Il n’est pas donné à tous les artistes, alors qu’ils n’ont pas encore atteint la quarantaine, de voir publier un ouvrage consacré à leur œuvre. S’agissant d’Ayman Baalbaki, la démarche, cependant, ne surprend pas. Car ce peintre libanais, dont il a été à plusieurs reprises question dans ces colonnes (suivre ces liens : 1, 2, 3), s’impose comme l’un des créateurs les plus importants et les plus prometteurs de sa génération.
Ayman Baalbaki Beirut again and again (Londres, Beyond Art Production, 104 pages 15 £, que l’on peut se procurer en suivant ce lien) présente des peintures et des installations que l’artiste a réalisées depuis le début des années 2000. Celles-ci s’articulent autour de trois thèmes principaux : Tammouz, Errance et Al Mulatham. Le premier thème regroupe une série de toiles représentant des immeubles beyrouthins en ruine, détruits durant la guerre civile qui déchira le Liban entre 1975 et 1990 (comme le célèbre Holiday Inn, qui fut un redoutable refuge de snipers), puis durant les bombardements israéliens de l’été 2006 ; le suivant réunit des toiles et des installations relatives au nomadisme forcé qui fut le lot des réfugiés fuyant les combats ; le troisième se compose d’une série de portraits de combattants anonymes, le visage dissimulé par un casque, une cagoule ou un keffieh.
Ces œuvres émergent de l’expérience de l’artiste : les ruines constituent un univers familier depuis l’enfance – il est né l’année où la guerre civile débuta –, le nomadisme fut le sien, celui de sa famille tentant d’échapper à une guerre qui, toujours, les rattrapait ; quant aux combattants, loin de refléter une vision partisane, donc parcellaire, leur anonymat même exalte une dimension d’universalité.
Cette universalité, présente dans chaque œuvre, se traduit par un graphisme très personnel qui ne se limite pas à un public défini, ciblé. Il s’adresse autant aux Occidentaux qu’aux Orientaux, même si, au Liban, ces représentations peuvent susciter le malaise dans une population qui n’a jamais, par une volonté politique de préserver une paix intercommunautaire cependant précaire, effectué de travail de mémoire.
En accumulant la matière, par couches et touches successives, en jouant sur une palette chromatique riche et parfois contrastée, le peintre offre au spectateur, d’une certaine manière, une expérience équivalente à l’observation des Nymphéas de Monet : vues de près, les toiles semblent abstraites et leur composition complexe apparaît au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Le résultat est puissant, saisissant, d’autant plus qu’au-dessus des ruines ou en fond des portraits, des fleurs aux couleurs vives captent la lumière et forment une intense rupture avec la dimension dramatique des sujets. Ce sont les fleurs des tissus imprimés dans lesquels les femmes chiites du Sud du Liban se taillaient des robes avant que le noir ne leur soit socialement imposé par un intégrisme religieux croissant, comme si obscurité et obscurantisme devaient aller de pair. Ces tissus kitsch, considérés de mauvais goût, mais aussi joyeux, ne se trouvent aujourd’hui plus guère que sous forme de bâches ou de tentures protégeant les petites boutiques installées au bord des routes.
Ayman Baalbaki Beirut again and again ne se limite toutefois pas à des reproductions, d’ailleurs d’excellente qualité ; il inclut trois textes, écrits par Rose Issa, Michel Fani et Lutz Becker, et surtout un passionnant entretien entre Rose Issa et l’artiste. Ayman Baalbaki s’y dévoile, parle de son enfance, de ses influences (Antonin Artaud, Gustave Courbet, Jasper Jones, Rauschenberg, sans oublier son maître Marwan). Il évoque sa technique, porte un regard lucide sur la situation de l’art contemporain au Liban et, enfin, il nous éclaire sur sa démarche. L’ensemble des textes est en anglais, mais Rose Issa nous apprend que Michel Fani prépare actuellement une monographie en français qui sera la bienvenue pour le public non anglophone.
Les toiles de l’artiste sont visibles dans plusieurs musées (British Museum et Tate Modern de Londres, mais aussi à Dubaï, au Qatar et au Niger). Les collections publiques françaises seraient bien inspirées d’enrichir leurs cimaises des œuvres de ce plasticien, francophone et francophile, formé à l’Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs et à Paris VIII. Pour le moment, le public parisien peut cependant voir deux peintures sur papier et un polyptique magistral très représentatif, intitulé YUK à la galerie Claude Lemand, 16, rue Littré, 75006 Paris, Tel. 01 45 49 26 95).
Illustration : Ayman Baalbaki, YUK, 2012, acrylique sur toile, polyptique, 235 x 229 cm, © Ayman Baalbaki, Claude Lemand.
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