Dès ses années de lycée, Alexandre Pouchkine, né le 26 mai 1799 au sein d’une famille cultivée de la haute société, vécut dans une atmosphère propice à la ferveur poétique. Comme la plupart de ses condisciples, il écrit tout jeune de nombreux vers, mais les siens sont déjà marqués par le génie. Sans doute y trouve-t-on de nombreuses influences et d’abord celles du XVIIIème français, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il a trouvé un ton, une musicalité personnelle et que s’il s’inspira des grands auteurs étrangers, il ne s’en fit jamais l’imitateur.
En 1818, la publication de ses « souvenirs de Tsarskoïe Selo » déchaîne l’enthousiasme de Derjavine son professeur et les encouragements des écrivains en vogue. Au sortir du lycée, le jeune homme est déjà couronné de l’estime générale de l’intelligentsia pétersbourgeoise, époque où son art entre dans sa première grande époque, romantique, pleine de fièvre et d’agitation, mais extraordinairement féconde et au cours de laquelle il rédigera un chef-d’oeuvre Rouslan et Lioudmila. Dès ce moment, Pouchkine s’affirme comme le premier poète russe et se positionne comme poète engagé. Ses chansons politiques sont largement répandues dans la société et attirent l’attention par leur violence. En effet, le jeune homme y fait le procès du servage et ne craint pas de s’en prendre au tsar lui-même, appelant de ses voeux « la belle aurore de la liberté« . Cette ode provocante, tombée dans les mains du sévère gouverneur de la capitale, a pour conséquence d’exiler l’auteur à Kichinev. Ce séjour au sud de la Russie, encore a demi-sauvage, loin de toute société cultivée, au contact de peuplades et coutumes étranges et primitives ne manqueront pas de le faire souffrir, mais susciteront une inspiration profondément authentique, si bien que ces années de solitude seront parmi les plus fécondes de sa vie. Grâce à ses nombreuses lectures, il découvre Byron et, avec lui, l’évasion imaginaire et le goût de l’exotisme. Rêves d’ailleurs, espérance d’un retour à la vie sauvage et pure, découverte qu’un tel retour est chimérique ; telles sont les leçons du Sud que Pouchkine exprime admirablement dans des oeuvres qui ont pour cadre les montagnes impénétrables des rives de la Mer noire ou les steppes infinies de Bessarabie et d’Ukraine : Le prisonnier de Caucase, Les tziganes, La fontaine de Bakhtchisaraï. La mort de Napoléon en 1821 lui inspire un poème qui traduit parfaitement les sentiments éprouvés par la jeunesse européenne. Pouchkine n’oublie pas ses ferveurs et ses rancune politiques, mais pas davantage que cet homme fut un favori de la victoire, l’exilé de l’univers qui a montré au peuple russe sa haute destinée. Par ailleurs, le poète laisse s’épancher son lyrisme en des poèmes comme La Muse, Le chant d’Oleg qui marquent son évolution et sa progressive séparation d’avec l’influence byronienne. Ayant enfin obtenu de revenir sur ses terres de Mikhaïlovskoé, il adresse avant ce retour un ultime salut aux flots qui avaient été le miroir de son âme tourmentée :
Adieu libre élément !
Pour la dernière fois tu agites tes vagues bleues
Et tu brilles de ta fière beauté devant moi
limite désirée de mon âme !
Que de fois, j’errai sur ton rivage tranquille
Assombri ou fatigué par de secrets desseins.
A Mikhaïlovskoé, Pouchkine, en désaccord avec ses propres parents, traverse une période difficile ; cependant, auprès de sa vieille nourrice, il s’initie avec ravissement aux contes populaires russes qui accentuent encore son goût prononcé pour le passé et lui inspirent sa fameuse tragédie historique Boris Godounov. L’influence de Shakespeare se mêle dorénavant à celle de Byron et la supplante. Avec ce retour dans le monde intellectuel et l’obtention de sa grâce de la part du nouveau tsar Nicolas Ier, commence une troisième période durant laquelle le poète cherche à satisfaire des passions longtemps réprimées et où il se livre sans retenue aux plaisirs de l’amour et des mondanités, savourant la satisfaction que lui procure sa nouvelle notoriété.
Dans les ouvrages qu’il compose alors, l’influence française a presque disparue, ce seront Le cavalier de bronze, Eugène Oneguine, La tempête. Pouchkine s’attelle également à des besognes de traducteur pour faire connaître aux Russes les auteurs qu’il apprécie, ainsi traduit-il du français La Guzla de Mérimée et de l’anglais plusieurs oeuvres de Shakespeare. Il n’en sent pas moins son inspiration faiblir et l’âge venir de façon inexorable. Il a passé la trentaine lorsqu’il se marie à la très belle, trop belle Nathalie Nikolaïevna Goutcharova qui n’a que 16 ans, mais il lui semble qu’il lui faut enfin s’ancrer dans une vie de couple stable et cesser de mener une existence dissolue. Malheureusement pour lui, sa femme, remarquée pour son élégance et son charme, va devenir le point de mire de la haute société pétersbourgeoise et de la cour elle-même, si bien que les bals succèdent aux bals et que les fastes du monde ne peuvent satisfaire à la longue son esprit exigeant, assoiffé d’idéal. Il s’en plaint dans des poèmes : » Poète, ne fais aucun cas de l’amour des foules. Tu es roi ; vis seul« . Mais il n’est plus seul. Il a également à s’occuper des deux ravissantes soeurs de sa femme auxquelles il doit trouver des maris et des quatre enfants qui sont venus égayer son foyer. Et il faut de l’argent, toujours plus d’argent pour tenir son rang. Le poète s’assombrit. Lors des réceptions, ce n’est plus lui qui focalise l’intérêt et que le tsar reçoit à sa table, mais sa femme, dont la beauté a éclipsé son génie.
C’est alors qu’apparaît Georges d’Anthès, originaire d’Alsace, qui a entre autres atouts sa jeunesse, un physique de séducteur, de l’impertinence et un protecteur puissant : le baron Heeckeren. Devenu en peu de temps la coqueluche de ces dames, d’Anthès n’a bientôt qu’une idée : prendre l’avantage dans le coeur de Nathalie. Sa cour auprès d’elle devient insistante, au point que le tout Saint-Pétersbourg ne tarde pas à en faire des gorges chaudes. Bien qu’elle restât fidèle à son époux, Nathalie n’est pas insensible à la fougue du jeune français, miroir de sa propre jeunesse. Parvient un jour, dans leur demeure des quais de la Moïka, une lettre anonyme qui met à mal l’honneur du poète. Pour calmer la rumeur, on décide dans un premier temps de marier l’insolent à l’une des soeurs de Nathalie, Catherine, mariage célébré le 10 janvier 1837, qui n’arrangera rien, d’Anthès continuant à poursuivre Nathalie de ses avances et allant jusqu’à l’assurer qu’il se donnera la mort si elle continue à se refuser à lui. Cette fois Pouchkine n’hésite plus : ce sera le duel. Le 27 janvier, dans la campagne proche de la capitale impériale, les protagonistes sont l’un en face de l’autre. Les conditions imposées par le poète sont d’une sévérité exemplaire : ce duel est organisé pour tuer. Mais sur le sol glacé, ce sera Pouchkine qui s’effondrera frappé à mort par les balles de d’Anthès. Il décède le surlendemain. Cette fin tragique, à l’âge de 38 ans, contribuera beaucoup à sa légende.
Dans sa vie posthume, Pouchkine est resté solitaire : il n’a eu en Russie, depuis sa disparition, aucun égal, aucun rival. D’emblée, comme par une grâce, dès ses poèmes de collège, il atteignit à la perfection. La beauté de sa poésie est intraduisible dans une langue étrangère, mais l’exemple de Pouchkine reste universel : il est peut-être avec Goethe le seul génie à avoir pleinement concilié romantisme et classicisme, sens du mystère, de notre dépendance vis-à-vis des forces obscures et nostalgie infinie que cette dépendance éveille en nous. Le poète a su traduire son inspiration dans la forme la plus précise, si bien que l’on ne peut manquer d’être surpris par le paradoxe qui existe entre un destin agité et une oeuvre de mesure. Ses courts poèmes sont remarquables d’équilibre et semblent défier la faiblesse humaine. C’est la raison pour laquelle Pouchkine, comme Goethe, reste sans postérité réelle.
D’autre part il a donné à la langue russe, jusqu’alors encombrée d’expressions étrangères ou figée dans le langage formel des textes administratifs, ses lettres de noblesse. En quelque sorte, la littérature russe est née avec lui. Il lui a ouvert la voie et offert les sentes les plus variées : théâtre, poème épique ou romantique, roman fantastique ou historique ; il a exploré avec une rigueur admirable les infinies ressources de la littérature.
Henri Troyat a pu écrire à son propos : L’œuvre de Pouchkine demeure pour ses compatriotes, malgré les années, les modes qui changent, les régimes qui passent, comme l’orchestration magistrale de leurs plus chers souvenirs. Ils y retrouvent l’image éternelle de leur pays, la ligne simple de son horizon, et ses longues routes qui mènent au bout du monde, et la fuite des traîneaux dans la neige imbibée de lune, et le tremblement du soleil à travers les tilleuls des parcs provinciaux, et le parfum du thé, et le rire des jeunes filles. Ils y retrouvent aussi l’âme véritable de la nation, qui n’est pas désenchantée et morbide comme trop d’étrangers ont tendance à le croire après la lecture des grands romanciers russes, mais prodigieusement gaie, naïve et saine. La pensée de Pouchkine, contrairement à celle de Dostoïevsky, de Tchékov, de Gogol, de Tourgueniev, est tonifiante. Sa conception de l’existence rappelle les maîtres de la Renaissance. Son amour de la vie donne envie de vivre. Pouchkine aimait la vie, avec fureur, avec imprudence. C’est d’aimer trop la vie qu’il est mort si tôt.