George Sand avait une fille à laquelle l’histoire littéraire n’a pas réservé la place qu’elle aurait méritée. Il est vrai qu’au XIXe siècle, il n’était guère facile, pour une femme, de construire son indépendance sociale et de se faire un nom ; alors, que dire, s’agissant d’un prénom… La postérité a légitimement retenu celui de George (un subterfuge à lui seul, destiné, au début de sa carrière, à masquer l’identité sexuelle de la romancière pour éviter le rejet du sérail littéraire). En revanche, celui de sa fille, Solange, reste, pour le grand public, quasi inconnu. Avec Solange Sand ou la folie d’aimer (Belfond, 231 pages, 18,50 €), la journaliste Christine Drouard tente de faire sortir son héroïne de l’obscurité, de lui rendre son juste rôle, au sein de sa famille bien sûr, mais aussi dans son siècle.
L’absence, sur la couverture, de la traditionnelle mention « roman » suggèrerait volontiers une biographie classique, mais le lecteur découvre, dès les premières pages, qu’il s’agit en fait d’une version romancée où l’auteur prend le parti de faire parler son personnage principal à la première personne. Les amateurs de ce genre littéraire devraient apprécier l’exercice. Christine Drouard, suivant un parcours chronologique, s’attache en effet à recréer des atmosphères (la maison de Nohant, un séjour à Chamonix ou à Majorque, certains aspects de la vie parisienne), à brosser les portraits, synthétiques ou plus élaborés, des amis que Solange croisait ou fréquentait dans l’entourage maternel (Chopin, Liszt, Marie D’Agoult, Delacroix…), à mettre en lumière les relations difficiles, voire conflictuelles que celle-ci entretenait avec sa famille et, surtout, avec sa mère.
Il y a beaucoup à dire sur ce sujet. Car Solange fut le fruit d’une grossesse non désirée, probablement illégitime. Dans Histoire de ma vie, George Sand écrira à son propos : « J’avais beaucoup désiré avoir une fille et, cependant, je n’éprouvais pas la joie que Maurice [son fils] m’avait donnée. » Et dans une lettre datée de 1847, à son amie la cantatrice Pauline Viardot, elle avouera encore : « Qui peut fermer une pareille blessure ? Elle saigne depuis le jour où Solange est née ; elle saignera jusqu’à ce que j’en meure. » Terrible confidence ! Car, si sa Correspondance prouve une réelle affection de la romancière pour cette enfant, elle trahit aussi, dès l’adolescence, une incompréhension profonde qui ne fera que s’accentuer avec les années. Sa préférence ira à Maurice, fils fragile, docile, presque soumis. Solange montrait trop de caractère – un caractère indépendant, rebelle, fantasque, allié à une certaine propension au luxe dispendieux. Son mariage avec le sculpteur Clésinger, mené à la hussarde et qui finit mal, accentua des rancœurs dont le délicat Chopin fit aussi les frais. Seule Solange lui restera attachée jusqu’à sa mort. La rupture entre les deux femmes ne connaîtra que de rares trêves et il est probable que les ressentiments de George Sand s’exprimeront dans quelques-uns de ses romans dont les héroïnes, lorsqu’elles sont peu sympathiques, semblent inspirées de sa fille. Il y a des rancunes tenaces.
Le texte de Christine Drouard en rend compte dans un récit vivant mené d’une plume assez alerte qui sert le livre, même si l’on peut parfois s’étonner, au détour d’un paragraphe, de voir une femme du XIXe siècle s’exprimer dans la langue du nôtre – le terme « copine », par exemple, ne se retrouve guère dans le style de l’époque… Mais le roman, plutôt enlevé, permet au lecteur de se prendre au jeu. On finit par comprendre Solange, trouver une personnalité attachante à cette femme qui, parce qu’elle n’avait ni le talent de sa mère, ni l’étonnante beauté de sa nièce Aurore, semblait destinée à rester dans l’ombre.
Cependant, là où les passionnés de romans historiques devraient trouver leur bonheur, les historiens se cabreront avec raison. Il est en effet dommage que cet ouvrage, qui est manifestement le fruit de recherches qu’une bibliographie finale atteste, contienne un tel florilège d’inexactitudes historiques.
Passons sur l’italianisation du patronyme du critique musical Bernard Gavoty (« Gavotti », p. 70), sur le vicomte de Lovenjoul, célèbre érudit, devenu, page 209, « comte de Lovenjul » ou sur la poétesse Louise Colet (nommée, page 210, « Collet ») qui fut la maîtresse de Flaubert. Ces coquilles ne trahissent, il faut l’espérer, qu’une relecture trop rapide. En revanche, d’autres erreurs se révèlent plus graves.
Ainsi, décrivant une nuit d’orage d’août 1836, l’auteur écrit : « Il n’est pas interdit d’imaginer que c’est cette nuit-là, sous la voûte céleste, au milieu des éclairs et des hurlements, que sera conçue Cosima, la seconde fille de Marie et de Franz [Liszt]. » Pour séduisante qu’elle soit, la suggestion ne résiste pas à la chronologie, car il eut fallu une gestation d’orque à Marie d’Agoult pour accoucher de l’enfant qui deviendra plus tard la femme de Richard Wagner, puisqu’elle naquit le 25 décembre 1837.
Avancer, par ailleurs (page 85) que Clésinger quitta l’atelier de David d’Angers parce que ce dernier se montrait jaloux des commandes officielles qui lui étaient proposées ou, page 96, qu’il aurait écrit des Mémoires, relève de la fiction. De même, indiquer dans une note de bas de page que la Femme piquée par un serpent, marbre érotique qui rendit le sculpteur célèbre au Salon de 1847, « ouvrit pendant des années la porte du musée d’Orsay [et] est aujourd’hui exposée au musée de Compiègne » surprend, car la statue est toujours conservée à Orsay, comme une simple recherche sur Internet le confirme. On lit encore, page 164, que l’obélisque de Louqsor qui s’élève place de la Concorde avait été volé par Napoléon Ier, alors qu’il fut offert le plus officiellement du monde à la France par Mehmet Ali en 1830 !
Autres erreurs : aux pages 165 et suivantes, lorsque Christine Drouard évoque Khalil Chérif Pacha, le diplomate turc qui fut le propriétaire de L’Origine du monde de Gustave Courbet, elle le fait habiter Place Vendôme en 1858, alors qu’il ne résida à Paris qu’à partir de 1865, au 24, boulevard des Italiens et que la toile de Courbet n’entra dans sa collection qu’en 1866… Il est aussi dit que le modèle de L’Origine aurait pu être « la maîtresse de Baudelaire », sans doute Apollonie Sabatier, laquelle posa bien pour la Femme piquée de Clésinger en 1847, mais n’eut rien à voir avec le célèbre tableau du maître-peintre d’Ornans.
Au passage, j’ai eu la surprise de découvrir (page 167) cette phrase : « Longtemps, on l’apparentera [Khalil Chérif Pacha] à ces millionnaires égyptiens, brésiliens ou russes qui, dans les opérettes d’Offenbach, se vautrent dans des mares de diamants et proclament sans vergogne qu’ils viennent tout simplement s’encanailler à Paris. » Or, dans mon essai, L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet (Bartillat, page 35 de la première édition de 2006), j’avais écrit : « Pour un spectateur mal informé, ce nabab pouvait s’apparenter à ces millionnaires brésiliens ou russes qui, dans les opérettes d’Offenbach, se baugeaient dans des mares de diamants et proclamaient sans vergogne qu’ils venaient s’encanailler dans la Ville lumière […] ». La comparaison de ces deux textes se passe de commentaire…
Dans le souci d’épargner le lecteur, je ne poursuivrai pas plus avant la liste des détails fantaisistes dont ce livre est truffé. Sans doute le romancier a-t-il tous les droits dans le cadre d’une fiction. J’ai d’ailleurs toujours défendu, dans ces colonnes, la liberté créatrice des artistes contre toutes les formes de censure. Mais les erreurs incluses dans ce livre, qui seraient éventuellement légitimes si elles venaient servir la structure narrative du récit, paraissent totalement gratuites. Il est consternant de voir qu’un sujet si intéressant soit, d’un point de vue historique, traité avec une telle désinvolture.
Illustrations : Solange Sand, collection de l’Institut Frédéric Chopin, Varsovie – George Sand, photographie par Nadar.
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