Voyage Guatemala sur les chemins d’El Mirador, une aire monumentale de l’Amérique précolombienne. Récit d’une expédition au cœur du monde maya…
Cinq heures trente du matin, un lundi de juin, sur la piste menant de San Andrés à Carmelita, au nord du département du Petén [au Guatemala, Ndt]. On aperçoit, depuis la voiture, des propriétés agricoles, des hameaux et des restes de forêt, sous un timide soleil levant. Nous sommes onze, Guatémaltèques et Français, et avons décidé d’entreprendre une marche de cinq jours dans la réserve de Biósfera Maya, en suivant des sentiers qui nous conduiront à El Mirador et à d’autres hauts lieux de la civilisation maya, à travers une zone aujourd’hui sauvage.
Le site d’El Mirador possède une aire monumentale de quelque 25 km2, où se dressent d’énormes et fameux complexes architecturaux, tels que La Danta, qui avec ses 72 mètres de hauteur est la construction la plus élevée de l’Amérique précolombienne. Cependant, le gigantisme n’empêche pas l’élégance, qui se manifeste dans les mascarons et les panneaux en stuc, les peintures murales, les sculptures et les vases décorés. Lors de son apogée –de 300 avant J.-C. à 150 après J.-C- El Mirador devait avoir une population d’environ 200 000 habitants et était alors la capitale du Royaume Kan, dont le territoire était unifié par un ingénieux système de chaussées. Depuis 22 ans, c’est l’archéologue Richard D. Hansen, de l’Université de l’Etat de l’Idaho (Etats-Unis), qui dirige les recherches à El Mirador, dont le premier plan fut dressé en 1962 par Ian Graham.
Visiter la millénaire capitale du Royaume Kan –qui n’est accessible qu’en hélicoptère ou au prix d’un long trajet à pied ou à dos de mule- est un privilège dont n’a joui qu’un millier de visiteurs en 2008.
Lors de notre expédition, organisée par l’Asociación de Amigos del Patrimonio Natural y Cultural de Guatemala (« APANAC »), nous a accompagnés l’archéologue Edgar Suyuc, co-directeur du Projet Archéologique Cuenca Mirador. A Carmelita nous attendait le personnel local de l’expédition : les guides Adrián Centeno et Ambrosio Marín –qui fut chiclero [collecteur de « chicle », une gomme naturelle provenant du sapotillier, NdT] dans cette zone pendant 42 ans- deux cuisinières et les personnes en charge des mules affectées au transport du matériel, des vivres et de l’eau. Après le petit-déjeuner et la lecture des panneaux interprétatifs de Carmelita, nous nous engageons avec enthousiasme dans la forêt.
A une demi-heure de Carmelita, les derniers terrains cultivés coïncident avec la localisation du petit site préhispanique de La Milpa. La pyramide, bien que très détériorée, revêt une importance symbolique : elle marque l’entrée dans un autre territoire, dans une autre époque… Progressivement, la forêt devient plus dense et plus variée. Sur une branche, un flegmatique épervier inaugure une longue série d’observations d’animaux sauvages –diverses espèces d’oiseaux, des singes, des cerfs, des sangliers, des « pizotes » (blaireaux), des serpents, des lézards, des araignées… La saison des pluies n’a pas encore commencé et la sécheresse du milieu ne permet pas la prolifération des moustiques ; mais au lieu des voraces diptères, ce sont des colonnes de tiques –à l’aise dans un sous-bois où ne ruisselle pas encore l’eau des pluies tropicales- qui s’acharnent sur les voyageurs.
Une heure et demie après le début de notre marche, nous pénétrons dans le Parc Archéologique La Florida, délimité comme les autres parcs de la région par une brèche dans la forêt. Le lit d’une rivière, à sec au moment de notre passage, révèle à profusion ce qui faisait la richesse de la cité au Classique Récent (600-900 après J.-C.) : le silex. En même temps, malheureusement, de nombreuses tranchées nous informent que ces dernières décennies, des pilleurs ont cherché à s’enrichir aux dépens du patrimoine culturel. Pendant les cinq jours passés dans la forêt, nous ne cesserons plus de voir ces tristes dégradations. D’après Edgar Suyuc, le pillage, au Petén, s’est surtout déchaîné dans les années 1970 et 1980. Mais si l’homme peut profaner, il peut aussi sauver et redonner la dignité. A La Florida, nous visitons un complexe résidentiel de l’aristocratie –le groupe La Ceiba- qui fut partiellement restauré par le Projet Cuenca Mirador, en 2001.
Environ deux heures et demie après avoir abandonné La Florida, à quelque 25 km de Carmelita, d’imposants monticules couverts de végétation indiquent que nous sommes arrivés dans ce qui doit être le deuxième ou troisième plus grand site préhispanique du Guatemala : El Tintal.
À peine plus petit que le site d’El Mirador, auquel il était uni par une chaussée de près de 30 km, El Tintal possède d’énormes plateformes, des pyramides –deux desquelles dépassent les 50 mètres de hauteur- et un des terrains de jeu de balle les plus grands de l’aire maya. Un fossé protégeait le centre de cette cité qui connut un développement notable au Préclassique Récent (350 avant J.-C.-150 après J.-C.) ; mais rien ne put défendre El Tintal contre les modernes armées de pilleurs, qui creusèrent ici plus de trois mille tranchées illicites.
Près de la pyramide appelée « Henequen », sur le tracé de l’ancienne chaussée maya (ou « sacbé »), a été aménagé un campement avec des huttes et un espace pour planter des tentes. Mais avant de dîner et de nous coucher, nous montons au sommet de la pyramide précitée. De là nous pouvons admirer, dans le crépuscule, un océan d’arbres duquel émergent, telles de petites îles, les pyramides d’El Mirador et de Nakbé.
Après une nuit réparatrice, nous entreprenons, le lendemain, un long trajet de sept heures sur le millénaire sacbé. Nous entrons alors dans la Zone Naturelle et Culturelle d’El Mirador, vaste de 3000 km2, et découvrons les cinq types de forêt subtropicale –désignés sous les noms de zapotal, plamera, ramonal, tintal et cival– parmi une faune que l’on peut voir, entendre ou deviner… Les jaguars et les pumas, qui rôdent dans nos esprits et peuplent nos conversations, se dérobent au regard des hommes. A une occasion, toutefois, nous avons reconnu sur le sentier une empreinte laissée par un de ces félins.
Au cours des dernières heures de marche de la journée, le terrain s’élève. Sous les arbres s’étend un véritable champ de ruines, parfois à peine perceptibles. Soudain, un panneau de l’Insituto de Antropología e Historia [un organisme du Ministère de la Culture et des Sports du Guatemala, NdT] nous informe que nous avons atteint le site d’El Mirador. Il me revient à l’esprit une réflexion de l’archéologue britannique J. Eric S. Thompson se voyant, à l’issue de la laborieuse expédition qui le conduisit au site de Tikal dans les années 1920, en « pèlerin » arrivant « aux portes de cette Cantorbéry du Nouveau Monde » (The Rise and Fall of Maya Civilization, 1954)…
Le premier groupe architectural que nous visitons –celui de « La Muerta », dans la périphérie sud d’El Mirador- est dominé par deux modestes pyramides du Classique Récent qui furent restaurées par le Projet Cuenca Mirador. Les obscures et silencieuses chambres voûtées sont devenues l’habitat des chauves-souris. Quelques minutes après avoir quitté ce secteur, nous découvrons un grand relief taillé dans de la roche ; on y voit des êtres fantastiques et une inscription qui comprend un glyphe en forme de tête de serpent : le glyphe du Royaume Kan. Après être passés au pied de la pyramide « Los Monos » (« les singes »), d’une hauteur de 48 mètres, nous nous installons dans l’espace d’accueil des visiteurs, où nous savourons un repos très attendu. Pendant la nuit, le formidable concert du règne animal ne trouble pas longtemps notre sommeil.
Mercredi nous voyons, depuis le sommet de la pyramide « El Tigre », qui s’élève à 55 mètres, comment le soleil levant enflamme le ciel et se reflète sur les becs des toucans qui constellent la canopée. Nous apercevons, par ailleurs, quelques-unes des étapes de la visite qui nous attend : la pyramide « El León » (« le lion »), le groupe « Cascabel » (la « sonnette » du crotale), le groupe « Chicharra » (« la cigale »), l’Acropole Centrale et –attraction principale- la pyramide de « La Danta » (« le tapir »). Les colossaux édifices confèrent aujourd’hui au paysage un singulier aspect montagneux…
Lors de la visite, d’une durée de cinq heures, nous essayons d’imaginer la vénérable cité telle qu’elle devait apparaître il y a 2000 ans, avec ses palais et ses temples couverts de stuc et peints en rouge, et sans la forêt, décimée par l’urbanisation, l’agriculture et les insatiables fours destinés à la production de stuc.
Les cités, comme les civilisations, sont mortelles. A El Mirador, les chercheurs ont trouvé des traces de vandalisme, d’invasions et de guerres, à la fin du Préclassique. Après une réoccupation limitée du site au Classique Récent, les Mayas abandonnèrent définitivement la cité et la nature reprit ses droits, en donnant même leurs noms modernes aux ensembles architecturaux tombés en ruine. Dans les arbres ne cessent de s’agiter des hordes de singes évoquant d’espiègles sentinelles.
Jeudi, nous repartons d’El Mirador de bon matin, afin de regagner Carmelita, en passant une nouvelle nuit à El Tintal. En chemin, ma longue et passionnante conversation avec le guide Ambrosio Marín me rappelle à quel point la forêt est fertile partout dans le monde pour les légendes, qui font aussi partie du patrimoine culturel. Nous arrivons au site d’El Tintal en début d’après-midi et en profitons pour gravir, cette fois, son édifice le plus élevé : la pyramide « Catsin », du bien nommé complexe « La Isla » (« l’île »), aperçu hier, dans le lointain, depuis le sommet de La Danta. A la fin de cette journée qui fut particulièrement chaude, la pluie tombe pour la première fois depuis le début de l’expédition. La nuit, sous les tentes, le bruit régulier des gouttes nous transporte sans délais au royaume des rêves.
Le dernier jour, maintenant très épuisés, nous prenons le chemin le plus direct (d’une durée de quatre heures) pour Carmelita. Sur le sentier, devenu boueux, le mouvement régulier de la marche tend à engourdir notre attention et nous assoupirait presque. Mais un serpent mortel, une barba amarilla, que quelques-uns d’entre nous enjambent par mégarde, est là pour nous rappeler les dangers de la forêt. Au cours du trajet, je remarque avec intérêt les restes d’un campement de chicleros parmi les discrètes ruines d’un ensemble résidentiel préhispanique. A plusieurs siècles ou millénaires de distance, deux sociétés distinctes ont considéré opportun d’établir une demeure en ce lieu. Les derniers vestiges précolombiens que nous observons sont ceux de La Lucha, situés sur la « frontière agricole », à un peu plus d’une heure et de demie de Carmelita. Les monticules, très détériorés, semblent nous livrer un suprême témoignage avant notre retour dans le monde « civilisé » d’aujourd’hui.
Au terme de cette expédition mémorable, nous apprécions mieux les lueurs d’espoir que fait briller le développement, dans ce recoin reculé du pays, d’un tourisme communautaire et responsable.
Photos (de S. Perrot-Minnot):
- Carte sur un des panneaux interprétatifs de Carmelita.
- Le sentier entre La Milpa et La Florida.
- Chambre voûtée dans un édifice restauré de La Florida.
- Gravissement de la pyramide Henequen, à El Tintal.
- Lever du soleil vu depuis le sommet de la pyramide El Tigre, à El Mirador.
- Vue sur l’océan d’arbres, depuis le sommet de la pyramide de La Danta.
- Partie supérieure du complexe de La Danta, en cours de restauration.
- Panneaux en stuc, à El Mirador.
Récit d’une expédition au cœur du monde maya
Article paru le 2 août 2009 dans la Revista D, supplément dominical du journal Prensa Libre (Guatemala). Traduit de l’espagnol par l’auteur.
Sébastien Perrot-Minnot
Archéologue