L’arrivée à Mae Sariang et à Riverhouse est toujours un moment étrange, c’est comme passer à travers le miroir : Je ne sais plus si je suis dans la réalité ou si je suis un personnage de mon propre roman « Théâtre d’Ombres » qui se déroule en partie ici. Ça commence au téléphone : j’appelle depuis Chiang Mai pour m’assurer qu’il y a une chambre libre pour moi. « Teacher ! » dit aussitôt la fille à l’autre bout de la ligne, « la 23 est libre pour vous ». La 23 c’est « ma » chambre depuis toujours.
J’ai à peine franchi les marches de la maison en bois de teck, là où on abandonne ses chaussures pour glisser pieds nus sur le bois rouge et lisse de la guesthouse que j’entends le rire sonore de la cuisinière. « Sabaïdee mai kha ? » Tu parles si je suis « sabaï dee » lorsque j’arrive dans mon refuge, loin de la circulation, de la pollution de Chiang Mai en train de se « bangkokiser ». Mais malheureusement, ici, c’est le même air saturé de particules des brûlis des villages de montagnes, un air opaque comme un brouillard qui vous prend a la gorge comme si vous aviez fumé un paquet de cigarettes complet (enfin j’imagine !)
Dans le calme de la nuit où la chaleur a gracieusement fait place à une fraicheur relative et bienvenue, je savoure les écrits de Thant Myint-U, historien et petit-fils du célèbre U-Thant, secrétaire général de l’ONU dans les années 60.
L’Histoire est-elle un éternel recommencement, bafouille-t-elle ou nous fait-elle des pieds-de-nez avec ses revirements insolites ?
Je synthétise : « En cette fin de 19e siècle, l’économie de Europe et en particulier de l’Angleterre va mal. Les grosses fortunes ne font plus fortune. Birmingham et Leeds s’encroûtent, tout le monde a peur de perdre son job et vit dans l’attente de jours meilleurs, d’une prospérité recouvrée, mais rien ne vient à l’horizon. Un voyageur écossais, de retour de l’ouest de la Chine et du bassin du Mékong écrit alors un livre : « La Birmanie et les birmans, ou le meilleur marché au monde pas encore exploité » (« The best unopened market in the world »). Mais pour atteindre ce marché il faut entrer en guerre contre Thibaw, le roi de Ava (Près de Mandalay), et le chasser de son trône.
Que la Birmanie fut alors un pays tres riche, cela ne faisait aucun doute, surtout pour les riches marchands écossais basés à Rangoon, pressés d’atteindre les forêts de teck, les puits de pétrole, les mines de rubis de l’intérieur du pays. Mais ce qui tentait le plus ces marchands c’était la perspective d’une porte s’ouvrant sur le marché sans limite de la Chine. La Birmanie n’était-elle pas la réponse aux problèmes d’emplois de Birmingham et de Leeds ? Il fallait cependant trouver une excuse à Randolph Churchill (le père de Winston) pour déclarer la guerre au roi birman Thibaw.
Pendant ce temps-là, ce bon Jules Ferry commençait à étendre son impérialisme sur l’Indochine avec de bonnes excuses à la clé. Un italien, un français et la volonté des britannique plus une histoire d’amour et de jalousie vont faire éclater la guerre. Une servante (mi grecque mi birmane) travaillant pour la reine, tombe follement amoureuse d’un ingénieur français employé par le roi Thibaw. Il abuse d’elle, part en France d’où il revient avec une épouse française ! Alors, esprit de vengeance, services secrets, fausses rumeurs…et ce sera la guerre et l’invasion.
La Birmanie est toujours très riche. La porte de la Chine s’est ouverte mais pas dans le sens voulu par Randolph Churchill, c’est le marché et les produits chinois qui ont envahi une Europe à bout de souffle et au chômage.
Nul doute que Thant Myint-U sera mon compagnon de voyage pendant mon séjour en Birmanie.
* »Theatre d’Ombres » de Michele Jullian – editions de la Fremillerie (fnac.com – chapitre.com – amazon.fr)
- Bangkok, plus qu’une ville, un symbole à préserver - Oct 27, 2021
- Désert berbère au Maroc : un appel irrésistible - Jan 14, 2020
- Etre femme nomade au Maroc berbère : hymne à la liberté, « mes »nomades - Oct 26, 2019