Le Chemin de Saint Jacques ne se limite pas à un espace plus ou moins large entre deux haies, deux talus ou deux fossés (ces divers éléments pouvant, bien sur, se combiner). Il est ponctué d’édifices antiques ou modernes, humbles ou grandioses qui sont les phares et balises du pèlerin au long cours.

Soyons clair : l’honnête chemin rural filant droit vers le Sud-Ouest, avec ses deux ornières parallèles, asséchées par le soleil d’août, et ses bordures d’herbes verte, est une rareté. C’est sans doute pour cela que les pèlerins le photographient avec une telle frénésie. D’abord le soleil n’est pas toujours au rendez-vous et, dans ce cas, les ornières sont boueuses, l’herbe trempée et le randonneur mal à l’aise. Ensuite il y a toutes sortes de variantes dues au relief, à la nature du sous-sol, à l’intensité de l’activité humaine et au poids de l’histoire d’où la diversité évoquée plus haut.

Mais le Chemin de Saint Jacques ne se limite pas à un espace plus ou moins large entre deux haies, deux talus ou deux fossés (ces divers éléments pouvant, bien sur, se combiner). Il est ponctué d’édifices antiques ou modernes, humbles ou grandioses qui sont les phares et balises du pèlerin au long cours. Notre arrogante époque a planté en haut des crêtes et des collines de gigantesques châteaux d’eau, des pylônes de ligne à haute tension et, depuis une dizaine d’années, des processions d’éoliennes. S’y ajoutent, parfois, les cubes blancs et rouges d’un relais radar ou les tours d’une centrale nucléaire, amers particulièrement remarquables et qu’on ne perdra pas de vue avant deux ou trois jours de marche.

Mais est-ce le chemin qui est important ou le cheminant ? Les Espagnols disent «Caminando, no hay camino» (Pour qui chemine, il n’y a pas de chemin). Ils ont raison. Dès qu’on se met en route, le chemin cesse d’exister. Ce qui compte c’est le paysage, le ou les compagnons de route, la joie ou la peine, les pensées qui vont et viennent, les chansons qu’on fredonne, les prières qu’on murmure. « Pour qui chemine, il n’y a pas de chemin» Je sais, ça peut paraître bizarre, voire un brin paradoxal, pourtant c’est l’exacte vérité. Entendons nous bien, il y a toujours un chemin mais, ou il est devant et c’est une crainte et une espérance, ou il est derrière et c’est une joie et un regret. Cependant nous continuons de marcher avec obstination, l’oeil aux aguets pour repérer flèches et balises, tous prêts à jurer que le chemin existe puisque nous l’avons parcouru.
Mieux, il nous conduit où nous devons aller. Grâces soient donc rendues à l’argile gasconne, à la caillasse castillane, aux ruisseaux galiciens, aux galets auvergnats, au calcaire pyrénéen et au macadam des ponts et chaussées français et ibériques. Ils ont épongé des hectolitres de sueur, gardé l’empreinte de millions de pas, entendus sans s’émouvoir plaintes, plaisanteries ou malédictions, certains ont même supporté le silence et l’oubli et ils continuent fidèles et muets de nous mener au bout de notre rêve.
Car marcher c’est rêver, le rêve pouvant d’ailleurs virer au cauchemar. Je passe au printemps entre deux haies que l’aubépine fleurit de l’espérance de Pâques et je m’invente une procession de gamins, le plus vieux n’a pas douze ans, ils sont en sabots, groupés derrière la croix de la paroisse et ils vont à la quête des œufs «La part à Dieu s’il vous plaît !». Plus loin, cachés dans les broussailles, les croquants sont tapis, aux aguets. Feutres délavés, guenilles et vieilles pétoires, ils guettent les messieurs de la Ferme Générale mais ils laisseront passer sans rien dire le pauvre pèlerin de Saint-Jacques qui avance en récitant ses patenôtres. Ou bien c’est l’obscurité des bois : la vie frémissante des forêts de feuillus ou le silence inquiétant des grandes plantations de résineux. Les anciens habitants des lieux sont là, à portée de voix, au détour du sentier qu’on vient de croiser ou en train de boire à la source du ruisseau qu’on va franchir. Charbonniers, bûcherons, vieilles chercheuses de fagots et de simples, chasseurs, gardes et braconniers, brigands, lépreux, scieurs de long et, en train de marquer les limites d’une prochaine coupe, Gilles Picot, Sire de Gouberville, Maître des Eaux et Forêts de sa Majesté le roi. Ils travaillent, dorment, se reposent, dînent autour du foyer installé devant la loge de feuillage. Ils courent le sous-bois, se faufilent entre les buissons, battent les taillis, traversent les futaies et se cachent dans les halliers. Autour d’eux, avec eux je devine les bêtes rousses ou noires. Un chevreuil qui ne m’a pas vu approcher, lève soudain la tête et s’enfuit en bondissant à travers un fouillis de bouleaux, ou bien c’est une fouine qui traverse le sentier revenant de quelque chasse matinale et voilà le roman de Renard qui déroule la tapisserie de ses contes pendant que j’avance en faisant craquer le tapis de feuilles mortes.
Et puis, le sentier sort de la forêt. Quel plaisir d’avoir devant soi la netteté des champs. Très loin, sur la droite, un minuscule tracteur rouge vif va et vient dans le vert cru du blé naissant. Plus loin encore, je distingue le clocher d’un village endormi ou les antennes d’un relais de téléphonie mobile. Le vent pousse vers le Nord des escadres de nuages et me voilà, les fabliaux oubliés, en route avec eux vers ma Basse-Bourgogne et les bords de la Cure.
Pour qui chemine, il n’y a pas de chemin. Mais il y a les rencontres. Ceux et celles que l’on croise, que l’on dépasse ou qui vous laissent sur place (l’envie comme la colère sont péchés mortels mais difficile de n’y pas céder lorsqu’on se traîne en boitillant, les pieds cousus d’ampoules et qu’un marcheur, sec comme un coup de trique, l’enjambée souple et assurée, vous rattrape et, sans effort apparent s’éloigne et bientôt disparaît). On échange deux mots ou on parle deux heures. Des choses se disent et s’entendent qui ne peuvent s’entendre et se dire nulle part ailleurs et qu’il vaut mieux ne pas répéter. Non parce que trop scabreuses ou trop cruelles ou pas assez passionnantes voire carrément insignifiantes, mais parce qu’il faut savoir les garder dans le secret de son cœur. Il y a des souvenirs qui ne se partagent pas.
Et puis, le chemin c’est aussi trois phrases entendues à la terrasse d’un café, le salut d’un passant et les boutades que lancent volontiers ceux qui restent à ceux qui passent. Celle que je préfère, est un cadeau d’une vieille paysanne du Vézelien, une sorte de Madeleine Proust d’entre Yonne et Cure. Je traversais son village, une après-midi de mars un peu frisquette. Elle était devant sa porte occupée à biner une étroite plate-bande de terre où commençaient de fleurir quelques touffes de jonquilles. Je la saluai, elle me rendit mon bonjour et me demanda depuis combien de temps je marchais. Je répondis avec une fausse modestie, dont je perçus aussitôt la vanité, que le temps n’avait pas d’importance. Mon interlocutrice ne laissa pas passer cette occasion de m’infliger la leçon que je méritais. « Ah ! Monsieur, me dit-elle, vous irez loin si vous ne vous arrêtez pas !» Et, là-dessus, reprenant sa binette pour me signifier que l’entretien était terminé, elle se remit à désherber ses fleurs. Honteux-zet-confus je ne jurais pas qu’on ne m’y reprendrait plus (je suis incapable de tenir quelque bonne résolution que ce soit) mais je repartis un peu moins enflé et plus léger en même temps. Cette histoire vous paraît idiote ? Tant pis, je vais aggraver mon cas et finir par un aphorisme médité pendant des kilomètres (ce qui ne le rend pas meilleur) : Tous les chemins mènent à Rome sauf LE Chemin qui mène à Saint-Jacques.
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Merci pour la marche-rêve !
« ah! monsieur, dit-elle vous irez loin si vous ne vous arrêtez pas ! »
Je suppose que c’était de l’ironie !!!
par chez nous, moins subtils, nous disons :
» si tu ne t’arrêtes pas, tu l’iras pas loin. »
Mais j’aime vraiment beaucoup vous lire , Chambolle !!!
ne soyez pas « honteux-z-et-confus »