Quand on pousse la porte du magasin, un ingénieux système de tringles et de ressorts met en branle une sonnette dont le timbre aigre et usé résonne dans toute la maison. Aussitôt, Mademoiselle Lucie sort de son arrière-boutique. Il lui suffit de soulever un rideau pour se glisser derrière son comptoir. C’est un comptoir de chêne massif. Le trisaïeul de Mademoiselle Lucie l’a commandé quand il a ouvert l’épicerie, il y a presque un siècle, à un menuisier de la rue des Farges.
L’homme était un maître artisan et le comptoir est toujours là, solide massif et noir. Il partage la boutique en deux. Des générations de clients s’y sont accoudées. Chaque semaine, le lundi matin, l’arrière-grand-mère, puis la grand-mère puis la mère de Mademoiselle Lucie l’ont astiqué. Maintenant c’est elle qui, chaque lundi, le passe à la cire d’abeille. L’odeur de l’encaustique se mêle à celle du café en grains, du thé, des bâtons de réglisse, des berlingots et de l’huile de noix que Mademoiselle Lucie vend dans des bouteilles de verre teinté. Il y a aussi cinq ou six cageots de fruits et de légumes, des piles de conserves, des boîtes de riz, de pâtes et de légumes secs. Comme il faut rendre service et vivre avec son temps, Mademoiselle Lucie a fait installer contre le mur du fond une vitrine réfrigérée. Deux fois par semaine, un livreur de chez Allègre passe pour réassortir son contenu. Il sort de sa camionnette une douzaine de litres de lait, quelques plaques de beurre et de margarine, des pots de crème et de yaourt, du fromage et de la charcuterie emballés dans des sachets de plastique avec, dans un coin, une date imprimée au-delà de laquelle il est interdit de les vendre. Mademoiselle Lucie n’aime pas gaspiller. Quand un sachet dépasse la date fatidique, elle en fait cadeau à Madame Paron, une de ses clientes qui cohabite avec quatre chiens et autant de chats dans une petite maison de la rue de l’Ancien Four à Poissons.
Les clients justement, Mademoiselle Lucie en a de moins en moins. Des clients réguliers du moins, des solides, des habitués, des sur qui on peut compter. Maintenant les gens n’aiment guère les vieilles épiceries tenues par de vieilles demoiselles. Ils préfèrent les supermarchés où on trouve de tout, avec de grands parkings pour garer facilement sa voiture. La ville en a deux et il est question d’en construire un troisième. Voilà pourquoi, en hiver, la sonnette de la petite boutique ne tinte plus guère que sept ou huit fois par jour.
Heureusement il y a les pèlerins. La boutique de Mademoiselle Lucie est située au coin de la rue Boucherie Haute et de la rue des Tables, au pied des escaliers qui mènent à la cathédrale. C’est de là que, chaque matin, dès le retour du printemps, partent ceux qui s’en vont visiter, en Galice, le tombeau de Saint Jacques. Ils arrivent la veille, par le petit train qui, depuis Lyon et Saint Etienne remonte la vallée de la Loire. Ils passent la nuit dans un des gîtes ou des hôtels de la ville et, au petit matin, ils se retrouvent au pied de la Vierge Noire. Ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas entendent la même messe et reçoivent la même bénédiction. Tous gardent précieusement, glissée dans un coin du sac ou au fond d’une poche, la petite médaille en étain de Notre Dame du Puy.
En sortant de l’église, ils marquent un temps d’arrêt. En face d’eux, au-delà de la ville et de ses faubourgs, dans la direction de l’Ouest, ils découvrent les premières pentes du chemin. Elles ne sont pas très méchantes, mais ils savent (car ils l’ont lu ou on leur a raconté), que beaucoup d’autres suivront qui seront moins aimables. Puis, ils se mettent en route en tâchant d’assurer leur pas. Mademoiselle Lucie les regarde passer. Il y a de tout : des hommes des femmes, jeunes, vieux, seuls, en couples ou en groupes plus ou moins consistants. Suspendue au cou par un lacet ou cousue au revers de leur sac, beaucoup portent la coquille symbolique.
Souvent l’un d’eux s’arrête devant la boutique. Il se débarrasse de son sac qu’il cale contre le mur, à côté de la porte et il entre. La sonnette fait entendre son tintement et Mademoiselle Lucie toussote pour signaler sa présence (c’est qu’elle n’est pas très grande, ni très grosse, toute vêtue de noir et de gris, vieille petite fille aux cheveux blancs, à moitié cachée par le présentoir à cartes postales où s’étalent des vues de la Cathédrale et de la chapelle Saint Michel de l’Aiguille). Depuis le temps, elle a appris à connaître ces passants. Il y a les inquiets, les trop sûrs d’eux, les curieux, les indifférents, les pressés, les rêveurs et ceux qui cherchent désespérément à retarder le moment où ils seront vraiment partis. Mademoiselle Lucie les observe. Dans la boutique, ils suivent tous ou presque le même chemin. D’abord les fruits étalés près de l’entrée, puis les conserves, la vitrine réfrigérée et, pour finir, le panier de baguettes de pain qu’un boulanger de la rue Plâtrière dépose chaque matin devant le comptoir. Pour finir ils étalent sur le comptoir deux pommes, une boîte de sardine à l’huile et une demi-baguette (mais ça peut être aussi, une orange, deux tranches de jambon sec, un morceau de Cantal et un paquet de dates) puis ils demandent combien ça coûte. Le plus souvent, la question est posée en Français. Mais il arrive, et c’est de plus en plus fréquent, que ce soit en Allemand, en Anglais, en Espagnol ou en Portugais ou tout autre langage incompréhensible pour Mademoiselle Lucie qui ne parle et ne comprend que sa langue natale. Alors, elle prend l’ardoise glissée entre la caisse et le présentoir à cartes postales et, avec un morceau de craie, elle écrit la somme et la montre au client. On la paie presque toujours avec un billet de dix ou vingt euros (c’est la première halte du voyage et on n’a pas encore eu le temps de faire de la monnaie). Mademoiselle Lucie a eu du mal à se faire aux euros, mais quand on est dans le commerce, on n’a pas le choix : il faut s’adapter aux nouveautés. Elle ouvre la caisse et en sort des pièces (et des billets quand c’est nécessaire) qu’elle pose soigneusement sur le monnayeur de cuivre en comptant à voix haute. Le client ramasse sa monnaie, glisse ses achats dans une poche en plastique arrachée au paquet qui pend au-dessus des cartes postales, puis il salue Mademoiselle Lucie d’un signe de tête ou de deux mots dits en passant. Ensuite il sort de la boutique. Il range ses provisions, il charge son sac. Il le cale d’un coup de rein, boucle les sangles attrape son bâton et il se met en route. Mademoiselle Lucie le regarde s’éloigner. puis elle retourne dans son arrière-boutique attendre que la sonnette l’avertisse de l’arrivée d’un autre chaland.
Quand il n’y a personne dans le magasin, Mademoiselle Lucie passe son temps à tricoter, à lire le journal (elle commence toujours par la page des avis de décès), ou à préparer un de ses minuscules repas. De temps en temps, Madame Paron abandonne sa ménagerie et vient faire un brin de causette. Mademoiselle Lucie lui offre du thé qu’elle sert dans deux tasses en porcelaine, uniques rescapées d’un service acheté jadis par ses grands parents. Les tasses sont décorées de Chinoises ou de Japonaises, on ne sait pas très bien, qui traversent un ruisseau sur un petit pont en dos d’âne. Quand Madame Paron repart, Mademoiselle Lucie les lave et les range dans son grand buffet puis elle retourne à ses occupations. On ne peut donc pas dire qu’elle s’ennuie pourtant, elle sent bien qu’il lui manque quelque chose.
A force de voir passer ces gens qui s’en vont et qui ne reviennent jamais elle a, elle aussi, des désirs de voyages, d’ailleurs. Mais elle sait bien qu’elle ne partira pas. D’ailleurs elle n’est jamais partie. Quand elle était jeune, ses parents ne l’auraient pas permis. Après il lui a fallu s’occuper d’eux et du magasin. Maintenant elle est trop vieille. A son âge, on ne s’en va pas sac au dos, habillée en romanichel, surtout quand on a pour toutes ressources les maigres bénéfices d’une petite épicerie de quartier. Elle se console en pensant qu’en offrant aux pèlerins leur première halte, elle les rassure et les aide à aller plus loin. Elle se dit qu’elle est un peu comme ces gens qui, sur les quais des ports, libèrent de leurs amarres les grands paquebots en partance pour des pays lointains où eux-mêmes n’iront jamais. Elle pense que pour qu’il y en ait qui partent, il faut qu’il y en ait qui restent et qui fassent ce qu’il faut pour que le voyage commence vraiment.
Malgré tout, l’envie de s’en aller est toujours là. Alors Mademoiselle Lucie rêve. Elle rêve au grand Chemin que suivent ceux qui s’arrêtent dans sa boutique pour acheter une boîte de pâté ou une tablette de chocolat. Elle les voit qui grimpent les cols, traversent les rivières et s’aventurent dans les forêts. Elle voit les fleurs du bord des routes, les cailloux des chemins et les feuilles des sentiers. Elle voit la pluie, la neige, les orages et aussi le grand soleil brûlant des après-midi d’été. Mais ses rêves ne durent jamais longtemps. La sonnette annonce un client, Madame Paron lui apporte des magazines que lui a envoyés sa nièce de Paris ou tout simplement, elle lève les yeux vers le miroir pendu à côté du buffet où elle retrouve ses cheveux blancs, ses rides et ses épaules étroites bien trop fragiles pour les charger d’un de ces énormes sacs à dos. Alors elle a un petit sourire triste et la vie reprend son cours grise et tranquille jusqu’à un certain jour.
Ce matin-là, quand Mademoiselle Lucie se lève, elle sent qu’il y a quelque chose dans l’air d’un peu extraordinaire. Quand elle pousse ses volets, elle comprend tout de suite. On est en mars et pourtant la ville est blanche de neige. Dans la rue des Tables, trois employés de la mairie sont en train de tracer un chemin pour les piétons. Les deux premiers traînent derrière eux un triangle de grosses planches qui repousse la neige sur les côtés. Dans leur trace, le troisième lance de grandes pelletées de sel. Mademoiselle Lucie se dépêche de s’habiller et de sortir. Avec un balai, elle ouvre un sentier entre sa boutique et le chemin municipal. Puis elle rentre chez elle, et fait chauffer le café de son petit-déjeuner. Elle est en train de le verser dans son bol de grosse faïence (encore un souvenir de ses grands parents) quand elle entend la sonnette.
Ils sont deux dans la boutique, deux hommes : un grand maigre, sec, le teint mat, le cheveu et l’œil noirs l’air pas commode et l’autre, plus petit, plus rond, mais qui, pour le reste, ressemble au premier. C’est lui qui parle. Il pose sur le comptoir deux oranges, un sachet de dattes, une boîte de thon à l’huile et une baguette qu’il a prise dans le grand panier d’osier posé devant le comptoir. Mademoiselle Lucie est honnête, elle le prévient que ce pain est rassis car le boulanger de la rue Plâtrière n’est pas encore arrivé. Elle ajoute qu’ils trouveront du pain frais quand ils passeront place du Piot où ils trouveront le magasin de Madame Houchot. Les deux hommes la regardent en souriant. C’est le grand qui parle à présent. Le pain rassis leur suffira. En pèlerinage, il faut savoir se contenter de ce qu’on trouve. Puis il demande combien il doit. Mademoiselle Lucie prend son ardoise et fait l’addition. C’est le petit qui paie avec un billet de cinq euros. Mademoiselle Lucie lui rend sa monnaie. Il la prend, la glisse dans la poche de sa veste et il sort suivi de son compagnon. Comme d’habitude, Mademoiselle Lucie les regarde partir puis elle retourne dans son arrière-boutique.
Un quart d’heure après le boulanger arrive. Comme chaque matin, Mademoiselle Lucie lui ouvre la porte. En descendant de sa camionnette, le boulanger se met à rire : « Dites donc Mademoiselle Lucie, vous avez ouvert une poissonnerie ? » Il lui montre deux coquilles Saint Jacques à moitié enfoncées dans la neige à côté de son magasin. Mademoiselle Lucie les ramasse, elle explique que c’est sans doute les deux pèlerins qui viennent de passer chez elle qui les ont perdues. Le boulanger est de bonne humeur ce matin. En rangeant les baguettes dans leur panier, il continue de plaisanter : « C’est pas dans la Margeride ni sur l’Aubrac qu’ils vont en trouver de nouvelles ! » Mademoiselle Lucie sourit poliment. En même temps elle se baisse et ramasse les deux coquilles. Le boulanger s’esclaffe :« Vous allez pouvoir jouer des castagnettes ». Quand il remonte dans sa camionnette, il rit toujours et quand il prend la rue des Farges pour rejoindre le boulevard il rit encore en pensant à cette vieille godiche d’épicière plantée devant sa boutique tenant à la main ses coquillages dégoulinants de neige.
Mademoiselle Lucie ne rit pas. Depuis qu’elle a ramassé les coquilles il lui vient en tête une idée… mais une idée comme il ne lui en était jamais venu. Elle pense que ces pèlerins ont besoin de leurs coquilles et que, comme c’est elle qui les a trouvées, c’est à elle de les leur rendre. Naturellement, elle sait que c’est une idée stupide. Comment pourrait-elle rattraper les pèlerins ? Elle n’a pas de voiture ce qui, en plus, ne servirait à rien puisqu’ils prennent des petits chemins où, surtout par temps de neige les autos ne peuvent pas passer. Il faudrait aller à pied, mais c’est impossible. Elle n’a ni les chaussures ni les vêtements qui conviennent et puis elle ne marche pas très vite. Allons, il faut être raisonnable. Mademoiselle Lucie prend un balai pour faire un peu de ménage mais il n’y a rien à faire : chaque fois que son regard tombe sur les coquilles la même idée folle la reprend. Au bout d’un moment elle n’y tient plus. Elle pose le balai dans un coin et elle va dans son arrière-boutique. Elle enfile le gilet et le gros manteau de laine noir qu’elle met pour aller à la messe du samedi soir. Elle chausse ses bottines à talon plat. Elle prend son sac à main et elle y glisse les coquilles. Sur l’ardoise de la caisse elle écrit « Fermé. Je reviens de suite » et elle la pose bien en vue dans sa vitrine. Ensuite elle sort, elle ferme la porte à clé et elle descend la rue des Tables.
Quand elle arrive rue Saint Jacques elle marque un temps d’arrêt. Sûrement elle ne rattrapera jamais les deux pèlerins. Ils vont trop vite, ils sont trop loin et puis il y a cette neige. Mais elle n’hésite pas longtemps. C’est le boulanger qui lui a ouvert les yeux quand il a parlé de la Margeride et de l’Aubrac. Pour certains la coquille n’est pas seulement un vague symbole qu’on porte plus pour les autres que pour soi-même, c’est un lien avec l’invisible, une compagne qui inspire et protège. Les pèlerins de tout à l’heure sont de ceux-là. Elle sait qu’elle doit les rejoindre. Pour pouvoir aller au bout de leur voyage, ces deux là ont besoin de leurs coquilles. Si elle ne les leur rend pas, elle ne leur aura pas donné ce que, jusqu’ici , elle a offert à tous, le minuscule élan qui vous met en chemin.
Elle repart. Le long de la rue des Capucins les lames des chasse-neiges ont recouvert les trottoirs d’une épaisse couche blanche dans laquelle elle enfonce jusqu’aux mollets. Elle essaie de marcher sur la chaussée, mais la neige a gelé et il est presque impossible de garder son équilibre. Elle regagne donc le trottoir. Quand elle arrive à la sortie de la ville, elle a les pieds trempés. Planté au bord d’un champ, un panneau marqué de la coquille, indique un chemin qui monte droit vers la montagne de la Vesseyre. Les deux pèlerins sont passés par là. On voit les traces jumelles qu’ils ont laissées de chaque côté de la piste. Tous les quatre pas, à côté des minces sculptures ciselées dans la neige par les semelles, la marque ronde de leurs bâtons, rythme leur progression. A son tour, Mademoiselle Lucie s’engage dans le chemin. Ses traces menues ondulent entre les empreintes des deux pèlerins. Hélas, plus elle avance, plus il est difficile de marcher. Soufflée par le vent, la neige a formé des congères qu’il lui faut contourner pour avancer. C’est sûr, elle ne va pas pouvoir continuer très longtemps. Cette idée était vraiment folle. « Une idée de vieille fille stupide » pense-t-elle « Stupide et frigorifiée. ». Mais elle est tenace. Elle pense à son père qui disait d’elle : « Lucie est têtue comme une vieille mule ». « Parfaitement, pense-t-elle, je suis une vieille mule et une fois qu’elle s’est mise en route une vieille mule ne s’arrête pas avant d’avoir atteint son but ». Donc elle fait un pas, et un pas et un pas, et encore un pas, gros oiseau sombre et maladroit qui se traîne en boitillant au milieu des champs.
C’est ce qui la sauve. Les deux pèlerins qu’elle suivait avait mis du temps à sortir de la ville s’étant égarés dans le faubourg. Une fois remis sur la bonne route, ils ont un peu trop pressé l’allure. Maintenant ils sont arrêtés à la Croix de Jalasset, pour souffler un peu. Au loin ils voient la petite silhouette noire qui avance vers eux très lentement. Peut-être un autre pèlerin qu’ils retrouveront tout à l’heure quand ils arriveront à Montbonnet et à son gîte. Ils se baissent pour reprendre leurs sacs et c’est alors qu’ils s’aperçoivent que leurs coquilles ont disparu. Le grand dit qu’elles se sont peut-être détachées au moment où ils ont laissé tomber leurs sacs à terre. Ils se mettent donc à fouiller la neige et, naturellement, ils ne trouvent rien. Quand ils se redressent, ils ont les mains gelées et un moral en berne. La petite silhouette noire a grandi. Elle avance de plus en plus lentement. Le plus petit sort une paire de jumelles de sa poche et regarde. Ce qu’il voit est tellement incroyable qu’il ne trouve rien à dire à son compagnon. Il se contente de lui donner les jumelles en lui faisant signe de regarder à son tour Mademoiselle Lucie qui avance en titubant son sac serré contre sa poitrine.
Deux heures plus tard, dans le taxi qui la ramène au Puy, Mademoiselle Lucie pense à ce qu’elle vient de vivre : comment les deux pèlerins ont couru à sa rencontre ; comment ils l’ont presque portée pour arriver au hameau de la Roche ; elle pense aussi, elle pense surtout, à leurs yeux quand elle a ouvert son sac pour leur rendre leurs coquilles. Ces yeux-là l’ont payée de tout, du froid, de la neige, de ses doutes, de sa peur et même de ce qu’a murmuré, à mi-voix, la femme qui les avait accueillis quand elle a raconté son histoire. Elle pense qu’on a raison de dire d’elle qu’elle est une vieille folle mais que, si la folie c’est de permettre aux autres d’aller à la rencontre de leurs rêves il vaut mieux n’être pas trop raisonnable.
En entendant ces pensées, son ange gardien qui volait au-dessus de la voiture se lance dans une éblouissante série de figures de voltige qu’il termine par un impeccable virage sur l’aile. Après quoi, il entre dans la voiture et s’installe à côté du chauffeur qu’il salue d’un sourire vu que c’est un de ses plus vieux amis. En même temps que lui, quelqu’un s’est assis à côté de Mademoiselle Lucie. Quelqu’un qui, Lui aussi, tout le temps qu’Il a passé sur cette terre n’a jamais été, non plus, très raisonnable. L’ange salue réglementairement puis, sur un signe du nouveau passager, il sort une auréole de sa poche et la place délicatement sur la tête de mademoiselle Lucie.
Pendant ce temps, sur le plateau qui, par Ramourouscle, mène à Montbonnet, deux pèlerins avancent en silence. Suspendues à leurs sacs leurs coquilles se balancent au rythme de leurs pas. Tout à coup, sans savoir pourquoi, le plus grand se met à chanter. Aussitôt l’autre reprend l’air à la tierce. Vous la connaissez. C’est une des plus vieilles chansons jacquaires «
D’mandons à la Mère de Grâce
Qu’elle prie son enfant
Qu’au ciel puissions avoir place
Près de Saint Jacques le Grand »
C’est à peu près au même instant qu’un lièvre qui baguenaude le long de la départementale voit le taxi de Mademoiselle Lucie s’envoler, monter en piqué vers le ciel et disparaître derrière un nuage. Un homme aurait crié au miracle. Pas le lièvre, il sait qu’il n’y a rien de plus normal que d’aller en Paradis dans un taxi conduit par Saint Christophe.
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