Le fluide corporel féminin le plus représenté dans l’histoire de l’art a toujours été le lait depuis le Moyen-âge, avec les Vierges lactatrices (Alfonso Cano, Vision de Saint Bernard), la voie lactée jaillissant du sein de Junon refusant de nourrir Hercule (Rubens, La naissance de la voie lactée) et aussi Pero allaitant son père Cimon dans les Sept Miséricordes de Caravage. Mais le lait, ce marqueur essentiel de la féminité pendant des siècles, semble s’être estompé à partir du XIXème siècle et avoir été remplacé il y a cinquante ans par le sang. Non pas le sang versé par les héroïnes au combat, ni le sang virginal de la défloration, mais le sang menstruel.
Serait-ce parce que ce sang-là incarnerait le féminisme et la liberté, alors que le lait témoignerait de maternité et d’asservissement ? Ce pourrait être vrai si seules les artistes féministes, d’Orlan-Méduse à VALIE EXPORT, de Gina Pane à Judy Chicago (Red Flag) avaient occupé ce champ. Mais quand Annette Messager l’expose en communion avec Christian Boltanski, quand Paul-Armand Gette célèbre les menstrues de la grande déesse, quand Joana Vasconcelos en fait l’économie, ce fluide prend, me semble-t-il, une autre dimension, avec un discours plus large, pas seulement féministe et identitaire.
Alors pourquoi ne célèbre-t-on plus le sein et ses secrétions lactées dans l’art contemporain ? C’est la question que je me posais tout à l’heure lors d’un savant colloque sur les fluides corporels. De jeunes vestales imperturbables dissertaient doctement sur la Merde d’artiste de Piero Manzoni, le sang de Journiac, l’urine de Serrano, le sperme de Tillmans et les règles d’Orlan, de Kiki Smith et de Carolee Schneeman, en évitant scrupuleusement de montrer la moindre émotion (une seule oratrice frémissait parfois à l’évocation de ces délices). Il fut aussi beaucoup question de fausseté (ce sang serait celui d’un poulet, cette merde celle d’un chien, ces reliques seraient truquées) et de fluides symboliques en lieu et place des fluides réels; si lait il y a aujourd’hui (Gina Pane, VALIE EXPORT), c’est du lait de vache.
Quelques découvertes dans ce domaine, et en particulier Laetitia Bourget, jeune artiste bordelaise qui semble être une des rares à faire un travail sériel en la matière, collectant ses mouchoirs utilisés comme serviettes hygiéniques. Au vu de ses vidéos (la rencontre et 7121 images), elle ne s’intéresse d’ailleurs pas qu’au corps féminin… Mais mon interrogation sur le passage du lait au sang reste ouverte.