Nouveau et énième retour à Bangkok, confrontée à chaque fois au Bangkok de mes souvenirs, au Bangkok des premières fois. Etudiants, simples touristes, tous plus ou moins contraints – pour raison de vacances aux dates imposées – on débarquait en juillet-aout, surpris dès la descente d’avion dans ce bon vieux « Don Meuang Airport », pour entrer dans la moiteur enveloppante et tiède d’une saison des pluies, d’une mousson tropicale. D’un seul coup, la peau devenait douce et souple, les cheveux se mettaient à frisoter, le pas se ralentissait, le pouls peu à peu s’adaptait au rythme de cette Asie dans laquelle on s’engouffrait, plein d’idées toutes faites, par l’une de ses grandes portes : Bangkok.
Mes premiers souvenirs d’Asie sont humides et mouillés, ils correspondent aux récits de Jean Hougron, Lucien Bodard, Jean Larteguy sur l’Indochine, « leur » Indochine, cette Indochine qu’on cherchait à rattraper en fermant les yeux et en respirant les vapeurs qui s’échappaient des rues chauffées à blanc par un soleil laiteux. Certains bâtiments anciens ont conservé cette odeur particulière d’air conditionné d’une autre époque, mêlée à l’humidité de vieille moquette défraîchie et souvent maronnasse. Les taxis n’avaient pas de « meters » et les chauffeurs ne comprenaient pas un seul mot de ce qu’on leur baragouinait dans un anglais scolaire ou oxfordien… pour eux, c’était du bantou. Ils vous emmenaient pour des courses folles qui nous paraissaient sans fin. On nous avait prévenus, c’était tous des bandits de toute facon. Combien on devait paraître « exotiques » à ces femmes du marché flottant, avec nos regards éblouis, tellement pressés d’appuyer sur les déclencheurs de nos appareils photos. Exotique, mot qui se traduit en thaï par ce prosaïque « maa jaak thang prathet », « qui vient d’un autre pays »… et ce n’était pas faux… on venait d’ailleurs… On courait vite se faire tailler un costume chez un des indiens qui aujourd’hui encore, ont gardé cet air démodé des années soixante/soixante dix. Les chauffeurs de tuk-tuk, accoquinés à toutes sortes de magasins ou d’ateliers, vous embarquaient pour des destinations vaguement inquiétantes, et leur regard, tels des pistolets pointés sur votre tempe, vous poussaient à acheter un vrai « birman » rouge ou un « faux » saphir bleu. L’arnaque continue aujourd’hui, sous une autre forme, plus subtile, et dans des endroits plus localisés : Grand Palace, Wat Pho.
On débarquait comme Muriel Cerf, le regard vierge sur ces tropiques insondables et mystérieux, éblouis par tous ces visages sur lesquels on avait envie de lire ou plutôt de ne pas lire l’insondable âme asiatique….
Bangkok cité des anges ? Cité des dieux ? Non ! Mais cité des milles Bouddhas, assis, debout, couchés, petits ou géants, en pierre, en plâtre ou en émeraude. Ils sont partout : énigmatiques et baroques. Souriants et comme tournés vers l’intérieur. Les anges ? Il m’est arrivé d’en rencontrer. Ils avaient des visages d’enfants venus de tribus lointaines, sans identité, sans toit, occupant les trottoirs et mendiant de leur seul regard, sans jamais tendre la main. Et les démons ? Au XVIIe siècle les jésuites qualifiaient déjà le Siam de « royaume des démons ». Alors oui ! J’en ai croisé des démons ! Au détour de Patpong ou de soï Nana, dans les replis sculptés du temple du Wat Phô, dans l’ombre des bars sombres ou derrière les glaces sans tain des salons de massage. Ils avaient le sourire malicieux et innocent, la langue bien pendue des pourvoyeurs, des entremetteurs ou des victimes. Anges ou démons ? Qui peut dire ce qui se cache sous les plis d’une robe safran, dans le discours des politiciens médaillés, sous le regard oblique des bonzes ou sous les atours des travestis à la voix rauque et aux mains baladeuses ?
Ville inquiétante, louche, cupide, suicidaire et joyeuse. Monstrueuse et orgasmique. Frénétique et mythique. Néophytes s’abstenir ! Suivre le guide dans les limites permises, car Bangkok est séductrice et dangereuse. Elle brille et pue, s’élève vers le ciel telle une Manhattan aux yeux bridés, mais s’enfonce de cinq centimètres par décennies dans le sol marécageux du delta de la Chao Phraya. Ses nappes phréatiques sont pompées à mort, conséquence d’un surpeuplement tentaculaire. Pourtant impossible de l’ignorer et de passer outre, même si Chiang-Mai, l’ancienne capitale du nord, un peu jalouse, ouvre à son tour, un aéroport international. Bangkok n’est pas la Thaïlande disent les puristes. Non, mais regardez bien, toute la Thaïlande est dans Bangkok.
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