J’ai rencontré Rémy, à Anglés. C’est, à une trentaine de kilomètres de Castres, une des étapes de la voie qui, en passant par Arles, Toulouse et le Somport, conduit les Provençaux et les Italiens à Puente de la Reina où ils se mêlent au flot des jacquets venus du nord. Après avoir partagé le solide dîner de la ferme auberge de Peybarthès qui nous accueillait ce jour là, nous avons commandé une infusion censée nous préparer une nuit sans insomnie.
Tout en sirotant notre verveine, nous échangions ces propos décousus : impressions, plaisanteries et souvenirs qui, depuis toujours, font la conversation des pèlerins quand ils se retrouvent au soir d’une journée de marche. Je ne sais plus pourquoi, j’évoquais le nom de Navarrenx. Rémy eut un petit rire «Tu n’aurais pas rencontré Frère Francis toi aussi ?» Non, je n’avais pas rencontré de Frère Francis. Je n’en avais même jamais entendu parler, mais, je ne demandais qu’à en savoir davantage et Rémy me raconta cette histoire :
«Quand nous sommes arrivés à la petite route qui descend vers l’abbaye de la Sauvelade, il n’était pas tout à fait midi. Il faisait un temps de pèlerin, ni trop chaud, ni trop frais et nous marchions tranquillement, sans avoir besoin de parler car le bonheur est rarement bavard. Soudain, au débouché d’un virage, nous avons vu un marcheur venir à notre rencontre. C’était un petit homme sec, la peau tannée par le soleil qui portait, suspendue au cou par un lacet de cuir, la coquille des pèlerins de saint Jacques. Depuis que nous suivions le Chemin, c’était bien la première fois que nous croisions quelqu’un qui n’allait pas à Santiago mais qui avait l’air d’en revenir. Je voulus en avoir le coeur net. Quand il arriva à notre hauteur, après les salutations d’usage, je lui posais la question. Il répondit bien volontiers. Il était moine et portait en religion le nom de frère Francis. Au début du printemps, avec la permission de son supérieur, il avait quitté son couvent bourguignon pour faire le voyage de Compostelle. Il y était arrivé au moment des fêtes de la Saint Jacques. Ensuite, ses dévotions accomplies, il était reparti, à pied comme il était venu, vers son point de départ, le pays de Beaune. Je lui demandais comment s’était passé son pèlerinage. Avec une simplicité toute évangélique, il me répondit qu’étant moine, il avait fait voeu de pauvreté. Il lui fallait donc compter sur la charité de son prochain, laquelle, la Providence aidant, ne lui avait, heureusement, jamais fait défaut. Il est vrai qu’il ne se contentait pas de tendre la main : Aux âmes compatissantes, il offrait, en échange de leur aumône, des images pieuses qu’un de ses amis, desservant de la chapelle de la bienheureuse Marguerite Marie Alacoque, la sainte de Paray le Monial, lui avait envoyé avant son départ. Images maintenant deux fois bénies puisque celles qui lui restaient avaient été pressées contre le buste de saint Jacques quand il lui avait donné l’abrazo rituel au-dessus du maître autel de la cathédrale de Santiago.
Qu’auriez-vous fait à ma place ? continua Rémy. Je pris mon portefeuille et j’en tirais un billet de vingt euros que je tendis à Frère Francis avec le vague sentiment que je me montrais un peu pingre. Le moine n’eut pas l’air de s’apercevoir de ma gène. Au contraire, il saisit l’argent avec empressement et le glissa dans la poche d’une veste qui avait, un jour, été bleue, tout en me prodiguant remerciements et bénédictions. En même temps, il prit dans son sac une poche en plastique frappée du sigle d’une chaîne de supermarchés. Il en sortit un lot d’images. Il les examina un instant puis, en me recommandant de la conserver précieusement car elle ne pouvait manquer de me valoir la puissante et double protection de la mystique bourguignonne et du patron de l’Espagne, il me donna un Jésus au Sacré-Coeur comme je n’en avais plus contemplé depuis le jour lointain de ma communion solennelle. Je glissais l’image dans mon portefeuille puis je repris mon sac. Frère Francis fit de même et nous nous séparâmes, lui poursuivant en direction de Lacq et nous continuant notre descente vers l’abbatiale dont la cloche venait de sonner onze heures.
Ce soir là, à Navarrenx, nous nous retrouvâmes une dizaine dans le gîte communal. Au lieu de dîner dans un quelconque restaurant,, nous avions décidé de partager un repas préparé à frais communs. Le menu, n’avait rien d’extravagant mais deux bouteilles d’un honnête madiran et, surtout, le plaisir d’être ensemble, compagnons d’une même aventure, compensaient largement ce que notre jambon-pâtes-camembert pouvait avoir d’ordinaire. Bien entendu, nous parlâmes pèlerinage et pèlerins. J’achevais de raconter la conversation que j’avais eue, quelque part entre Rieutort d’Aubrac et Nasbinals avec un ex colonel de l’armée Belge, quand mon voisin, Robert un petit Franc-Comtois au visage mangé de barbe, prit la parole pour demander si, comme lui, nous avions croisé aujourd’hui, Frère Francis, le moine pèlerin qui s’en revenait à pied de Santiago. Tout le monde avait eu cette chance, ce qui était bien naturel puisque lui et nous marchions en sens inverse. Robert fit le récit de sa rencontre. A peu de choses près elle ressemblait à la nôtre et, l’une d’entre nous ayant sorti de sa poche l’image que le moine lui avait donnée, nous constatâmes que toutes s’étaient terminées de façon identique. Robert eut un sourire, si il calculait bien, frère Francis avait de quoi assurer son hébergement pour les quatre étapes suivantes. C’était d’ailleurs une bonne chose, ajouta-t-il, puisque, lorsqu’il l’avait vu disparaître dans la côte de la Sauvelade, le malheureux ne semblait pas être en très bon état. Ces derniers mots furent suivis d’un moment de silence. Robert avait rencontré Frère Francis exactement au même endroit que nous, tout comme d’ailleurs, ils le confirmèrent l’un après l’autre, la totalité des pèlerins qui se trouvaient autour de la table.
Sur le moment, avoua Rémy, nous eûmes un moment de colère. On n’est jamais très content d’être victime d’une escroquerie même si celle-ci relève plus de l’artisanat que du grand banditisme. Puis l’un de nous fit remarquer que, somme toute, nous avions eu le bonheur de rencontrer un vrai coquillard. C’était la preuve de la renaissance du pèlerinage puisque, sur les routes des marcheurs de la Foi, réapparaissaient les filous de jadis. De plus, nous n’avions pas payé bien cher cette chance. Moyennant quoi, il ne nous restait plus qu’à rire de notre naïveté et à prévenir les hospitaliers des étapes précédentes pour qu’ils mettent en garde ceux qui nous suivraient. Nous tombâmes d’accord que c’était là le choix le plus sage. Sur ce nous nous mîmes à imaginer ce que Frère Francis pourrait faire de l’argent dont il nous avait délesté et je crois avoir ri pour beaucoup plus de vingt euros pendant le reste de cette soirée.»
Rémy se tût. Nos tasses étaient vides, chacun s’alla coucher. Je m’endormis rapidement mais, vers le milieu de la nuit je fis un rêve étrange. J’étais revenu cinq ans en arrière sur la petite route qui descend vers la Sauvelade et je guettais entre les arbres le moment où je verrais pointer les toits de l’abbatiale. Soudain, à la sortie d’un virage je vis apparaître un marcheur. Petit, maigre, la peau tannée, une coquille pendue au cou, je reconnus aussitôt Frère Francis. Je me mis à rire intérieurement. : Si cette vieille canaille croyait pouvoir m’escroquer, elle allait être déçue. Prévenu par Rémy (que j’avais rencontré des années plus tard mais nos rêves s’accommodent facilement de ces incohérences) j’allais lui faire passer l’habitude de voler les pauvres pèlerins. Quand il arriva à ma hauteur, je l’interpellai «Alors on vient de Santiago ?» Il ne répondit rien se contentant de sourire. J’enchaînais «Tu as rencontré beaucoup de monde aujourd’hui ?» Sans cesser de sourire il fit non de la tête. Son silence m’exaspéra. Je grognais : «Si tu crois que je ne sais pas qui tu es.» Son sourire s’accentua : «Tu crois savoir et tu ne sais rien !» Il parlait d’une voix égale, légèrement teintée d’ironie. J’ouvris la bouche pour répondre, il ne m’en laissa pas le temps : «Tu ne t’es pas demandé pourquoi, alors que tous ces gens m’ont rencontré au même endroit, aucun d’eux ne m’a vu parlant avec un de ceux qui le suivait ou le précédait.» Ce détail ne m’avait pas échappé mais, lui dis-je, tout le monde sait qu’entre marcheurs les écarts se creusent vite, de plus il pouvait avoir un complice. Il me coupa la parole «Un complice ! Toi aussi tu as des yeux et tu ne vois pas.» Il souriait toujours mais sans ironie. C’est alors que je Le reconnus : «Tu as compris, me, dit-il, c’était une petite expérience et pour tout te dire ces pèlerins ne m’ont pas déçu.» Là dessus Il donna un léger coup de talon qui L’expédia droit dans un nuage où Il disparut. Je me réveillai. Un rayon de lune éclairait la reproduction d’une gravure ancienne. Vêtue de l’habit des Soeurs de la charité, une femme y distribuait des pains à un groupe de mendiants. Ecrite en grosses lettres gothiques, une devise couronnait le tout. Elle disait : «Qui donne aux pauvres, prête à Dieu.»
Je lus et, où qu’il soit, quoi qu’il fasse, même si ce que je venais de vivre n’était qu’un rêve, je remerciai Frère Francis de la leçon.
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