« Inconnus ils étaient, inconnus ils sont restés. » Et, les lettres que ces « écriverons » ont adressées, avec leur manuscrit, à Raymond Queneau alors qu’il était chef du comité de lecture chez Gallimard, entre 1947 et 1974, ont été conservées, l’auteur en publie certaines qui montrent combien ces « écriverons » étaient attachés au fait d’être publiés et plus encore d’être publiés chez Gallimard, dans la fameuse collection blanche si possible.
A travers ces lettres, c’est toute l’humanité qui défile avec tous ces petits et gros travers que ces écrivains du dimanche n’hésitent pas à utiliser pour attirer l’attention du maître sur leur prétendu talent, ou même leur absence de talent, peu importe l’essentiel est d’exister grâce au livre. Le livre avait encore un réel prestige, ce n’était pas encore qu’une marchandise ou qu’un outil de promotion.
« Queneau restait étranger à la dérision sarcastique de l’intellectuel souverain. » et Claude Roy, son collègue, témoigne qu’il a joué le jeu. « Impitoyable aux fausses valeurs, refusant de perdre du temps en politesses, dédaigneux des stratégies littéraires et mondanités, Queneau, … lisait avec vigilance et sympathie les manuscrits des jeunes écrivains. Il les aidait de ses analyses parfois sévères, toujours généreuses et amicalement utiles. »
Et pourtant, les courriers n’invitaient pas forcément à la réponse, ni même à la lecture tout simplement. Je n’ai résisté au plaisir de vous citer quelques extraits qui montrent bien que tous ces candidats à l’édition étaient souvent plus pathétiques que talentueux. Il y a :
– celui qui fait du chantage après deux lettres défavorables, il écrit sous un faux nom : « « J’ai l’ennui de vous aviser que mon ami qu’on soignait pour dépression nerveuse depuis trois ans et qui vous a envoyé deux de ses manuscrits fin novembre dernier, a tenté, ce qui semblerait bien possible, de se suicider. »
– celui qui flatte bassement : « … et veuillez agréer mes plus vives félicitations pour l’originalité, le brillant de votre œuvre que je lis naturellement avec le plus raffiné plaisir. »
– celle qui tente sa chance, qui essaie de séduire : « Bien malheureusement, je suis toute en intention, comme l’enfer, sous des aspects plus souriants ! (Genre aimable blonde, vous voyez ça ?) »
– celui qui est sûre de son talent : « Sans être du métier, je crois qu’on peut vendre ça comme des petits pains »
– celui qui ne manque pas d’une certaine prétention : « Tous les préjugés sont dans la nature, personnellement j’ai celui de penser que vous seriez heureux de me connaître si vous aviez lu mes textes. »
– celui qui est convaincu qu’il y a un truc pour réussir, qu’il y a du favoritisme : « S’il y a un secret, j’aimerais le connaître afin de prendre le départ avec je ne dis pas les poulains mais les canassons de l’écurie Gallimard. »
– celui qui fait de l’humour mais avec un certain sarcasme : « Implorer Dieu le Pèère, Gallimard ses confrèères, Ou bien l’Eternité ? »
– celui qui laisse entendre qu’il a des relations : « … mon ascendance aïeulienne coïncidant avec celle d’Agathe Godard, dont le roman Pousse avec ton pain a l’honneur des Editions Gallimard, vous comprendrez peut-être cette audace. »
– celui qui fait de l’humour mais avec cynisme : « Pour l’enterrement de mon « Clavecin », j’ai bien reçu de M. Gallimard les couronnes. Plus curieux d’autopsie que de pompes funèbres, puis-je espérer connaître du médecin les causes du décès ? »
– celui qui n’hésite pas à manier la menace : « … je veux prendre le pouvoir, faire arrêter Jean Paul Sartre, faire enfermer Juliette Gréco dans un hôpital psychiatrique, .. . Je veux faire fermer la maison Gallimard,… »
– celui qui glisse sur le terrain politique : « Les gens de gauche, c’est-à-dire la plupart des gens de lettres, maintenant que la gauche est démesurée, aimeront mieux lire un adversaire déclaré plutôt qu’un de ces gauchards de bonne famille qui s’épuisent à se faire passer pour aussi à gauche que les autres. »
– celui qui joue les indignés : « c’est absolument stupide et incroyablement sinistre, révoltant, écœurant et même ignoble qu’aucun lecteur de la NRF ne se soit intéressé à mon livre. »
– celui qui est de mauvaise humeur, qui donne des leçons : « Vous êtes probablement fort occupé, mais sachez que ce n’est pas une excuse valable et votre non-réponse serait regardée comme une fuite facile. »
Et, il y en a bien d’autres : des roués, des têtus, des persévérants, des perfides, des pathétiques et certains qui essaient de faire valoir des recommandations plus ou moins véraces, et d’autres encore.
Le besoin d’être reconnu, ou simplement connu, conduit ces écrivains sans avenir à se rendre ridicule, agaçant, navrant, …. Tout leur est bon pour se faire croire à eux-mêmes qu’ils peuvent exister dans un milieu auquel ils n’ont pas accès. Ecrivain c’est un vrai métier comme Queneau le rappelle « Oui, un écrivain, c’est quelqu’un qui se rend compte qu’on n’écrit pas seulement pour se faire plaisir à soi-même, quelqu’un qui a conscience de ne pas être seul. »
Comme nous aurions aimé lire les réponses qu’il a faites à ces pauvres déçus de la plume.