd’hui d’attaquer les villages chiites alentours. Au nom du désarmement, sans doute…
Les Libanais de toutes confessions qui acceptent d’évoquer cette situation parviennent à un constat commun : années après années, l’atmosphère se dégrade, les tensions se font plus vives. Ce qu’une artiste peintre interrogée résume assez fidèlement : « dans le passé, on savait où était l’ennemi [sous-entendu : Israël (n.d.l.a.)], aujourd’hui, on ne sait plus, il est partout, ce peut être notre voisin. » Le spectre de la guerre civile de 1975 hante de plus en plus les consciences. Il est vrai que le Liban est devenu le théâtre d’un double enjeu géopolitique qui dépasse largement le cadre de ses frontières, mais agite les communautés qui le composent.
Le premier n’est pas contemporain des événements de Syrie par hasard ; il illustre la volonté des monarchies sunnites du Golfe de briser le croissant chiite qui s’étend de l’Iran au Nord-est de l’Arabie saoudite (là où se trouvent les principaux champs pétrolifères…) en passant par Damas, et dont le Liban est un maillon. Si, comme il est prévisible, Bachar Al-Assad est « dégagé » dans les mois à venir, la digue syrienne cédera et, au pouvoir alaouite (proche du chiisme) actuel, se substituera une entité sunnite au sein de laquelle on peut raisonnablement prévoir que les fondamentalistes salafistes exerceront une réelle influence.
Cette montée en puissance de l’islamisme politique s’est déjà produite selon différents schémas en Tunisie, en Egypte et au Maroc. Il est aujourd’hui impossible de prévoir quelles seront les conséquences de ces mutations sur le Liban, mais un effet domino n’est pas à exclure, d’autant que, devant ce conflit entre les deux branches de l’Islam, les chrétiens, inquiets, adoptent aujourd’hui profil bas. Et nombre de chrétiens syriens redoutent que la chute d’Al-Assad n’entraîne à leur égard des persécutions de la part d’islamistes fondamentalistes. Pour beaucoup, la vision occidentale manichéenne suivant laquelle l’opposition syrienne polymorphe serait parée de toutes les vertus par le simple fait qu’elle combat un despote n’est qu’une illusion dangereuse qui ne tient aucun compte de la complexité des multiples paramètres en présence.
En revanche, on mesure déjà les conséquences du second enjeu géopolitique, qui n’oppose plus sunnites et chiites cette fois, mais, n’en déplaise à certains intellectuels français toujours prompts à l’angélisme, Islamistes radicaux et Occident. Dans son prêche de l’Aïd qui marque la fin du Ramadan, diffusé au moyen d’une puissante sono, un imam d’une mosquée située à quelques kilomètres au Nord de Rmaileh proclamait récemment que cette fête était une « vraie fête », contrairement à celles que l’on célèbre en Occident et qui ne sont que l’occasion de « débauches ». Ce terme et ce qu’il est supposé recouvrir semblent l’obsession maladive des islamistes ; déjà, au Maroc, l’actuel Premier ministre, bien avant d’occuper ses fonctions, avait accusé les festivals culturels de favoriser « la débauche ». Un argument si simpliste, même s’il reste marginal, a toutes les chances, sur cette terre sensible, de marquer les esprits de nombreux fidèles souvent paupérisés, dont la connaissance de l’Occident se limite à ce que veulent bien leur en montrer des chaînes de télévision parfois radicales. Car telle est bien la situation : ici comme ailleurs dans le monde arabo-musulman, une poignée d’islamistes fanatiques se prétendant seuls détenteurs de la pureté religieuse et profondément antioccidentaux, dépourvus de toute légitimité représentative mais extrêmement actifs, voire violents, joue la carte de la manipulation et de la haine de l’autre pour influencer une majorité de fidèles désarmés qui souhaitent pratiquer leur religion de manière tout à fait paisible.
Nous voyons donc un étrange paradoxe se dessiner : si l’Occident (à l’exception des Républicains américains et de leurs alliés chrétiens fondamentalistes) a été bien inspiré de récuser la théorie géopolitique du « choc des civilisations » développée par Samuel Huntington en raison de son indigence intellectuelle, il ne fait aucun doute que les islamistes les plus durs l’ont détournée à leur profit, souvent sous couvert de victimisation, pour appuyer leur lutte contre les cultures et les valeurs occidentales présentées comme impies. On ne peut, par irénisme ou crainte d’être accusé d’ « islamophobie », sous-estimer cette tendance de fond qui se dessine progressivement, au gré des révolutions arabes et des élections, sur un arc sud-méditerranéen qui s’étend du Maroc à la Syrie. On ne peut non plus, sans faire preuve d’un aveuglement comparable, toute proportion gardée, à celui des intellectuels français des années 1920-1930 face à la montée (par les urnes) des fascismes européens, refuser de considérer un phénomène qui nie par essence le bénéfice de la démocratie aux populations et dont la contagion se propage jusqu’au Sahel. Il est d’ailleurs inquiétant – les Russes, qui ont adopté une position beaucoup plus vigilante sur le sujet, l’ont bien compris – de constater que les pays occidentaux laissent, sans réagir, les monarchies pétrolières du Golfe financer les mouvements islamistes les plus radicaux jusqu’à leur porte, au risque de scier la branche sur laquelle ils sont assis, par naïveté ou dans le but illusoire de préserver la paix sociale sur leurs territoires.
« Printemps arabe » et sentiments de trahison
On ne peut enfin s’abstenir d’observer que ceux qui ont initié le Printemps arabe pour obtenir plus de démocratie (la jeunesse de la « Révolution 2.0 », les libéraux, les femmes) n’en ont récolté aucun fruit électoral et se sentent trahis. Depuis 50 ans, les populations du Maghreb et du Machrek n’ont connu que des déceptions avec leurs dirigeants, tant du point de vue politique qu’économique et social. L’arrivée au pouvoir des islamistes constitue une première et l’on comprend qu’une partie du peuple place ses espoirs dans cette nouvelle expérience, a fortiori parce que ces islamistes avaient depuis longtemps organisé un travail social de terrain que les anciens despotes négligeaient. Pour autant, si les nouveaux gouvernants ne parviennent pas à résoudre les problèmes économiques des Etats dont ils ont maintenant la responsabilité – en particulier celui du chômage –, il y a fort à penser qu’aux régimes autoritaires laïcs auxquels ils ont succédé, ils pourraient substituer des théocraties plus féroces encore afin de se maintenir en place et de prévenir toute révolte ; plus féroces car, par définition, ces théocraties seront prédatrices de toutes les libertés individuelles acquises par les citoyens de ces pays depuis les années 1960, en particulier par les femmes.
A ce sujet, même dans les territoires où les islamistes radicaux ne sont pas au pouvoir, des changements s’opèrent, et le Liban en offre l’exemple. Les plus anciens montrent avec nostalgie des photographies prises dans les années 1960-1970, sur lesquelles on peut voir des passantes, y compris musulmanes, parcourir les rues de Beyrouth et d’autres villes dans des robes légères et courtes alors qu’aujourd’hui voiles, tchadors et niqabs se multiplient à un rythme accéléré. Plusieurs observateurs français du Printemps arabe se veulent, comme d’habitude, rassurants, arguant que, dans les pays concernés, lors des élections, les islamistes les plus intégristes n’ont pas rassemblé plus de 30% des voix ; l’argument, recevable lorsqu’il s’applique aux cultures individualistes comme la nôtre, ne l’est plus s’agissant de cultures collectives (celles, justement, du monde arabo-musulman) où la pression sociale dicte leur conduite à tous les membres de la communauté. Il deviendra donc difficile, pour une femme entourée d’un nombre croissant de femmes portant le voile, de résister à cette réalité et d’affronter des regards de plus en plus réprobateurs. Dans un tel contexte, nul n’est besoin d’une loi pour imposer le port du voile ; la pression de la rue et d’une minorité très active suffit, selon le processus d’extension bien connu de la tache d’huile.
Les intellectuels et artistes libanais face aux mutations sociales et politiques
Les intellectuels et les artistes libanais s’inquiètent légitimement de ces mutations et regrettent que la France ne soit pas davantage présente sur la scène méditerranéenne. A l’occasion d’une table ronde informelle à laquelle j’avais été invité, qui réunissait un peintre, un metteur en scène, un historien de l’art et un galeriste (tous de confessions différentes), j’ai pu mesurer combien le silence de la France était incompris. Pire encore, alors que nous parlions des milieux intellectuels hexagonaux, j’ai vu une unanimité se dresser contre l’importance démesurée que les média et le pouvoir (ou l’ex-pouvoir ?) donnent chez nous à Bernard-Henri Lévy et à sa vision du Printemps arabe – « il est une honte pour la France », précisa l’un des participants tandis que les autres approuvaient. Voilà qui en dit long sur la déception des élites libanaises et leur incompréhension face à notre culte des fausses gloires germanopratines.
Pour autant, loin d’entraver leur créativité, toutes ces mutations régionales inspirent les artistes contemporains qui, jouant à plein leur rôle, posent un regard critique et interrogent la société, au risque de la choquer ou de lui déplaire. C’est à quelques-uns de ces créateurs de premier plan que seront consacrées les quatre prochaines chroniques.
Illustrations : Répartition des principales communautés du Liban (DR) – Lebanese Laïque Pride, photo © Joey Ayoub – Affiche de la dernière Lebanese Laïque Pride – Lebanese Laïque Pride, photo © Joey Ayoub.
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