C’est un livre singulier, inclassable, mais qui devient vite irrésistible au lecteur qui ose s’aventurer au cœur de ses pages presque vides de caractères, mais pas un instant vides de sens. Telle se présente en effet L’Anthologie du vers unique (Bartillat, 238 pages, 18 €), de Georges Schehadé, publiée pour la première fois en 1977, depuis longtemps épuisée et qui vient d’être rééditée pour le plus grand bonheur des amateurs.
Georges Schehadé (1905-1989), écrivain, poète et dramaturge libanais, vivait paisiblement (pour autant qu’un poète puisse vivre paisiblement, bien sûr) à Beyrouth avant que la ville et le pays entier ne sombrent dans la guerre civile de 1975. Contraint de s’exiler à Paris, il laissa sur place toute sa bibliothèque. Pour être plus exact, il faudrait plutôt préciser qu’il emporta avec lui une partie de ses livres, gravée dans sa mémoire. C’est dans ces rayonnages virtuels qu’il puisa pour composer cette étrange anthologie suivant un cahier des charges spécifique : ne retenir de chaque poème qu’un vers, l’isoler de son contexte, s’abstenir d’en indiquer l’auteur (la liste figure volontairement en fin de volume, qui fait la plus belle part au domaine français), ne respecter aucune chronologie ni thématique ; enfin prendre soin d’écarter les auteurs encore vivant.
Le résultat se révèle étonnant. Dans ce panthéon poétique, se côtoient donc, entre autres, Mallarmé, Lamartine, Radiguet, Eluard, Valéry, Rutebeuf, Breton, Louise Labé, Théophile Gautier, Jules Laforgue, Nerval, Saint-John Perse, Clément Marot et Oscar de Milosz. Certains poètes font l’objet de nombreuses citations (Rimbaud, Baudelaire, Agrippa d’Aubigné), les noms de quelques autres sont aujourd’hui assez oubliés (Louis Bouilhet, l’ami de Flaubert, Léon Dierx, Isaac de Benserade). Et, comme l’anthologie repose sur un choix, il y a, bien entendu, quelques grands absents (Antonin Artaud, Pierre Louÿs, Desnos, René Crevel, Boris Vian), mais telle est la loi du genre.
Ce sont ainsi deux cents dix neuf vers – un par page – qui, soudain mis en lumière, délivrent leur message. Autant, naturellement, de sujets de réflexion pour le lecteur. Libre à lui, d’ailleurs, d’utiliser le livre comme il l’entend. On peut ainsi l’ouvrir au hasard, composer un poème en assemblant plusieurs vers, un peu à la manière des Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau ou à celle des cadavres exquis des surréalistes. On peut aussi, faisant appel à sa mémoire, reconstituer le poème dont le vers unique est extrait, ou tenter, à sa seule lecture, d’identifier l’auteur. Cette anthologie ouvre toutes les perspectives, qui s’étendent de la méditation à l’approche la plus ludique, mais toujours littéraire.
On y découvre nombre de perles dont voici quelques exemples : « Peu s’en fallut que le soleil ne rebroussât d’horreur vers le manoir liquide », « Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés », « L’exquise charité de sa chevelure », « Le soleil se couche en des confitures de crime », « C’est parce que leurs racines paissent le gaz que l’ombre des marronniers est bleue », « Des vols de perroquets traversent ma tête quand je te vois de profil », « Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul »…
Illustration : Georges Schehadé, photographie.
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