Où est passée la tête d’Ataï,le grand chef Kanak, décapité, qui mena l’insurrection de 1878 contre les colons français? Cette tête empoisonne depuis plus de 140 ans les relations entre la Nouvelle-Calédonie et la France. Retour sur un épisode méconnu en France de l’histoire de la Nouvelle Calédonie, à l’époque de la colonisation française. Quand l’histoire et l’anthropologie sont bloquées par les conflits communautaires…
« L’Ordre et la Morale » de Mathieu Kassovitz, sorti en France le 16 novembre 2011, n’a pas pu être distribué en Nouvelle-Calédonie par le réseau classique, le propriétaire des salles s’y étant opposé.Ce film s’inspire du livre « La Morale et l’action » (1990) de Philippe Legorjus, capitaine du GIGN au moment de l’assaut de la grotte d’Ouvéa par les militaires français en avril 1998 – qui conduisit à la mort de 19 militants kanak et deux soldats. Dans cet ouvrage, Philippe Legorjus se montre très critique envers le gouvernement français qui, selon lui, a décidé de l’issue violente des négociations entre militants et militaires pour des raisons électoralistes : elle a eu lieu entre les deux tours de l’élection présidentielle qui opposa le Premier ministre Jacques Chirac et François Mitterrand (avec le résultat que l’on sait : 54% pour Mitterrand). Au-delà des souvenirs douloureux que ravivent ce film en Nouvelle-Calédonie – les militants kanak, après des mois de lutte acharnée pour être reconnus comme une force politique (appelés « les Evénements »), avaient attaqué la gendarmerie de Fayaoué, tué quatre gendarmes et enlevé trente d’entre eux pour les retenir en otage dans la grotte d’Ouvéa -, il semble important de rappeler le long et douloureux combat des Kanak pour récupérer leur terre et leur dignité. Un grand chef de tribu, nommé Ataï, symbolise depuis 140 ans cet engagement. En 1878 déjà, 25 ans après la prise de possession de la Nouvelle Calédonie par la France, il avait tenté de rejeter les Français à la mer. Après des mois d’affrontements dans toute l’île, l’armée française avait fini par le tuer. Décapité, sa tête avait été envoyée au Musée de l’Homme. Elle y est toujours. Mais les Kanak sont bien décidés à la récupérer…
Cette tête tranchée à coup de hache, puis volée, décharnée et sciée, hante les relations entre la Nouvelle-Calédonie et la France depuis presque 140 ans. Elle appartient au « Grand Chef » Ataï, qui a fomenté l’insurrection kanak de 1878, où des dizaines de colons et de Mélanésiens trouvèrent la mort. À ce jour, en dépit de nombreuses pétitions, manifestations, le crâne et le masque mortuaire de ce héros calédonien sont toujours en possession du Musée de L’Homme de Paris.
Ataï et l’insurrection kanak de 1878 en Nouvelle Calédonie
Tout commence en 1877, quand les Français s’installent en « brousse ». Ils mettent leur bétail sur les jachères des Kanaks, sans mettre de clôture, et leurs troupeaux dévorent les cultures des paysans alentour. Rapidement, des incidents sporadiques éclatent dans toute l’île. Le vieux chef coutumier Ataï va alors trouver le gouverneur de l’île. D’après le « Mémoire Calédonien » de Nouméa, il déverse un sac de terre devant lui, disant : « Voilà ce que nous avions ». Puis vide un sac de pierres : « Voilà ce que tu nous laisses. » Le gouverneur lui répond de protéger ses cultures par des barrières, Ataï réplique : « Lorsque les taros iront manger les bœufs, je les construirais. »
Pendant l’année 1878, Ataï s’allie en secret avec plusieurs chefs pour chasser les Français. Les rebelles veulent attaquer la capitale Nouméa le 24 septembre, date anniversaire de l’occupation de l’île en 1853. Mais le 19 juin, suite à une nouvelle altercation pour les terres, la famille d’un ancien forçat (« Chêne ») est assassinée. En représailles, 10 chefs de tribu sont incarcérés. Ataï et ses complices ripostent. Le 25 juin à La Foa, un groupe de Kanak tue 4 gendarmes, puis 40 quarante colons. Le 26, à Bouloupari, le poste de gendarmerie est détruit, les habitants abattus. Mi-juillet, le fort de Téremba est assiégé. Au Sud, le village de Bourail, où vivent des déportés kabyles, est attaqué. Au Nord, le village de Moindou est assailli le 21 août, puis celui de Poya, où 10 Français sont tués – et, dit-on, rituellement mangés.
À Nouméa, la panique gagne les Français. 20 Kanaks sont exécutés après un pillage, cent trente sont exilés à l’île Nou. Le commandant Gally Passeboc demande des renforts à l’armée d’Indochine, puis part en guerre contre Ataï. L’île fait 400 kms de long, 50 ou 70 de large, le centre est montagneux, la brousse épaisse. Une terre idéale pour la guérilla kanak. Le 23 juillet, les Français tombent dans une embuscade. Passeboc est tué. Son second, Rivière, continue l’offensive, brûle des villages, détruit les récoltes, mais l’offensive échoue face à des adversaires mobiles. Début août, les Français construisent un fort à La Foa. Ataï et 500 guerriers en font le siège.
Leur salut viendra du Lieutenant de vaisseau Servant, qui réussit à retourner le Grand Chef de la tribu de Canala, Gelina, divisant les forces kanak. Puis les renforts d’Indochine arrivent. Fin août, une troupe de soldats, de bagnards, d’anciens communards à qui on a promis la liberté, de Kabyles et de guerriers de Canala forment trois colonnes pour encercler les rebelles. Le 1er septembre, un détachement surprend Ataï dans son campement et le tue. La communarde Louise Michel déportée sur l’île, qui soutient l’insurrection, a raconté sa mort: « Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre de gendarmerie, de la gauche un tomahawk, ayant autour de lui ses trois fils et le barde Andja, Ataï fit face à la colonne des blancs. Il aperçut (le Kanak) Segou. Ah ! dit-il, te voilà ! Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l’un mort, les autres blessés; Andja s’élance, criant « Tango ! tango ! » (maudit ! maudit !) et tombe frappé à mort. Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï. » (Mémoires)
L’insurrection kanak continue jusque la fin décembre. La répression sera féroce. Des centaines de Mélanésiens trouvent la mort – 5% de la population. Tous les chefs rebelles sont exécutés sans jugement, les clans révoltés déplacés ou déportés à l’Ile des Pins, leurs terres confisquées. Ces spoliations, le cantonnement sur des mauvaises terres, la colonisation de l’île par les bagnards, ajoutez les épidémies, vont considérablement affaiblir les Kanak. Leur population diminue de moitié. Il n’en reste que 27000 habitants en 1921, la moitié de 1850. Le redressement sera long.
Ataï dans une boîte à formol
En 1946, les Mélanésiens deviennent des citoyens français. En 1968, le mouvement indépendantiste kanak naît avec la création du « Groupe 1878 » – en souvenir d’Ataï. Entre 1984 et 1988, une nouvelle insurrection gagne toute l’île, « les Événements ». Des maisons « caldoches » sont brûlées, des barricades dressées en brousse, dix rebelles kanaks sont tués. La violence culmine avec le massacre de la grotte d’Ouvéa. Les accords de Matignon du 26 juin 1988, signés par Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, pacifient « le caillou » et redistribuent le pouvoir entre Français et Mélanésiens. Cet accord stipule que la tête du Grand Chef Ataï doit être restituée aux Kanak. Le premier ministre, Michel Rocard, la fait rechercher.
En vain.
Que s’est-il passé après que le guerrier Ségou de Canala ait décapité Ataï ? Le lieutenant de vaisseau Servant récupère la tête et la vend 200 francs à un officier de marine – à l’époque les scalps des rebelles se vendaient 15 francs, les têtes 100. Elle réapparaît en octobre 1879 à la société d’anthropologie de Paris dans une boîte de fer blanc remplie d’alcool phénique. Le 23 octobre, l’anatomiste Paul Broca la présente à ses collègues. Le bulletin de la société (IIIe série, T2, p 616) dit : « La magnifique tête du chef Ataï attire l’attention ; le front surtout est très beau, très haut et très large. Les cheveux sont complètement laineux, la peau tout à fait noire. Le nez est très platyrrhinien, aussi large que haut. » Paul Broca en fait exécuter un moulage de plâtre, puis la décharne et découpe la boîte crânienne pour en extraire le cerveau. Il fait graver à même l’os « Ataï, chef des néo-calédoniens révoltés », puis le crâne est rangé dans une armoire parmi des centaines d’autres. Quand en 1988, Michel Rocard le fait chercher, personne ne sait plus où il est. C’est ici que l’écrivain Didier Daeninckx entre en scène…
Kanak en cage pour l’Exposition universelle
En 1997, l’auteur de « Meurtres pour mémoire » (Folio 1945) et « Le der des ders » (Folio 59), des romans engagés, se rend en Nouvelle-Calédonie à l’invitation de la bibliothèque de Nouméa. Il fait bientôt des lectures en brousse. Un soir, près de Poindimié, « autour d’un feu de camp, en mangeant du poisson cuit au lait de coco dans des feuilles de bananier », on lui parle de « Kanak exposés pendant des mois, au milieu des animaux sauvages, dans les zoos européens ». Il consulte des archives à Nouméa, Paris, et découvre qu’un groupe de Kanak a été enfermé dans un enclos, obligé de parler un langage « sauvage », pendant l’Exposition Coloniale de 1931. « Il s’agissait pourtant de chauffeurs de camion, d’employés, de pêcheurs… » explique l’écrivain. Plusieurs d’entre eux sont prêtés contre des crocodiles à un cirque allemand, la maison Hagenbeck, pour faire le spectacle à Berlin et Munich. Didier Daeninckx en tire un roman, « Cannibale » (Folio, 3290). Comme il le termine, l’équipe de France de football s’illustre, le nom du défenseur Christian Karembeu l’arrête. Un des « sauvages » de l’Exposition Coloniale s’appelait Willy Karembeu. Il va trouver le joueur. « Je lui ai montré une photo agrandie d’époque, raconte Daeninckx, il m’a aussitôt désigné Willy. C’était son grand-père paternel. Il a aussi reconnu un arrière grand-père et un grand oncle. »
Choqué par la destinée des Kanak, Didier Daeninckx écrit « Le retour d’Ataï » (2002, Folio 4329). Ironie de l’histoire, c’est lui qui va retrouver la tête du Grand Chef. Par hasard. En 2011, à la demande de la Nouvelle-Zélande, le maire de Rouen décide de restituer la tête d’un guerrier maori détenue par la ville depuis 1875 – à cette époque, comme pour les Kanak, les colons faisaient commerce d’homme tatoués, qu’ils revendaient aux musées : « Souvent, ils faisaient des chasses à l’homme pour se procurer ces trophées » rappelle Daeninckx. Très remonté, il rejoint le comité d’intellectuels qui soutient le maire de Rouen. C’est là qu’un anthropologue du Musée de l’Homme lui apprend qu’il a la tête d’Ataï dans une armoire. « En fait, explique Daeninckx, il s’agissait de son crâne décharné par Broca, pas de sa tête. On cherchait au mauvais endroit… ». L’écrivain demande à voir le crâne et le moulage. Chose faite, il prévient les Kanak. La nouvelle fait aussitôt la Une des journaux calédoniens.
Deux mois plus tard, le grand chef Bergé Kawa de la tribu de Petit Couli à Sarraméa, descendant d’Ataï d’après le droit coutumier, appelle sur sa page Facebook « toute la population kanaky » à célébrer le 24 septembre le retour du Grand Chef chez lui. Il a obtenu des garanties du commissaire de la République et du directeur du Musée de l’Homme, Michel Von Praët, que le crâne va lui être rendu. Plusieurs leaders kanaks se félicitent. Rock Wamytan, le président du Congrès de Nouvelle-Calédonie déclare : « Cette relique n’était peut-être pas aussi perdue qu’on a bien voulu le dire, et sa redécouverte tombe à point nommé. C’est peut-être un signe, l’annonce d’un geste. Ce sera l’occasion d’une grande cérémonie coutumière. »
Cependant le 23 septembre, Bergé Kawa prévient sur Facebook. La tête ne sera pas restituée. L’événement est « reporté à une date ultérieure ». Que s’est-il passé ?
Au Musée de l’Homme de Paris
Nous sommes au dernier étage du Musée de L’homme. Michel Van Praët, le directeur, est très embêté. Il ne retrouve pas pour Le Monde les photos du crâne et du moulage d’Ataï attestant de leur présence. Un photographe archiviste cherche en vain dans les fichiers. Il faut dire que la vieille bâtisse est en réfection, ses énormes collections réorganisées. En attendant, le directeur explique pourquoi les têtes n’ont pas toujours été rendues. « Au départ, les responsables du patrimoine craignaient que la France soit contrainte de restituer toutes de reliques détenues dans ses musées. Certains se demandaient si elles ne pas doivent être toutes conservées en un seul endroit, car la recherche anthropologique doit continuer sans être paralysée par des conflits communautaires. » Pour débrouiller ces questions, un colloque international s’est tenu en février 2008 au musée du Quai Branly, réunissant juristes, directeurs de musées et représentants des peuples autochtones. Les « restes humains » comme les têtes ont été considérées comme appartenant aux descendants des disparus. Michel Van Praët reprend : « Nous n’avons aucune réticence à rendre la tête d’Ataï. À la différence des têtes maories, il s’agit juste d’un transfert d’une institution à une autre, puisque nous sommes en France. Mais à qui les rendre ? »
Le fait que le sénat coutumier kanak a reconnu Bergé Kawa comme le descendant d’Ataï ne suffit pas ? « Nous voudrions une démarche consensuelle, qu’un accord soit trouvé entre les nombreux prétendants. Quand ce sera fait, nous la rendrons. Je suggère qu’elle soit exposée au Centre Culturel Tjibaou. » Soudain, le photographe entre. Il a retrouvé les deux photos. Les têtes sont bien dans ces murs. Avant de prendre congé, le directeur du Musée a conseillé : « Demandez l’autorisation de les publier aux Kanaks, ce serait respectueux…»