Comme chaque année, le château de Chenonceau abrite durant l’été, et jusqu’au 28 novembre prochain, une exposition d’art contemporain. Le premier peintre à avoir été invité, en 1980, était André Brasilier. Trente ans plus tard, il revient dans ce cadre exceptionnel, pour une rétrospective, courte au regard de son œuvre (une quarantaine de toiles), mais parfaitement représentative, intitulée Accord parfait.
Parlant de littérature, Buffon avait eu ce mot célèbre : « le style est l’homme même ». On pourrait en dire autant de la peinture, et singulièrement de celle de Brasilier. L’homme frappe par son élégance, son érudition, sa disponibilité, sa simplicité, son humilité même – une qualité rare qui caractérise les grands esprits dans une époque où seules semblent compter les gloires aléatoires, tapageuses et illettrées du monde du sport, des paillettes, de la politique-spectacle et de la téléréalité.
Point de paillettes, en effet, dans les tableaux de cet artiste de renommée internationale, sauf peut-être celles qui brillent dans les yeux de ceux qui les regardent. Point de paillettes, donc, mais un style très personnel (« Je peins ce que j’aime », dit-il) où l’abstraction et l’expressionnisme se côtoient dans une harmonie picturale que le titre de l’exposition reflète fidèlement.
Il serait réducteur de considérer André Brasilier comme un peintre « figuratif ». Ses influences multiples l’entraînent bien au-delà de cette catégorie. Sans doute ce Saumurois, Grand Prix de Rome à 23 ans, a-t-il tiré profit de l’œuvre de son père, peintre religieux de la mouvance Rose-Croix, qui fréquentait Joséphin Péladan (le Sâr) et Erik Satie. Mais il faut aussi chercher ailleurs pour tenter de cerner son univers, chez les symbolistes du début du XXe siècle, chez Odilon Redon, chez Maurice Denis et chez Paul Gauguin dont le peintre cite une phrase qu’il a faite sienne : « Ne peignez pas vrai, peignez vraisemblable. »
Ce « vraisemblable » se traduit dans une peinture subtile qui s’articule sur quatre thèmes principaux : la musique, les chevaux, la nature et – surtout – la femme. Dans ses toiles, l’artiste privilégie la figure, qu’il considère comme un élément indispensable. « Braque est moins important que Picasso car il a moins traité la figure », avance-t-il. Mais sa manière de travailler les sujets échappe au réalisme ; il préfère saisir l’instant dans ce qu’il présente de plus fugitif, réserver une part de rêve et de mystère (ce jeu du visible et de l’invisible cher à Redon), rechercher l’harmonie furtive du graphisme et du chromatisme ou, comme il le définit plus simplement, entre « le fait plastique et l’émotion ». Cela explique l’importance qu’il donne à la composition de ses tableaux. Cette notion primordiale d’harmonie, chère au confucianisme, n’est sans doute pas étrangère au succès que ce peintre rencontre en Asie. Voilà aussi pourquoi, probablement, il se définit comme un « peintre transfiguratif ». Sa démarche repose en outre sur une évidente spiritualité, comme lorsqu’il affirme : « La peinture capte la vie, c’est une lutte contre la mort ».
L’exposition de Chenonceau rend compte de l’œuvre. Le visiteur y trouvera un autoportrait de 1951 ; il mesurera l’évolution de l’artiste en comparant des toiles consacrées à la musique, comme la très synthétique Fosse d’orchestre de 1958, Le Quatuor saluant (1974), Musique à Beauvais (2003), Musique de chambre (2010). Un semblable exercice est permis avec les paysages (Village d’Anjou, 1957, Soir d’été à Loupeigne, 1972) et les chevaux (Le Cadre noir de Saumur, 1964, Chevaux de Neptune, 1992). Avec les années, il semble que l’art de Brasilier se soit orienté vers une plus ample souplesse des lignes et davantage de fluidité.
Cette impression est confirmée par les nombreuses toiles réalisées autour de la femme, dont certaines de grand format. La phrase de Lacan est désormais bien connue : « La Femme (avec un grand F) n’existe pas ». Or, l’œuvre d’André Brasilier apporte un brillant démenti à cette affirmation. Pour lui, non seulement la Femme existe, mais encore sa muse, son modèle ne sont autres que sa propre épouse, Chantal. Cette femme charmante, aussi modeste que son mari, tente de relativiser son rôle : « il peignait des femmes qui me ressemblaient avant même de me connaître », me confiera-t-elle. Il n’empêche, sa personne occupe une place centrale dans l’œuvre du peintre. Et le visiteur retrouvera ses traits dans nombre de tableaux, qu’ils s’intitulent Hiroshima (1998), Fenêtre sur la mer (2009) ou L’Heure bleue (2000). Notons encore Ombre et lumière (1976), beau portrait de femme dans une palette d’ocre et de noir, Lugano (1989-2010), montrant une femme se reflétant dans un miroir, peinte avec fluidité et légèreté, ou l’une des pièces maîtresses de l’exposition, Exultate jubilate (1999), grande toile qui, quoique d’une palette très différente, fait penser, par son art du mouvement, à la Danse de Matisse.
André Brasilier l’a écrit, « Pour traduire une émotion intense, il faut aimer comme un fou […] L’art est un chant d’amour ». Ces mots, aussi simples que limpides, échappent au lieu commun et l’exposition « Accord parfait » vient en confirmer le bien fondé. Rarement Chenonceau, le « château des femmes », n’avait aussi justement porté son surnom…
Illustrations : Fenêtre sur la mer, huile sur toile, 130 x 89 cm, 2009 – Musique à Beauvais, huile sur toile, 130 x 162 cm, 2003 – Hiroshima, huile sur toile, 114 x 162 cm, 1998 – Nu romain, huile sur toile, 1993 – Le Bain japonais, huile sur toile, 200 x 245 cm, 1987 – Ombre et lumière, 97 x 130 cm, 1976. Crédits photos : Jean-Louis Losi, Paris.
- Jean Pierre Sergent à l’honneur pendant l’été 2015 à Bâle et Montreux - Juil 21, 2015
- Le Voyage en Italie de Goethe ; un guide touristique passionnant - Sep 5, 2014
- « Balzac, une vie de roman », de Gonzague Saint-Bris - Juil 5, 2014