J’ai lu ce roman il y a plusieurs mois (Février 2009) et malgré le temps qui passe, j’éprouve toujours autant de difficultés à en parler, à écrire ce que j’ai ressenti en suivant la famille Galay et l’héroïne de l’histoire, Gabrielle Demachy.
Comme ma lecture date un peu, je suis dans l’impossibilité d’en proposer un résumé exhaustif et j’espère que l’indulgence ne fera pas défaut. Gabrielle Demachy, après mûre réflexion, décide de quitter le cocon familial qu’elle partage avec sa tante Agota et la domestique de cette dernière. Elle n’en peut plus de vivre dans le souvenir du cher disparu qu’est devenu Endre, le fils unique d’Agota, ce cousin qu’elle admire encore et toujours, celui qui fut sans doute son premier amant. Endre n’est jamais revenu d’un de ses voyages aux confins du monde, en Birmanie, laissant le mystère et l’espoir d’un retour se tapir au coeur du petit appartement parisien. Gabrielle répond donc à une proposition d’emploi de préceptrice et est embauchée par Mme Bertin-Galay mère, matriarche de la famille et chef de l’entreprise délaissée par son époux, éternel explorateur féru de sciences et de connaissances nouvelles (comme en produisait, délicieusement, les familles bourgeoises d’un XIXè siècle en fin de course), afin de pourvoir à l’éducation de sa petite fille Millie (fille de son fils Pierre, professeur de médecine de son état).
Gabrielle s’installe dans sa nouvelle demeure campagnarde du Mesnil, sa nouvelle vie et se met à apprivoiser, petit à petit, la fillette dont elle a désormais la charge éducative: Millie s’épanouie et s’ouvre enfin au monde, elle que l’on croyait sans étincelle, elle qui ne connut pas sa mère, morte en lui donnant la vie. Le quotidien écoule joies, mélancolies, rencontres, promenades au fil des saisons et des visites.
Notre héroïne croisera la route d’un étrange soupirant en la personne de Michel Terrier, fonctionnaire au ministère des armées, soupirant qui s’intéresse de très près à ses relations avec Pierre Galay, et se laissera un tantinet embobinée par ses belles paroles jusqu’à ce que, découvrant peu à peu les liens d’un ami de Pierre avec Endre, son amour perdu, creusant derrière les apparences pour apprendre que Millie n’est pas la fille de Pierre (il épousa sa mère pour la protéger) mais celle d’une ombre recherchée par les services secrets français, elle ne cède au charme de Pierre et entrevoit une réalité bien sordide où les conflits d’intérêt et les mensonges remuent la tourbe, noire et gluante, des secrets d’état.
« Dans la main du diable » est un roman fleuve qui se lit sans qu’on puisse le lâcher: entre chronique familiale d’un siècle qui s’éveille à la plus grande des modernités et aux plus extraordinaires changements socio-politiques et roman à suspense, le lecteur suit avec délectation la jeune Gabrielle qui habitée par diverses passions, actrice involontaire de complots, côtoyant le crime, l’injustice et l’espionnage, se trouve prisonnière d’une mécanique sentimentale et historique qu’elle ne peut contrôler. Et lorsque l’on apprend qu’elle est en possession d’une malle et d’un cahier en hongrois, exhalant le soufre des pires poisons orchestrés par l’expérimentation secrète en terres coloniales lointaines, les ingrédients sont réunis pour que l’ambiance du récit virevolte de l’amour à la haine, de l’horreur à la tendresse, de la beauté ineffable d’une campagne tranquille aux catastrophes futures qui couvent sous la braise des secrets-défense, des idées révolutionnaires et de la misère d’un menu peuple toujours exsangue.
Gabrielle, belle de sa jeunesse, de sa culture, de son appétit de la vie, de sa sensualité et de son humanité, expérimente malgré elle la beauté du diable ainsi que sa main veloutée à la force d’airain. Elle est d’une luminosité aussi fragile que rassurante et éclaire, ardente et fervente jeune femme moderne et revendicatrice de sa liberté et de son libre arbitre, « le roman de sa vie » qui commence à un moment particulier de l’histoire humaine dont la modernité et les innovations technologiques vont perturber, avant de les chambouler, les repères d’une société, héritière des Lumières, qui s’engage sur une voie dont elle ne discerne pas encore les balisages.
Anne-Marie Garat avec « Dans la main du diable » fait bruisser l’écho jubilatoire des grandes fresques romanesques telles de « Les Thibault » de Martin du Gard, ou « La comédie humaine » de Balzac, elle ouvre avec générosité les portes de l’imaginaire, celui qui s’est construit au fil des lectures d’enfance et d’adolescence, et offre un récit à la puissance romanesque emportant toute la réserve que l’on peut avoir devant les romans feuilleton ou les romans fleuve! Elle nous entraîne à la suite de Gabrielle dans la nostalgie de l’enfance, des histoires que l’on se raconte, qu’on se fabrique avec les bribes de secrets familiaux et de non-dits transpirants des murs feutrés des maisons bourgeoises. Le tout servi par une langue française d’une vraie richesse et d’une réelle beauté: l’auteur assemble avec maestria les mots pour leur donner une grande puissance poétique et évocatrice, et transporter son lecteur dans l’univers précieux et merveilleux d’une langue française que l’on souhaiterait lire plus souvent!
Livre lu dans le cadre du défi de Grominou