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Chronique de l’oncle Chambolle : Scipion Labourdette et l’aïoli comme au pays

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Scipion Labourdette était Marseillais.  Un de pur, un vrai de vrai, Marseillais de père en fils et depuis toujours. C’est simple, le premier Labourdette (qui ne portait pas encore ce nom vu qu’il était Grec) ramait sur un des navires qui, venant de Phocée, avait touché terre dans la crique dont on a fait le Vieux Port. Un de ses descendants accompagna Pythéas dans son voyage vers Thulé. Un autre gouvernait une des galères qui transportèrent les légions de Publius Cornelius Scipio, dit l’Africain, de Sicile en Tunisie (c’est d’ailleurs depuis cette époque que, de génération en génération, on donnait, au premier-né de la famille, le nom du vainqueur d’Hannibal).

Il y avait eu un Scipion Labourdette, gabier sur la nef qui ramena de Chypre le roi Saint Louis, un Scipion Labourdette, comite sur une galère de Jacques Cœur, un Scipion Labourdette canonnier sur la frégate « L’Audacieuse »  (échappée par miracle, au désastre d’Aboukir)  et un Scipion Labourdette patron de la tartane « La Marianne » connue de Gênes à Barcelone par tout ce que la côte comptait de douaniers et de contrebandiers. On l’aura compris, les Labourdette avait dans le sang, outre les habituels globules blancs et rouges, un globule d’eau salée qui, dès que le poil leur venait au menton et même un peu avant, les poussait à s’embarquer pour aller voir si, de l’autre côté de la ligne d’horizon, ils pourraient trouver un endroit où l’air serait plus léger, les maisons plus accueillantes et les filles plus belles qu’à Marseille. La chose étant impossible, ils finissaient par revenir au pays. Ils se mariaient avec une fille du Planier ou de l’Estaque. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il leur naissait un petit Scipion et, quelques années après, le garçon prenait la mer à son tour et tout recommençait.

Scipion Labourdette, fils de Scipion Labourdette dit l’Américain parce qu’au beau temps de sa jeunesse, il avait fait six fois le voyage de Marseille à Frisco à bord du trois-mâts barque « Le Saint François », n’eut garde de rompre avec cette tradition. Seulement, comme il ne voulait pas être matelot de pont, il s’embarqua comme aide-cuisinier sur la malle qui faisait la liaison de Marseille à Saigon en passant par le canal de Suez. Le travail lui plut et il passa assez vite de l’humble rang de fouille-au-pot à celui, beaucoup plus relevé, de maître coq. Son service militaire, passé dans la cuisine d’un amiral, gourmand comme savent l’être messieurs les officiers de la Royale, lui permit d’améliorer encore un peu plus son art et, redevenu civil, il n’eut aucune peine à trouver un nouvel engagement.
Quand il annonça  à Scipion l’Américain le nom du bateau sur lequel il allait embarquer, le vieux ne put retenir un sursaut d’orgueil. Les journaux étaient pleins d’articles vantant les qualités de ce géant des océans, le plus grand, le plus rapide et le plus luxueux que les hommes aient jamais construit. Quant à Madame Labourdette mère, elle avait lu que ce navire était insubmersible et cette qualité valait pour elle, toutes les autres.
Etendu sur sa couchette, dans la cabine qu’il partageait avec le sommelier du bâtiment, Scipion souriait de satisfaction. Rien de ce qu’on avait écrit sur le bateau n’était exagéré. Même les cuisines qu’il venait de visiter étaient équipées d’un matériel que beaucoup des plus  luxueux palaces de la terre ferme auraient pu lui envier. Les chambres froides et les réserves étaient pleines à craquer de produits que, pour cette traversée inaugurale, les armateurs avaient voulus de première qualité. Le voyage s’annonçait donc sous les meilleurs auspices. Les jours qui suivirent confirmèrent ce pronostic. Le Chef, ayant reconnu en Scipion un véritable artiste, lui avait confié la délicate partie des poissons et des crustacés. Le jeune homme y donnait presque toute la mesure de son talent. Presque car, l’écrasante majorité des passagers des premières, pour lesquels officiait le Marseillais, étant anglo-saxons, l’ail était banni des préparations servies à leurs tables.
Au bout de quelques jours, cet ostracisme finit par peser sur le cœur et les papilles de Scipion. En effet, par une espèce de mimétisme, le communard qui, comme tout le monde devrait le savoir, est le cuisinier des cuisiniers, nourrissait la brigade de plats robustes et sains qui eussent été parfaits s’il avait bien voulu teinter certains d’entre eux d’une joyeuse et bienfaisante pointe d’ail. Mais ce Normand mélancolique qui dispensait l’échalote avec parcimonie et lésinait sur l’oignon, se refusait à relever ses sauces d’un atome d’ail que, pour faire anglais, il nommait garic. Personne, hélas, ne lui avait enseigné que ce patriarche des condiments, est si bon pour la santé du corps et de l’esprit que, comme Hérodote nous l’apprend, on en donnait une gousse chaque matin aux bâtisseurs de la grande pyramide et, comme le récite Homère, le sage Ulysse l’utilisa pour vaincre Circé, la sorcière.
On sait que rien comme le manque n’excite le désir. Privé d’un de ses ingrédients favoris, Scipion en devint obsédé. Bientôt il n’y tint plus. Il lui fallait retrouver la saveur de cette plante unique dont les vieux talmudistes affirment qu’il échauffe le corps et protège contre la peste.  Ayant réfléchi au moyen de contenter son envie, il s’en ouvrit à son compagnon de cabine, provençal comme lui et comme lui lassé de la fadeur anglo-normande. Il s’agissait de préparer à leur usage et à celui de quelques-uns de leurs compatriotes un aïoli « comme au pays ». Pour ne pas effaroucher le communard, Scipion proposa que le festin ait lieu dans leur cabine. Le sommelier lui fit observer qu’à cinq ou six ils y seraient un peu trop à l’étroit. Il avait, dit-il, une meilleure idée. Il avait remarqué que la bâche d’un des canots de sauvetage n’était pas convenablement fixée. Pourquoi ne pas s’y installer ? Il trouverait bien, quant à lui, le moyen, pendant la journée, d’y glisser quelques bouteilles d’un honnête bordeaux qui, faute de Cassis, accompagnerait agréablement leur petit festin. Scipion approuva et, deux jours plus tard, une fois le service terminé, on vit une demi-douzaine d’ombres diversement chargées se glisser vers les canots et disparaître sous la toile de l’un d’eux. On était là, fit observer un des invités, comme dans une tente et il était seulement dommage que la température y fut aussi froide. « Voilà de quoi la réchauffer ! » Scipion souleva la cloche qui couvrait un plat sur lequel, s’étalaient des fonds d’artichaut à la morue, en passant par les pommes de terre, les œufs durs et les haricots verts, les ingrédients classiques du grand aïoli. Manquaient les escargots et les petites seiches, mais, comme le fit observer un autre convive en lorgnant la jatte pleine de la sauce onctueuse et dorée où frétillait la vive odeur de l’ail, on avait de quoi se consoler de leur absence.
L’ail a-t-il un effet soporifique non prévu par le Talmud ou bien était-ce la conséquence d’une consommation un peu trop énergique du petit bordeaux du sommelier, toujours est-il que, deux heures plus tard, nos six gaillards dormaient fort bien, entassés les uns sur les autres au fond du canot, sans doute pour se tenir chaud. Ils dormaient encore quand ils furent réveillés par une terrible secousse, suivie immédiatement d’une affreuse sensation de chute qui, heureusement ne dura que quelques secondes avant de s’interrompre brutalement quand le canot prit contact avec la surface de l’océan en soulevant une gerbe d’eau. Fort heureusement pour nos amateurs d’ail, leur embarcation était tombée à l’horizontale et, après quelques minutes, elle ne tangua plus que légèrement au rythme de la houle. C’est alors que Scipion souleva la bâche et contempla, terrorisé, la scène qu’il avait devant les yeux. A quelques dizaines de mètres derrière le canot, la masse blanche d’un iceberg dérivait silencieusement dans la nuit, pendant qu’à un quart de mile, le Titanic, ses machines stoppées, commençait à s’enfoncer dans les eaux glaciales de l’Atlantique Nord.
Si vous visitez Notre Dame de la Garde, prenez la peine de bien regarder les ex-votos qui couvrent ses murs. Si vous êtes attentifs, vous trouverez sûrement celui-ci qui porte, je vous l’accorde, un texte un peu bizarre « Merci à la Bonne Mère et à l’aïoli  S.L. »

Découvrir la recette de l’aïoli

Chambolle

La z’ique de Makhno :

Titre modifié par l’éditeur

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Jean-Paul Rousseau (chambolle)

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